Les manifestations phobiques ne sont-elles pas devenues une modalité de défense contre le sans limite de la « Nouvelle Economie Psychique » (c’est-à-dire un substitut de castration) là où auparavant la phobie était une modalité de défense contre la castration ? Elles seraient en quelque sorte une production de cette même « Nouvelle Economie Psychique[2] ». Avec pour conséquence une incitation à les traiter comme une maladie ou un trouble du comportement à grand renfort d’anxiolytiques et de thérapies cognitives et comportementales du fait que la restriction de jouissance qu’elles occasionnent fait pathos dans cette économie psychique.
L’écoute d’enfants et d’adolescents est toujours très éclairante ; Aux urgences pédiatriques de l’hôpital de la Timone à Marseille les pédiatres reçoivent de plus en plus ces petits patients qui sont diagnostiqués comme souffrant d’une « crise d’angoisse ou d’anxiété », d’une « crise de panique » ou encore d’une « phobie ».
Les deux exemples cliniques qui vont suivre semblent illustrer le rapport des manifestations anxieuses ou phobiques au symbolique modifié de notre post modernité. Si les urgences pédiatriques ne sont pas le lieu privilégié d’adresse des très à la mode « phobies scolaires ou sociales », elles deviennent le lieu d’adresse de demandes qui n’auraient jamais abouties en ce lieu il y a encore une décennie. Les urgences, comme les manifestations phobiques, réagissent fortement au discours social, elles en sont un des symptômes au sens où Lacan en parle comme « l’effet du symbolique dans le réel », ce qui en fait un lieu d’observation clinique.
Ainsi, on constate comme dans d’autres lieux d’accueil la fréquence des symptômes anxieux des enfants et des adolescents en lien avec le divorce ou la séparation des parents notamment quand la séparation est conflictuelle ou quand l’enfant est pris à parti dans le conflit, ou encore quand la séparation est floue. Il n’y a pas une relation de cause à effet car dans ces situations, c’est principalement la dimension symbolique du phallus qui est mise à mal.
D’autres cas sont le signe d’une défaillance symbolique dans le social dans le sens d’un débordement pulsionnel qui ne se limite pas aux seuls enfants. Il s’agit par exemple des situations de violence entre enfants à l’école mais aussi de la violence qui sort des frontières de l’école quand les querelles des enfants se transforment en querelles ou bagarres entre parents d’élèves ou avec les professeurs. C’est aussi le cas quand les parents se battent entre eux, avec les voisins ou avec la police lors de diverses altercations.
En règle générale, de nombreuses situations qui mènent les enfants aux urgences donnent à entendre la difficulté des parents à dire non ou à restreindre la jouissance de l’enfant ou leur propre jouissance de l’enfant. Ainsi, à titre d’exemple et de façon devenue tout à fait banale, les enfants dorment avec papa ou maman, ou les deux, de plus en plus souvent papa ou maman vont dormir dans le lit de l’enfant quand ce n’est pas au pied de son lit. Du côté des enfants, toute restriction de jouissance peut devenir source d’angoisse tant elle est vécue comme injustice, voire comme traumatisme.
Il n’est pas rare non plus que la maladie, le décès ou l’emprisonnement d’un parent ou d’un proche se révèlent anxiogènes ce qui évoque une difficulté à symboliser la séparation, la perte tant pour les enfants que pour leurs parents. Comme si le travail de deuil ou de renoncement peinait à se faire.
Le contexte de naissance d’un nouvel enfant reste bien sûr source de nombreux symptômes pour l’enfant parmi lesquels l’angoisse ou la phobie mais ce qui est nouveau, c’est que cela justifie une venue aux urgences.
Est-ce que les manifestations de peurs, d’évitement, d’inhibition peuvent encore être rapportées à la période de la névrose infantile (vers 4/5 ans) et constituent toujours un moment transitoire nécessaire à la structuration du sujet ? Il semble qu’aujourd’hui la phobie se manifeste même chez de grands enfants et tout au long de la vie.
