ALI-Provence

Remarques sur la question de l\’oralité par Nathalie Rizzo

Le registre de l’oralité.

Nathalie Rizzo, séminaire sur la clinique du bébé, ALI Provence, année 2008/2009

Nous continuons donc, dans le cadre de nos rencontres, à avancer sur la question de la mise en place des processus psychiques chez le bébé.

On va aborder un registre qui est au cœur de la problématique d’échange entre la mère et l’enfant, c’est le registre de l’oralité qu’on illustrera par deux vignettes cliniques.

Si on voulait mettre un peu « d’ordre », classer chronologiquement les choses, l’oralité viendrait « en premier » puisqu’on en parle comme d’un registre à « l’origine », à l’origine de la mise en place d’une dialectique entre la mère et l’enfant, ce qu’on va appeler la demande.

Nous entendons donc d’emblée que l’oralité est liée à la fonction de la parole. Dans un texte sur le trimestre psychanalytique de 1997, intitulé « Disparité clinique de l’oralité », JP Hiltenbrant nous rappelle que la pulsion orale répond toujours à l’appel et sans doute devons-nous ici souligner le « toujours » mais aussi rappeler que l’appel, en tant que c’est une modalité de la parole, va entraîner un drame dû à l’écart creusé par l’équivoque signifiante.

Quand on parle d’oralité on parle forcément de l’appel. C Melman dit, dans un texte publié dans le trimestre sur le corps : « L’oralité est à ce point dans la parole que sans parole c’est quoi la faim ? ». Avec l’oralité nous allons retrouver la question du corps et de la physiologie, du corps avec ses fonctions vitales, ici la nutrition et son fonctionnement, c’est-à-dire comment la question du nourrissage s’engage dans le signifiant puisque, lorsque tout va bien pour le bébé et sa mère, et entre le bébé et sa mère, nous avons vu que le fonctionnement présente une véritable compétence à s’engager dans le signifiant et que cela traduit l’appétence symbolique du bébé.

L’oralité ne se réduit pas à la question de l’alimentation et il faut élargir notre propos. Certes, il y a le nourrissage qui se présente avec un caractère vital, c’est une fonction vitale, ça va concerner le fait de se nourrir, s’alimenter, téter, avaler, mastiquer, régurgiter, mordre … Mais l’oralité c’est aussi la succion qui peut donc être nutritive mais aussi non nutritive et, là, ça va concerner une physiologie de l’ouverture fermeture et occlusion de la bouche, donc quelque chose de dynamique à relier à l’économie du signifiant. L’oralité c’est aussi les mouvements de préhension des lèvres et de la bouche. L’oralité intéresse tout le tractus digestif supérieur : lèvres, bouche, langue, glotte, dents, pharynx, respiration. Il y a aussi ce qu’il y a d’oralité dans les cris, les sons gutturaux, labiaux ou dentaux.

JP Hiltenbrant, toujours dans le même texte, pose le problème de l’oralité de ce point de vue là : « comment l’enfant va-t-il trouver sa place dans cette physiologie complexe qu’est l’oralité et qui demande de l’ordre, de la discipline et de la maîtrise ? ». Comment l’enfant se débrouille-t-il avec tout ceci : succion, déglutition, mastication, salivation, régurgitation, émission des sons, respiration … qui ne sont pas isolables et se produisent en même temps ?

Pour donner un petit exemple, voici un petit bébé de 4 mois, Clémence. Elle est installée sur un transat et suce son pouce après avoir eu un moment un peu compliqué pendant lequel elle a beaucoup pleuré à cause d’un bruit qui a surgi près d’elle et puis elle a pu être consolée par son assistante maternelle parce qu’elle a une excellente interaction avec elle. Alors que je la regarde, elle accroche tout de suite mon regard et se lance dans une série de « areu » soutenue par un sourire et puis elle bave, elle régurgite aussi, elle respire très fort. Elle prend son souffle pour dire les « areu », elle gigote, elle essaie de remettre son pouce à la bouche … tout se passe en même temps et c’est cela qui va devoir se discipliner petit à petit, qui exige de l’ordre et de la maîtrise. J.-P. Hiltenbrant propose une définition de l’oralité qui nous donne quelques pistes pour répondre à nos questions (dans le même texte) : « l’oralité c’est un mode pulsionnel érotique lié à la faim, donc à la conservation du corps. Elle est également libido et sexuelle en particulier par ce caractère érotisé, dialectisé dès le départ dans l’exigence d’amour ».

Revenons sur les deux points suivants : le circuit pulsionnel oral et, deuxième point, ce qui va venir ordonner la pulsion, permettre cette maîtrise. Reprenons la chose à partir de ce point qui est d’évoquer l’oralité comme à l’origine des pulsions prégénitales. Nous avons vu l’année dernière, quand nous avons parlé du regard et de la voix, que ces deux registres sont présents dès la naissance et qu’il n’y a pas de primauté d’une pulsion par rapport à l’autre.

Si on parle de l’oralité comme la première pulsion, c’est peut-être parce que le nourrissage du bébé est une activité vitale et essentielle pour sa survie. La vie du nouveau-né, et souvent pendant au moins un mois, est rythmée par les tétées, toutes les trois heures, jour et nuit, la question de sa prise de poids est souvent centrale. Au niveau physiologique le nouveau-né a de grandes compétences aussi : rappelons ici simplement que le fœtus suce déjà son pouce in utero. Le nouveau-né a, à la naissance, des capacités olfactives et gustatives de grande finesse. Il reconnaît l’odeur de sa mère et le goût de son lait. Il perçoit notamment déjà les quatre saveurs : salé, amer, acide et surtout a une préférence pour le sucré. Il y a des récepteurs sensoriels au niveau de l’appareil gustatif qui tapissent l’ensemble de la cavité buccale. Chez l’adulte il n’en reste que 20 %.

On pourrait dire que le nouveau-né est dans une sorte de « ronron », celui du principe de plaisir, celui ou la satisfaction est liée le plus étroitement possible à l’apaisement de la faim. On pourrait ici évoquer la théorie freudienne de l’étayage  c\’est-à-dire  une modalité d’intrication des pulsions sexuelles aux pulsions d’autoconservations.

L’oralité est porteuse d’une libido conservatrice du corps propre, qui vise la conservation de l’individu. Donc la première satisfaction est liée à l’ingestion de l’aliment, temps de « ronron » où le bébé est mis à téter. L’objet ne serait pas un objet différencié du corps de la mère, bébé et mère ne feraient qu’un. Mais si j’emploie là le conditionnel, n’est-ce-pas parce que ce temps est un temps mythique. C’est un temps pendant lequel le bébé serait, pour le dire un peu autrement, à l’endroit du réel, à l’endroit de l’objet de satisfaction, dans une sorte d’immédiateté, temps qui n’existe pas car le sein de la mère est d’emblée « humanisé », le sein que la mère donne peut-on rajouter pour introduire une dimension supplémentaire avec ce « donne », est « humanisé ». Humanisé, qu’est-ce que cela veut dire ? On pourrait y entendre dialectisé, pris dans le langage.

Martine Lerude disait, dans une rencontre à Paris dans le cadre d’un séminaire de l’EPEP, qu’il y a une articulation dialectique entre les grandes fonctions vitales et l’environnement car c’est articulé au lieu de l’Autre en tant que lieu du langage et du manque. Elle rappelait que ce qui vient faire articulation c’est la pulsion, pulsion qui articule corps et langage, corps et signifiant. La pulsion en tant que c’est l’introduction du langage sur le corps.

Avec l’engagement dans le circuit pulsionnel, nous passerons donc de la satisfaction étayée sur le besoin à la mise en place d’une véritable cartographie pulsionnelle étayée par l’Autre, avec une spécification des orifices du corps par faveur anatomique. Le circuit pulsionnel, quel est-il dans le cadre de l’oralité ? Qu’est ce qui fait que le sein devient un objet de la pulsion orale et que nous ne sommes pas dans la complétude entre le sein non différencié et l’enfant ? D. Vincent, dans un texte dans le Trimestre sur l’oralité, y répond ainsi : « C’est quand le sein est perçu en tant qu’objet partiel, tantôt là, tantôt pas là, alors l’enfant entre dans le circuit pulsionnel, le sein permettant à l’enfant d’entrer en contact avec le monde extérieur. » le sein est alors détaché, séparé du corps de la mère et devient un objet. Rappelons brièvement les trois temps du circuit pulsionnel : le premier temps où le bébé s’élance vers l’objet de satisfaction, il tète le sein que sa mère lui présente ; le deuxième temps est le temps auto-érotique, le bébé prend une partie de son corps comme objet de satisfaction, il suce son pouce par exemple ; le troisième temps est celui du « se faire boulotter », temps où le bébé se donne à croquer à la mère ; il se fait objet de la satisfaction de l’Autre et vise la jouissance qu’il produit en l’Autre. C’est le temps repérable et fondamental où le bébé va présenter par exemple, au moment du change, son pied vers la mère pour que celle-ci s’en saisisse et fasse semblant de le manger.