J.M. Forget en rappelle la dimension de plaque tournante : « la phobie peut être un temps de structuration de la subjectivité de l’enfant dans la constitution d’un fantasme ; ce peut être (aussi) une manifestation qui dévoile les difficultés de l’enfant à trouver l’assise de son identité s’il est privé de la consistance d’un discours structuré par une restriction de jouissance »[3]. L’extension des manifestations phobiques à tous les âges de la vie peut être rapportée à la Nouvelle Economie Psychique, c’est-à-dire à la logique d’un discours qui enjoint à une jouissance sans limite, « dans le rapport à ce symbolique modifié par la techno-science et le consumérisme ambiant »[4]. Les enfants feraient aujourd’hui l’économie de la névrose infantile qui auparavant leur permettait de passer du phallus imaginaire au phallus symbolique, que s’écrive le fantasme et se construise une théorie sexuelle infantile. Les manifestations phobiques réagissent fortement au discours social, ainsi qu’à l’organisation de l’espace qui découle de ce discours. C’est en cela que notre paysage social actuel serait « particulièrement producteur de phobies »[5] avec ses architectures modernes, ses espaces vitrés, ses ascenseurs et autoroutes et son insistance à convoquer la dimension du regard à travers l’omniprésence des écrans et des caméras.
Une «phobie » de la paralysie
Voici le cas d’un jeune footballeur marseillais de 12 ans que j’ai suivi pendant quelques mois et chez lequel la peur de la paralysie se présente de façon intéressante. Ses parents issus de l’immigration sont bien intégrés au tissu social, il a 2 grandes sœurs et il est plutôt un bon élève de 5ème. Depuis déjà 2 mois, M. est soumis à une restriction forcée de motricité sportive (donc une restriction de jouissance) car il est atteint d’un Osgood – qui est une affection douloureuse du tendon rotulien en lien avec la croissance pubertaire des jeunes sportifs. Avec du repos, cette affection disparaît toute seule ; ce que M. avait fort bien entendu et compris mais qu’il vivait avec un fort sentiment d’injustice et ce d’autant plus qu’il éprouvait régulièrement des douleurs au niveau du genou. Par ailleurs, le football à Marseille est une expression de la virilité, au point que le ballon de football est un tenant lieu d’index phallique imaginaire pour de nombreux jeunes gens. M. est arrivé aux urgences pour ce qui, par deux fois, a été diagnostiqué comme crise de panique. La première fois, il s’était mis à trembler de tout son corps avec des sueurs et une dyspnée alors qu’il visionnait un film d’horreur en l’absence de ses parents et à leur insu. C’est dans cet état à leur retour, qu’ils ont trouvé M., affolés, ils ont appelé les pompiers. Ils n’ont pas su être « contenants » mais le père est un papa « très gentil qui s’affole très vite » aux dires de la mère. Peu de temps après sa première venue, M. a ressenti diverses douleurs, à la gorge, au dos, aux chevilles, au genou droit avec une sensation de malaise, des nausées et des difficultés d’endormissement, ce qui a donné lieu à une seconde venue aux urgences et à un nouveau diagnostic de crise d’angoisse de la part des pédiatres. Il faut dire que le père croyant que son fils avait eu peur du film, le laissait coucher dans le lit de la mère le soir car lui-même rentrait tard dans la nuit. Dès le premier entretien, M. dément avoir eu peur du film (ce que croit son père) ou avoir ressenti la prescription médicale d’arrêt de sport comme une punition (ce que croit sa mère). Il sait bien que ce n’est pas de cela dont il s’agit. Il a eu peur de la paralysie et non du film et il a plutôt éprouvé cet Osgood comme une injustice et non comme une punition car une punition vient sanctionner une faute qu’il n’estime absolument pas avoir commise. En cela M. est très post moderne : une restriction de jouissance est vécue comme une injustice car elle va à l’encontre de ce que prône le discours social. Comment va se situer la question de la castration pour lui ?