Avec l’oralité nous avons donc une problématique inscrite dans une nécessité vitale, c’est de la vie ou de la mort du corps dont il s’agit mais elle ne peut se réduire à cet aspect car c’est aussi de la vie ou de la mort du sujet, du parlêtre dont il s’agit.

La question du nourrissage est un acte qui, au-delà de la satisfaction du besoin, est inscrit d’emblée dans la problématique du recours à l’Autre secourable (ou pas quand ça ne va pas bien). La mère, en tant que présence secourable, est support de l’objet, c’est-à-dire du sein détaché d’elle. Ce passage nécessaire par l’Autre en posture d’accorder ou pas l’objet réel qu’est le sein, va assigner à cet objet un au-delà symbolique qui met la satisfaction orale sous la dépendance du bon vouloir de l’Autre et confère à l’objet une signification où en tant que don il devient le témoignage d’une marque d’amour.

La mère est l’objet de l’appel et se présente à une place d’Autre secourable selon son propre désir à elle. La mère, en tant qu’Autre secourable, grâce à ses interventions régulières auprès du bébé, grâce au sein qu’elle vient présenter comme un objet, donc en tant que séparé d’elle, permet au bébé de ne pas être confronté à une situation de détresse dans laquelle la dépendance au niveau de ses besoins vitaux le place. Les interventions régulières de la mère permettent la réalisation de ce que G. Crespin, dans un des cahiers de Preaut, appelle « des boucles positives d’appel et de réponse à peu près adéquates ».

Ce n’est plus de satisfaction du besoin dont il s’agit ici mais d’une satisfaction face au fait d’avoir anticipé un imaginaire, l’objet espéré. On dit que le sein est « halluciné » par l’enfant. Le bébé va pouvoir « utiliser » ses ressources psychiques pour se représenter par anticipation le monde réel, et les utiliser et prendre avec succès (ou pas) le risque de l’appel à autrui. Cet appel, notons le ici, doit en passer par le défilé des signifiants de l’Autre maternel. Ce n’est plus seulement de nourriture qui calme la faim dont il s’agit mais d’une autre sorte de nourriture, un plus de plaisir lors de l’échange humain autour de la tétée. Avec la mise en place de la demande s’engage donc un rapport singulier du fait de cette adresse à un Autre désirant. C’est ce plus de plaisir qui complexifie toute relation à la nourriture pour le sujet car il devient prévalent au niveau des interactions entre le bébé et l’Autre maternel.

Je voudrais ici présenter, pour illustrer ce premier point, une vignette clinique. Il s’agit d’un bébé, Emma, que j’ai rencontré en crèche il y a quelques années. Elle était arrivée à trois mois à la crèche où j’interviens auprès des équipes pour un travail de réflexion par rapport à leur pratique et un temps d’observation auprès des bébés avec elles. L’adaptation d’Emma s’est bien passée, pas de pleurs, pas de difficultés majeures, simplement nous avions noté que le bébé ne finissait pas ses biberons mais, dans un premier temps, l’équipe l’avait mis sur le compte de l’arrivée à la crèche et de la séparation d’avec la mère. Très vite cependant l’équipe s’était rendue compte que le bébé ne souriait pas et, plus préoccupant, n’accrochait pas le regard. Nous nous inquiétons donc assez vite. La situation n’évolue pas, voire se dégrade progressivement et silencieusement, c’est-à-dire qu’il faut toute la vigilance de l’équipe pour le repérer car Emma fait le moins de bruit possible, pourrait-on dire. L’équipe donc avait repéré que le bébé n’était pas dans l’appel. Elle n’accrochait pas le regard, elle pouvait rester longtemps dans un transat immobile ou elle se réveillait dans le lit sans se manifester. Elle ne réclamait pas ses biberons et quand ceux-ci lui étaient présentés par l’adulte, elle semblait toujours les refuser puis mettait très longtemps pour téter très peu. Le bébé ne prenait pas de poids ; c’était, à son arrivée, ce qu’on appelle dans le jargon de la puériculture, un « petit poids », c’est-à-dire qu’elle avait un poids normal mais tout juste dans la limite inférieure et surtout son poids va stagner pendant longtemps. La faim ne semble pas être un stimulus, une fonction engagée dans un fonctionnement pour permettre un échange, une demande. Il n’y a pas d’engagement dans une interaction et peut-être dans ce que nous avons évoqué plus haut en tant que circuit pulsionnel.