Il explique qu’alors qu’il regardait ce film d’horreur (il dit « dès que je regardais le film ») dans lequel « tout le monde meurt à la fin » (sans distinction entre les bons et les méchants précise t-il), la douleur qu’il a ressenti dans les jambes lui a fait craindre de devenir paralysé des jambes et ne plus jamais pouvoir marcher, devoir rester couché tout le temps, ce qui l’a paniqué car, dira t-il plus tard : « avec les jambes on fait tout ». Comment entendre cela ? A la suite de Freud, C. Brini rappelait que l’angoisse première qui produit le refoulement, est l’angoisse de castration et que la phobie se présente « comme un déplacement sur un objet ou une situation masquant ainsi cette angoisse »[6]. Cette peur de la paralysie semble se présenter comme une phobie au sens freudien d’un déplacement masquant l’angoisse de castration et c’est la dimension de l’imaginaire qui semble faire difficulté. Ch. Melman avance que dans le nœud phobique, le Réel vient surmonter l’Imaginaire et que c’est le Symbolique qui assure la consistance. Il ajoute que l’accès phobique est déclenché par l’émergence dans l’espace d’un point de fuite à l’infini qui vaut comme regard en tant qu’objet a. Ce qui a comme effet une dissolution du fantasme et l’évanouissement du sujet, provoquant ainsi une chute de la dimension imaginaire et donc une chute du Moi suivie d’un effet de paralysie : la phobie étant ainsi définie comme une « maladie de l’espace » c’est-à-dire de l’imaginaire. Ce terme de « maladie » interroge. Ch. Melman semble vouloir dire qu’au moment où surgit l’angoisse, le rond de l’imaginaire est « soufflé ». Mais, comme le refoulement originaire est en place, le Réel et le Symbolique ne se détachent pas. Dans ce nœud phobique, c’est l’imaginaire qui est marqué de la dimension du trou, de la castration : « l’opération de la castration s’exerce dans le registre de l’Imaginaire »[7]. Ce qui semble bien être le cas de ce jeune footballeur.
La crainte de la paralysie provoque chez lui l’angoisse qui lui fait à son tour éprouver les limites de son corps sans toutefois provoquer une paralysie fonctionnelle de type hystérique.
Concernant le contexte de surgissement de l’angoisse de ce jeune footballeur, on retiendra le rôle de l’écran télévisuel qui à travers le film vient faire de l’être pour mourir une injonction impérative que vient confirmer la douleur, le tout provocant l’angoisse chez le sujet. L’hécatombe finale du film associée à la douleur semble avoir fonctionné sous l’injonction du regard comme menace d’une castration radicale, voire comme trauma déclenchant l’angoisse. Pourtant, M. a bien surmonté la perte de sa grand mère décédée d’un cancer un an auparavant, il avait parfaitement compris qu’elle était très malade et allait mourir alors qu’elle n’était pas très âgée. Ce n’est sans doute pas la même chose d’être symboliquement préparé à « regarder la mort » et se retrouver « regardé par la mort » du fait de l’écran et du montage télévisuel. Ce qui renvoie à l’émergence dans l’espace d’un point de fuite à l’infini qui vaut comme regard en tant qu’objet a. Concernant le rôle du regard dans le surgissement de l’angoisse, C. Brini avançait pour sa part: « c’est l’objet regard qui surgit et qui va provoquer l’angoisse et la dissolution du fantasme. Le fantasme est doublement concerné, d’une part parce que le regard concerne toujours le fantasme et d’autre part, parce que dans l’accès phobique, le regard est présentifié, regard