L’équipe des auxiliaires essaie, dans un premier temps, de laisser au bébé une opportunité de la demande car peut-être alors prendrait-elle mieux ses biberons, mais il se trouve qu’Emma ne réclamait pas et peut-être n’aurait-elle pas réclamé de la journée. Enfin la question s’est posée au cours d’une journée compliquée à la crèche où le bébé a eu un biberon plus de six heures après le premier sans l’avoir réclamé pour autant et sans le finir non plus. La mère d’Emma est très occupée, je ne la rencontrerai pas. Emma avec sa mère fait un long trajet en voiture chaque jour pour venir à la crèche ainsi que le samedi pour accompagner sa mère qui travaille à son commerce. La mère va expliquer à l’équipe que, pour gagner du temps, elle cale le biberon et Emma est ainsi nourrie pendant que sa mère conduit. A la maison le biberon est présenté à heures fixes ; « comme cela Emma ne pleure pas pour réclamer » dira-t-elle à l’équipe. Au moment de la séparation du matin, elle amène Emma dans le maxi cosy, ne la prend pas au bras, la laisse rapidement « ça va toujours bien » ; le soir, même tableau, elle apprécie que Emma soit « prête » à partir, déjà dans le maxi cosy.

Myriam Szejer dans son livre « Des mots pour naître » écrit que le bébé se construit dans l’intimité du corps entre la mère et lui. « Au sein, source de plaisir, est lié son propre corps ; de l’odeur de cette mère dépend, pour le bébé, sa propre idée de son corps, de sa bouche qui suce et émet des sons, de son nez qui sent, de ses lèvres qui tètent, de ses oreilles qui entendent », Pour Emma, rien de tout cela, pas d’intimité corporelle entre elle et sa mère. L’équipe apprendra aussi qu’à la maison les biberons sont souvent donnés de la même façon, le bébé dans le cosy. Comment Emma pourrait-elle se risquer à un appel si l’Autre n’est pas là, pas secourable, s’il ne donne pas ce quelque chose de plus que la nourriture pour répondre au besoin ? Emma est nourrie parce que tel est le besoin de l’enfant. La maman aura beaucoup de difficultés pour qu’il puisse y avoir autre chose, un au-delà.

L’équipe s’est attachée à travailler avec ce bébé en essayant de se positionner de telle façon qu’Emma puisse les constituer en tant qu’agent par un éventuel appel de sa part. Il a été décidé qu’une auxiliaire serait plus particulièrement engagée dans une interaction avec le bébé, c’est-à-dire qu’elles ont mis en place une personne de référence. Celle-ci a beaucoup porté Emma, l’a appelée, regardée, lui a parlé quand le bébé restait longtemps sur son transat, elle lui a parlé de sa difficulté de s’ajuster à elle dans le portage. Emma ne se laissait jamais blottir contre le corps de l’autre. Elle tournait la tête quand le biberon était présenté. L’auxiliaire a passé beaucoup de temps autour du moment de la tétée en présentant le biberon et en parlant de ce don qu’elle proposait dans l’espoir que le bébé se tourne vers elle et ouvre la bouche pour recevoir le lait à défaut de le réclamer et de le « prendre ». On dit dans le langage de tous les jours en effet, quand on parle d’un bébé qui a son biberon, « qu’il prend son biberon » et on entend bien que le bébé est engagé dans cet acte. L’auxiliaire a été attentive d’aller chercher Emma dans son lit, de ne pas la laisser trop longtemps sans la solliciter, lui a tendu les bras pour que le bébé puisse y répondre … L’équipe a aussi fait un travail d’accompagnement avec la mère et lui ont demandé notamment de donner le biberon dans d’autres conditions. La mère est donc venue donner le biberon à Emma à la crèche comme si peut-être elle devait être soutenue, elle-même, par les auxiliaires autour d’elle et de sa fille. Nous avons observé que la mère s’est détendue et a commencé à parler à son bébé pendant la tétée alors qu’au début ni elle ne lui parlait, ni ne la regardait.