dont on sait qu’il est extrêmement envahissant et injonctif dans notre vie moderne »[8]. Dans la phobie, le sujet a-t-il constitué un fantasme ? L’angoisse surgit quand l’opération de lien symbolique à un objet inaccessible est défaillante. Comme si chez M., la métaphore paternelle avait failli à symboliser le réel de la mort imaginarisée par la fiction et celui de la douleur qui fait effraction dans le corps imaginaire. Ce qui renvoie à J.M. Forget dans son article les phobies, lalangue, le langage et la parole: «en regard de la défaillance symbolique et du lien métonymique, surgit l’angoisse et une représentation imaginaire corrélée à l’angoisse. Il n’y a pas de métaphore pour rendre compte de l’objet perdu du fait de la parole, ni du réel qui surgit, le sujet est désemparé. Cette défaillance de la métaphore rend le réel impossible à symboliser et se révèle par l’angoisse . C’est en cela que la phobie est une maladie de l’imaginaire»[9]. Ce qui peut surgir dans le Réel comme menace de mort n’est pas forcément dialectisable et peut faire trauma ; il ne faut pas confondre phobie et peur de l’automatisme de répétition, dit C. Melman. Suite à ce déclenchement soudain, la peur de devenir paralysé s’installe chez M., il ne peut plus rester seul, la moindre douleur provoque l’angoisse et la crise de panique surgit.
Lors de la 2ème séance, il dira : « c’est comme si je pouvais pas oublier, je fais autre chose pour pas y penser mais ça revient. Avec ce problème au genou, j’ai du prendre conscience que ça pouvait arriver ». On ne peut mieux dire que quelque chose a fait trauma ou une difficulté à refouler mais pourquoi ? Est ce une défaillance du refoulement originaire qui comme on le sait est nécessaire à la mise en place de la métaphore paternelle ? Dès le 3ème entretien, la peur de devenir paralysé s’estompe mais il devient agité, s’énerve très vite, s’entête et ne supporte rien; Ce dont se plaignent ses parents. Son père confie : « pour qu’il se calme, il faut que je m’énerve, il faut y aller à la criante ». Il donne en exemple le dernier « caprice » de M. qui voulait aller revoir le film « les intouchables » avec un copain à l’exclusion de sa sœur (ce film met en scène un handicapé moteur et un jeune homme « des quartiers » comme il se dit à Marseille, il y est aussi question de la sexualité d’un homme qui a perdu l’usage de ses jambes). Ce que le père prend pour un « caprice » est à considérer comme une mise en acte de M., qui sans doute, par l’image, veut tenter de symboliser quelque chose voire tenter une recherche identitaire. Lors de ce même entretien, M. dira « je pense plus trop au truc, …… c’est juste la douleur, dès que je pense à rien, j’oublie tout, dès que je fais rien j’ai mal. Peut-être qu’avec l’annonce de cet Osgood, tout s’est chamboulé dans ma tête ». Le refoulement semble enfin opérer et l’angoisse céder ce qui vérifie que c’est l’angoisse qui provoque le refoulement. L’angoisse appelle le refoulement mais ne le réalise pas toujours, il semble qu’aujourd’hui, cette opération ne se fait pas sans mal. Pourquoi M. a t-il tant de mal à refouler ? Pourquoi la douleur fait-elle trauma ? Pour remplacer le foot, il se met à faire du vélo car dit-il, « dès que je fais du vélo, ça me fait pas mal ». Lors d’une fin de séance, il entend de la bouche de son père qu’il avait renoncé à faire du foot à son âge car le niveau devenait trop élevé pour lui. Expression d’une castration assumée par le père.
La fois suivante, M. s’est coupé profondément 2 doigts de la main en rangeant son vélo – ce qui lui a valu une nouvelle venue aux urgences !! Puis, il a refait une crise de panique: pendant la nuit son pansement au doigt est tombé, il a réveillé toute la maison pour qu’on le lui refasse car il avait mal et très peur que « ça ne marche plus » car il ne pouvait plus plier son doigt (il est passé des jambes aux doigts). Quelque chose semble passer dans le symbolique : on passe de la peur de la paralysie à la peur que « ça ne marche plus » mais cela reste problématique. Au fil de l’entretien alors que je m’étonne de cet accident, il l’associe à un autre accident survenu alors qu’il avait 2 ans ; il s’était « claqué le doigt à la porte ». Puis, il se remémore d’autres nombreuses fois où il s’est blessé (il est tombé sur la tête, s’est cassé le bras, s’est « coupé »). Ces accidents à répétition mettent en scène une chute et/ou une coupure (donc une blessure réelle) qui semblent indiquer que les registres du réel et de l’imaginaire prévalent sur le symbolique. Il y aurait déplacement de l’angoisse de castration sur une paralysie imaginaire à partir d’une blessure réelle. L’opération de la castration s’exerce dans le registre de l’imaginaire comme l’a avancé Ch. Melman pour le phobique. La séance suivante, je lui propose de revenir sur son expérience avec la douleur. Il se rappelle alors un autre accident survenu à 5 ans, il venait de « jouer à la bagarre » avec son cousin avec un bâton, il avait lâché le bâton, un chien lui a couru après et lui a mordu le bras. A partir du bâton, nous remontons au pénis puis à la masturbation et il me dira qu’entre 10 et 11 ans, il s’interrogeait : « pourquoi il grandit pas ?», sans que cela provoque d’angoisse précise t-il, puis il avait « oublié ». Cette formulation n’est pas sans rappeler le « penisneid » féminin. A partir d’une formulation disant que ses parents étaient « pareils », il est amené à parler de la différence des sexes et de ses théories sexuelles infantiles, « quand j’étais petit, je croyais qu’ils plantaient une graine et qu’on venait au monde », à présent il sait que les parents « font l’amour » et la question du pénis est venue s’y articuler quand je lui ai proposé un peu crûment : « c’est pas avec les jambes qu’on fait des bébés ni avec les doigts ». Est-ce qu’en intervenant de la sorte je n’ai pas retravaillé avec M. sa névrose infantile, son réel sexuel ? Ce réel sexuel étant ce qui aurait fait trauma pour lui, mais n’est-ce pas toujours un peu le cas ? Lors des entretiens suivants, il a pu parler du fait de devenir un homme et peu de temps après, les séances ont cessé, il n’avait plus d’angoisses ni de peur de la paralysie, son comportement à la maison avait changé et il était bien décidé à attendre patiemment la guérison de cet Osgood. De son côté, la mère a du se rendre à l’évidence, son fils n’était plus un petit garçon, elle a cessé de le garder dans son lit avec elle, de « s’énerver après lui » et a laissé son père intervenir davantage dans son éducation..
Toute la question a été pour moi de savoir si ce qui s’est joué pour ce garçon relève d’une phobie au sens d’une structure en lien avec la Nouvelle Economie Psychique ou s’il s’agit d’un symptôme phobique surgi dans un temps de structuration hystérique voire d’un symptôme hystérique ? Ce qui paraît étrange, pour une phobie « ordinaire », c’est tout d’abord son âge, 12 ans, et le fait que la situation phobogène porte sur le corps propre, ce qui évoque un rapport particulier à l’imaginaire et donc au corps sans que l’on puisse parler de conversion puisque l’atteinte organique est bien réelle ainsi que la douleur et qu’il n’y a pas de paralysie fonctionnelle. Pourrait-on parler d’un imaginaire non spéculaire quant à son rapport au corps ? Il semble que pour M., les jambes aient fonctionné comme substitut de l’objet symbolique (jambes/phallus) dans le registre imaginaire. Ce qu’évoque le fait qu’il dise «avec les jambes on fait tout ». Puis le signifiant phallique est passé des jambes aux doigts ! La paralysie serait une métaphore (imaginarisation ?) de la castration, la douleur ou la blessure son signe réel et les jambes et les doigts une métonymie du phallus. Peut-on ici parler de maladie de l’imaginaire ? Il semble que oui, la question de l’espace à travers celle du regard y est également convoquée. Ses angoisses ont cédé après qu’il ait revu sa théorie sexuelle infantile et qu’il se soit positionné dans la différence des sexes. Qu’en est-il de son fantasme et de son identification sexuée ? Pour suivre Ch. Melman, il y aurait chez M. un défaut de « tribut symbolique » payé au grand Autre c’est à dire que son identification sexuée serait mal assurée : « l’accès d’angoisse est organisé autour de ce qui serait une invitation de l’Autre à la castration, mais dans une situation où le parlêtre s’y sent livré sans que rien ne puisse faire limite et puisse garantir symboliquement que le prix serait payé une bonne fois »[10]. Si pour M., grâce aux entretiens, le pénis semble venir trouver sa place dans la relation sexuelle et qu’il repère bien que le comportement des copains est déterminé par les filles, il lui reste sans doute encore à écrire la formule de son fantasme pour accéder au désir et se déplacer de la place de phallus imaginaire de sa mère.