J Bergès, dans « Psychanalyse et enfant », rappelle que l’enfant boit les paroles de sa mère autant que son lait. Il incorpore les paroles autant que la nourriture, c’est une incorporation signifiante : « Ce que la mère lui dit, qu’elle avale et digère, conduit le fonctionnement à déborder la fonction de telle sorte que le fonctionnement se charge de libido, de jouissance et d’érotisme ». Il dit ensuite que : « le trou de la bouche est celui en jeu dans l’incorporation car ce trou parle du lieu de l’Autre et qu’il permet à l’enfant son incorporation signifiante ».

Si la mère ne dit mot, alors ce trou de la bouche de l’Autre n’est pas incorporable car pas signifiant. Cela dépend, dit Bergès, de ce en quoi la mère est trouée. Peut-on dire que lorsque la mère a commencé à parler à son bébé, à le prendre au bras dans un meilleur accordage, à la regarder, quelque chose s’est manifesté au niveau du désir de la mère ?

Il me semble que notre préoccupation a été d’essayer que quelque chose d’un au-delà de la satisfaction du besoin s’introduise pour ce bébé avec sa mère et c’est du côté de la question du désir de l’Autre que cela était nécessaire à aller crocheter.

Lacan, dans la relation d’objet, écrit : « Il y a une différence radicale entre le don comme signe d’amour qui vise radicalement quelque chose d’autre, un au-delà, l’amour de la mère et l’objet quel qu’il soit qui vient pour la satisfaction des besoins de l’enfant ». Cette différence radicale c’est la béance liée à la fonction même du signifiant, elle constitue l’Autre en tant que trésor des signifiants. Qu’en est-il pour Emma en ce qui concerne l’Autre incarné par sa mère ? Emma, avec sa mère, s’est laissée alimenter, remplir d’aliment dans un premier temps, sans qu’une dimension métaphorique déployant la dimension du don d’amour s’articule. Dans un deuxième temps, on apprendra, qu’avant même son arrivée à la crèche, elle avait cessé d’ouvrir la bouche parce que c’est la demande qui la fait s’ouvrir et que, pour ce bébé, les conditions étaient telles qu’elle n’a pas pu s’y engager.

J Bergès écrit dans « Enfant et psychanalyse : « La demande fait ouvrir la bouche de l’enfant quand il a faim ; c’est l’ouverture déterminée par ce besoin et, lorsqu’il crie, véhiculant son appel, cette demande de parole, de la parole de la mère vient être ponctuée par la réponse de celle-ci qui transforme le besoin en demande d’être nourri, demande qui n’est pas étrangère au désir de la mère ».

Pour Emma cette dialectique ne s’était pas articulée et sans doute que cela aurait pu être dramatique pour le bébé. Consécutivement au travail de suppléance fait par l’équipe auprès de la mère, un évènement s’est produit permettant que quelque chose de l’ordre du désir s’articule pour le bébé. Il s’agit de l’arrivée de la grand-mère paternelle. Cette grand-mère, très chaleureuse et aimante, a fait donc connaissance peut-on dire avec sa petite fille, y engageant quelque chose de l’ordre du désir et nous en avons eu des témoignages à la crèche face à l’intérêt et l’émerveillement qu’elle exprimait quand elle venait amener et chercher Emma.

G. Crespin rappelle « qu’une mère ne peut faire don qu’en se décomplétant, c’est-à-dire en se montrant désirante envers l’enfant qui se vit alors comme susceptible de venir satisfaire son désir ».