Une transmission de la phobie mère-fille :
Deuxième exemple : une phobie « transitoire » dans le très banal contexte de l’arrivée d’un petit frère. Ce qui renvoie à une problématique de délogement de la place de phallus imaginaire qui ne peut avoir une fin heureuse que si le phallus symbolique prend le relais. Ce qui dans cette situation de migration est rendu difficile par des faits de structure et non des faits culturels même si ceux-ci existent. C’est aussi un cas de transmission mère/fille de la phobie. Il s’agit de Nassima, une petite fille de 6 ans d’origine comorienne et malgache dont la mère déclare à son arrivée aux urgences que depuis une semaine, après qu’elle ait été piquée par un « insecte », elle refuse de dormir seule, a peur de « se faire piquer partout » et notamment que des « insectes entrent dans son pantalon ». Elle a maigri, se gratte et essaie de chasser des insectes qui n’existent pas dit sa mère. Les internes disent que Nassima se plaint d’entendre des bruits qui bougent dans sa tête. Les pédiatres inquiets prescrivent diverses investigations médicales qui ne révèlent rien et me l’adressent.
La mère, lors du premier entretien, précise que tout s’est déclenché il y a environ une semaine quand Nassima a vu un cafard sortir de sa manche de pyjama. Nassima pour sa part ajoute qu’elle a peur qu’un cafard lui « vienne dessus », elle n’évoque pas une piqûre ni d’hallucinations. Le signifiant « se faire piquer » semble appartenir à la mère et ce qui est un insecte pour elle est un cafard pour Nassima. La mère parle bien le français avec assez peu de fautes de syntaxe et une bonne richesse lexicale, elle parle comorien à sa fille dans le privé, il semble que la frontière privée/public passe par la langue. Selon elle, Nassima a peur de « se faire piquer » et de ce qui pourrait entrer et sortir de son pantalon. Comment l’entendre ? Elle raconte qu’aux Comores, elle même a été « donnée » à sa naissance à sa « cousine », (la fille de la sœur de son père) qui ne pouvait pas avoir d’enfant. Cela avait été convenu ainsi entre la mère biologique, le père et sa nièce et elle n’a su qu’à 10 ans que celle qu’elle considérait comme sa mère était en fait sa cousine et la nièce de son père. Dans sa façon de le dire, et à son insu, elle se donne à entendre comme enfant incestueux. Notons au passage que cela est imaginaire car elle est tout de même le produit de la sexualité entre son père et sa mère biologiques. Mais la dimension symbolique de don du phallus est masquée par la portée incestueuse imaginaire de ce don qui ne revêt pas un statut officiel d’adoption avec mère porteuse par exemple. La peur de « se faire piquer » est celle de la maman qui est sans doute à entendre comme métonymie de l’inceste imaginaire. Portée incestueuse imaginaire qui a dû rendre difficile pour cette femme le passage du phallus imaginaire au phallus symbolique. Cette femme dit que ce qui lui a permis de se construire, c’est l’amour que lui a donné la femme qui l’a élevée et celui qu’elle a éprouvé pour elle ce qui bien sûr a encore renforcé la dimension imaginaire. Quand celle-ci est décédée, ses résultats scolaires se sont brusquement effondrés alors qu’auparavant, elle était une excellente élève. En disant cela, elle réalise que c’est sans doute la raison pour laquelle elle est très exigeante envers Nassima dont elle attend qu’elle obtienne les résultats scolaires qu’elle même n’a plus obtenus après le décès de celle qu’elle considérait comme sa mère. C’est pour cela qu’elle « veut la forcer à comprendre ». Cela ne laisse pas beaucoup de place à Nassima pour advenir à son désir. A l’adolescence, cette femme a ensuite été envoyée en France par la famille pour se marier avec un homme dont elle a eu d’abord 2 filles, dont Nassima, qui est l’aînée, puis un petit garçon. Elle parle de cet homme comme d’un étranger dont le seul mérite est justement de lui avoir « donné » des enfants. Elle a toujours peur qu’il lui arrive quelque chose et que ses enfants soient confiés à d’autres. Je propose : « vous avez peur qu’on vous les pique ? », ce que la mère a entendu. La maman relate que Nassima avait très peur que sa maman meure lors de l’accouchement ou que le petit frère meure. Au fil des entretiens avec Nassima, ces peurs se sont données à entendre comme reliées à des vœux de mort à l’encontre du bébé mâle à venir. Nassima est très sollicitée par sa mère pour s’occuper du bébé, la transformant ainsi en « petite maman » ce qui sans doute l’englue dans une identification au désir de l’Autre. Au fil des entretiens, Nassima me raconte qu’il y a quelques temps, sa maîtresse à l’école gardait des insectes dans un bocal dont elle n’avait, semble t-il, pas du tout peur. Nassima dit qu’il s’agit de « femmses ». Fasse à mon incompréhension et à ma demande, elle dessine cet insecte et j’y reconnais des phasmes. Elle se rend compte de la similitude entre les traits qui figurent ce « phasme » et ceux qui figurent un bébé, voire le lit sur lequel sa mère dort ou a accouché. A cette occasion, elle posera des mots sur la naissance de ce petit garçon et sur la différence des sexes. Quelque temps après, sa phobie des cafards/insectes/inceste tombe et elle reprend une vie normale. Concernant ce qui semblait être des hallucinations d’insectes/inceste on peut se demander s’il ne s’agissait pas de l’imaginaire maternel à moins que l’inceste imaginaire dont est issue la mère ait fini par faire retour dans le réel de la fillette.
Pour Nassima, le cafard comme signifiant à tout faire qui lui vient dessus, sort de ou entre dans son pantalon est une représentation tout autant de l’enfant, du phallus que de la mort. Il témoigne du surgissement d’un réel impossible à symboliser; est-ce celui de l’inceste imaginaire dont la mère serait issue ou tout simplement celui de l’enfant mâle surgi alors qu’aucune différence des sexes n’était symbolisée ? « La référence faite par le phobique à l’animal phobogène permet un rapport au phallus, sans qu’il induise de différence des sexes »[11]. On peut noter que Nassima n’a développé aucune phobie à la naissance de sa petite sœur survenue un an auparavant. Est ce qu’aucune théorie sexuelle ne lui a permis de symboliser l’arrivée de ce petit frère et ce en lien avec les signifiants des théories sexuelles incestueuses de la maman et avec la défaillance de la fonction paternelle pour elle? Ou alors, cette phobie serait-elle plutôt l’expression d’une pseudo filiation mère fille comme défense contre l’inceste imaginaire. La phobie d’inceste/insecte de la mère se traduisant par une phobie des cafards chez la fille. Si comme l’a avancé Lacan, « la phobie est un moment de passage de la relation imaginaire avec la mère autour du phallus, au jeu de la castration dans la relation avec le père », on conçoit que pour Nassima, cela ne se fasse pas sans peine : il s’agit de se désengluer de la difficulté de sa mère à symboliser un double renoncement à la mère, à la fois réel et imaginaire du fait de la portée incestueuse imaginaire du don réel et symbolique dont elle a été l’objet. De façon très lacanienne, il semble que pour Nassima, l’objet phobique réalise bien une substitution à la question phallique comme fonction de suppléance à la fonction paternelle.