C’est à cette condition là que les trois temps de la pulsion se mettent en place. Rappelons que les deux premiers temps n’existent que parce qu’il y a le troisième, c’est-à-dire l’accrochage à l’Autre, à son plaisir, temps pendant lequel le bébé se fait un objet dont se repaît l’Autre, il se fait boulotter par le sujet désirant qu’est sa mère ou son père aimants ou sa grand-mère ici peut-être ? Avant même l’arrivée de la grand-mère, Emma s’alimentait mieux, elle ne refusait plus le biberon, elle l’acceptait et il y avait un accordage possible pendant le temps où elle était nourrie, accordage au niveau du regard, de la posture avec l’auxiliaire. Elle était plus engagée dans le lien, gigotait quand un adulte lui tendait un jouet, mais cependant tout cela était fragile et préoccupant car elle ne sollicitait pas l’Autre. A l’arrivée de la grand-mère nous avons pu observer les véritables changements pour Emma et notamment Emma a commencé à sucer son pouce, c’est-à-dire à investir son propre corps comme objet de satisfaction, à pleurer quand elle était couchée mais aussi quand elle s’éveillait. La motricité s’est également beaucoup améliorée, elle a été un bébé très tonique, a rampé assez précocement et, de ce fait, pouvait aller près de l’adulte et s’accrocher à lui. Le fait qu’Emma a commencé à sucer son pouce m’a paru semblé souligner quelque chose d’un éventuel engagement dans le circuit pulsionnel, et notamment quelque chose d’une érotisation de la bouche. Sucer son pouce est une activité sexuelle, elle engendre un plaisir sans être couplée aucunement avec le strict besoin de nourriture. Le plaisir de la tétée « s’autonomise » par rapport au sein, il persiste au niveau imaginaire au-delà de la présence du sein maternel.

La mise en place de la bouche en tant que zone érogène, bouche dont le pourtour se spécifie, a à voir directement avec le circuit pulsionnel et l’établissement de cette cartographie corporelle avec un découpage en lien avec les orifices du corps, venant indiquer que le fonctionnement de l’organisme est engagé dans le signifiant. Ce qui fait ouvrir ou fermer la bouche c’est l’économie du signifiant. La bouche se sexualise par les plaisirs des différents objets dont nous avons parlé au début de ce texte.

Je me disais que peut-être un enfant qui « fait l’escargot » relève peut-être aussi de l’érotisation, la sexualisation de la bouche. Mais sucer son pouce est aussi le témoignage de la flèche du retour de la pulsion. C’est la bouche se baisant elle-même, bouche cousue, pulsion orale qui se referme. Sucer son pouce pour Emma était intéressant du point de vue d’un progrès en ce qui concerne une érotisation de la bouche mais pas forcément au niveau du lien, des interactions.

MCLaznick dit que en « suçant son pouce, le bébé rêve et que ce qu’il entend c’est le rire de plaisir de sa mère ». Mais est-ce le cas pour Emma ? Peut-on dire que le désir de la grand-mère envers le bébé a pu permettre à Emma de venir crocheter ce qui est essentiel, c’est-à-dire les coordonnées de la jouissance de l’Autre ? En tous les cas, le désir de cette grand-mère a été assez fort pour faire bouger la situation ; les parents se sont organisés autrement, ont emménagé plus près de leur commerce, la mère a pris un peu plus de temps ; Emma était gardée le soir par la grand-mère et, lorsqu’elle est partie à l’école, elle allait suffisamment bien pour que nous soyons un peu rassurées (et un travail s’était aussi mis en place).

Avec cette vignette clinique, nous avons abordé la dimension de l’appel qui est liée et complexifiée par la question du nourrissage et qui vient introduire la dimension symbolique. Nous pouvons nous demander enfin ce que la mère d’Emma cherchait à éviter, à quel insupportable par rapport à la question de son désir, à sa position désirante était-elle confrontée pour ne présenter à son bébé qu’un échange non dialectisé, court-circuitant la question de la jouissance.

Dans un teste de Charles Melman dans le Trimestre de l’oralité, il note que « les nourrissons deviennent anorexiques car, dit-il,  ils sont plus intelligents et « pigent » très vite qu’ils veulent autre chose que ce sein, ce qu’ils veulent c’est ce qu’ils repèrent comme métonymie par rapport à ce sein et selon ce que sont ses moyens, cela peut se présentifier à eux par ce rien auquel, à partir de ce moment-là, ils vont pouvoir aspirer ». Il rappelle dans ce texte que quelque soit et au-delà de l’objet que la mère peut fournir et c’est pour cela que peu importe que ce soit le sein ou la tétine, ou le biberon, au-delà de cet objet, ce qui est demandé c’est le rien qui le supporte. Ce rien c’est quoi ? Ce rien c’est ceci que l’objet réel, le sein (ou le biberon) est devenu un objet symbolique.