Qu’en est-il de la question de l’espace pour Nassima ? La mère raconte qu’avant que se déclare cette phobie des cafards, Nassima avait déjà peur de se perdre lors d’une fête et avait aussi peur de prendre l’avion. Les fêtes auxquelles assistent Nassima se passent dans de grands espaces et réunissent beaucoup de personnes, pas forcément connues. Les enfants n’y sont plus vraiment sous surveillance, la mère peut les perdre de vue. Concernant l’avion, notons que pour un comorien, si c’est très couramment le signifiant de l’espoir d’une meilleure vie en France ou dans l’autre sens, de la joie de revoir sa famille aux Comores, c’est aussi le signifiant de la séparation (choc culturel, retour forcé au pays, mariage arrangé, mort). L’avion c’est aussi ce qui permet de passer de l’espace France à celui des Comores, c’est l’objet réel qui permet de franchir la frontière entre deux mondes régis par des logiques symboliques différentes. Dans D’un autre à l’Autre, Lacan dit « ce dont il s’agit dans la phobie, c’est bien de l’étude de la frontière, de la limite entre l’Imaginaire et le Symbolique , c’est là que tout se joue ». Les cafards dont Nassima a peur surgissent du bord de son pyjama, posant ainsi la question de la frontière. Mais laquelle ? Celle entre les Comores et la France ou celle entre l’imaginaire et le symbolique ? Si la phobie peut être considérée comme une plaque tournante, on peut se demander si Nassima aura le choix de la structure à l’âge adulte, la phobie étant une voie sans doute toute tracée pour elle.
[1] Psychologue-Psychanalyste
[2] Ch. Melman, La nouvelle économie psychique, La façon de penser et de jouir aujourd’hui, Toulouse, ed. érès, 2009
[3] Jean-Marie Forget, les phobies, lalangue, le langage et la parole, article paru sur le site de l’association lacanienne internationale, www.freud-lacan.com
[4] Argument des journées de l’ALI, Evitements, phobies, et angoisses des 10 et11 décembre 2011, Paris
[5] Colette Brini, Evitements, angoisse, phobies, intervention faite lors des journées de l’ALI, Evitements, phobies, et angoisses des 10 et11 décembre 2011, Paris
[6] Colette Brini, Evitements, angoisse, phobies, intervention faite lors des journées de l’ALI, Evitements, phobies, et angoisses des 10 et11 décembre 2011, Paris
[7] Ch. Melman, le Nœud phobique, in La phobie, Bibliothèque du trimestre psychanalytique, publication de l’association freudienne
[8] Colette Brini, Evitements, angoisse, phobies, intervention faite lors des journées de l’ALI, Evitements, phobies, et angoisses des 10 et11 décembre 2011, Paris
[9] Jean-Marie Forget, les phobies, lalangue, le langage et la parole, article paru sur le site de l’association lacanienne internationale, www.freud-lacan.com
[10] Charles Melman, le nouage borroméen dans la phobie, in La phobie, Bibliothèque du trimestre psychanalytique, publication de l’association freudienne internationale
[11] Ch. Melman, le Nœud phobique, in La phobie, Bibliothèque du trimestre psychanalytique, publication de l’association freudienne