Dans le séminaire sur la relation d’objet, Lacan déplie tout à fait cette question en montrant pas à pas comment s’opère le renversement de la position de l’objet. C’est parce qu’il est susceptible d’entrer dans le jeu de présence – absence que l’objet réel devient symbolique, objet du don de la mère toute puissante puisque c’est d’elle que dépend son accès pour l’enfant.

Lacan écrit : « L’objet vaut alors comme le témoignage du don venant de la puissance maternelle ». Contourner ce cheminement propre au symbolique en tentant notamment d’en rester à la satisfaction du besoin ou dans un rapport d’immédiateté à l’objet, c’est tenter de s’épargner la question de la référence paternelle et de la jouissance, en tant que celle-ci est liée à l’accès progressif à l’objet symbolique.

Il y a donc la nécessité d’une transformation qualitative radicale de l’objet, « sa mise en équation phallique ». Quels sont les liens entre oralité et fonction phallique ? La fonction phallique vient faire obstacle à la toute puissance maternelle.

N. Dissez écrit « quand la fonction phallique ne fait pas obstacle à la toute puissance maternelle, alors on est livré à la voracité de l’Autre ». « C’est la grande gueule du crocodile » qui menace selon son bon caprice de se refermer à tout moment sur le sujet. La grande gueule de l’Autre vient s’incarner dans les différents personnages qui peuplent la vie fantasmatique de l’enfant, loup, bête féroce et autres ogres venant indiquer le risque d’être dévoré par l’Autre s’il n’était pas barré lui-même. Si la mère ne présentifie pas quelque chose de son manque et n’introduit donc pas quelque chose de la fonction paternelle, alors le rapport à l’objet de l’enfant sera privé de la médiation du phallus. Rappelons que cette question est d’ores et déjà présente dès la naissance du bébé car l’acte de donner le sein est pris dans le langage, dans le champ du symbolique, le sein est humanisé.

Avec la question du phallus nous pouvons aussi nous demander qu’est-ce qui, au niveau de l’oralité, vient faire coupure ? Ce sont les lèvres, les lèvres et les dents qui font coupure, dit Lacan dans le séminaire de l’Angoisse.

Des lèvres en tant que coupure nous en avons quelques témoignages au moment de l’émission des premiers phonèmes, les « mamama…. et les areu » des bébés, et qui nous évoque ce qu’il en est d’une articulation signifiante venant indiquer quelque chose d’une nécessaire maîtrise et donc quelque chose du phallus déjà là. Derrière les lèvres, c’est l’enclos des dents au niveau desquelles va venir se jouer une thématique agressive et notamment la question de la morsure.

L’enclos des dents fait barrière à la pulsion et, dans le même temps, participe à la délimitation de la zone érogène. C’est de l’ordre de la limite. L’apparition des dents opère une fonction de coupure, coupure de la nourriture en morceaux au lieu du flot continu du lait, découpe du langage articulé à partir du cri. L’apparition de la dentition c’est aussi le temps du sevrage qui vient ponctuer en quelque sorte la question de l’introduction du phallus (déjà là) dans l’existence de l’enfant. Le moment du sevrage c’est le moment du passage d’une alimentation lactée et liquide à une alimentation diversifiée, puis solide. Le bébé va se mettre à devoir mâcher. Il passe alors à autre chose qui n’est plus de la succion, il passe à un autre ordre, il faut ici saisir l’objet, le mâcher, le réduire … il y a ici nécessité d’une participation active, d’une maîtrise et discipline indiquant un engagement dans le signifiant.

En crèche, c’est un temps très spécifique, une étape souvent associée à un moment de transition, de « passage à la soupe », « passage à la petite cuillère », passage à une mobilité de la bouche autre, il faut non plus téter mais mastiquer. Au moment du sevrage il y a maintes difficultés qui surgissent que je ne fais que rappeler brièvement : certains bébés tètent pendant longtemps la cuillère, certains refusent toute alimentation diversifiée, certains n’arrivent pas à manger les morceaux.

Le sevrage est culturellement associé à l’apparition des dents. Si nous voulions l’évoquer en termes de stade, nous serions au deuxième temps du stade oral, le stade sadique oral, avec la question du « cannibalisme ». Cette question a à voir avec la castration. Avec l’apparition des dents c’est un pouvoir sadique oral qui apparaît. L’enfant n’est plus passif, il peut avaler, mordre, dévorer, détruire et ce en réponse aux nombreuses frustrations de cet âge. Avec le nom du père, c’est un passage de ce temps d’exigence sans limite de l’enfant envers sa mère, mais aussi de la mère avec l’enfant. Rappelons-nous que dévorer ou être dévoré c’est du même montage pulsionnel dont il s’agit, donc passage de ce temps où l’enfant est le phallus de sa mère à la perte. L’objet oral prend alors statut d’objet perdu, d’objet a.

Dans un texte de J Bergès on peut lire : « L’objet oral va, du fait de la fonction phallique, prendre cette signifiance phallique (ou ne pas la prendre ajoute-t-il). Il va pouvoir symboliser le manque, le phallus en tant qu’il manque. L’objet a vaut comme symbole du manque. C’est le rien en tant que ce dont le sujet s’est sevré n’est plus rien pour lui ».

Pour finir, voici cette petite vignette clinique : il s’agit d’un petit bébé, Jordan, qui a 16 mois, petit bébé chétif mais extrêmement nerveux, toujours en mouvement, jamais détendu, passant d’un espace à l’autre, la sucette en permanence en bouche sauf quand il l’enlève pour mordre un petit autre ou quand sa mère vient le chercher. Quand il ne mord pas, il pousse, il frappe, il tire les cheveux. Jordan a une maman qui ne sait pas poser des limites. Elle ne sait pas lui dire non, elle essaie bien sûr, elle écoute les conseils mais enfin « il est trop petit », « il est si mignon ». Elle veut tout lui donner. Tout bébé, tout lui donner, c’était notamment le mettre au sein chaque fois qu’il pleurait, puis au biberon, c’est lui proposer toujours quelque chose à manger quand il a diversifié son alimentation. Jordan refuse la plupart du temps. A la maison, il est, d’après la mère, très capricieux, ne mange que ce qu’il veut alors que chez son assistante maternelle il prend un repas et un goûter par jour sans protester et même en mangeant volontiers et sans réclamer en dehors des repas. Le papa de Jordan est d’une gentillesse rare et d’une patience infinie envers son fils qui le maltraite, le mordant, le pinçant… sans que cela n’apporte autre chose qu’un sourire souvent d’excuse de la part du papa qui ne lui dit pas non. Les retrouvailles du soir chez l’assistante maternelle entre Jordan et ses parents sont assez catastrophiques. Jordan « se transforme » alors en cataclysme, touchant tout ce qu’il sait ne pas pouvoir toucher, mordant et poussant les copains encore présents, cassant les objets de la maison sans que la mère cependant n’intervienne, le père non plus d’ailleurs.

C’est la question de la morsure que je veux juste pointer ici.

MCLaznick nous rappelle qu’autant la dévoration maternelle est une situation sans issue pour l’enfant, autant la morsure est une situation négociable car elle ne renvoie pas à l’engloutissement. Au contraire, ce peut être un mécanisme métaphorique de substitution à un danger d’être dévoré par la grande gueule ouverte du crocodile.

Est-ce cela que Jordan veut tenter de mettre en place par cette morsure, c\’est-à-dire produire une coupure, délimiter un bord qui circoncirait le trou, trou du réel laissé béant sans la mise en place de « l’os phallique » ? De ce danger d’être dévoré nous en avons quelques indices quand nous sommes avec Jordan qui a « peur de tout », d’un bruit qui surgit, de son assistante maternelle qui quitte le lieu, d’une personne nouvelle qui vient à la crèche, peur de la chanson du loup ou de la sorcière, alors qu’il passe pour une terreur auprès des autres enfants. C’est bien cela dévorer ou être dévoré, en tous les cas, pas de répit pour ce bébé jamais au repos, sauf chez son assistante maternelle qui, pleine de bon sens,  met des interdits et des limites, permettant peut-être qu’à travers une position de suppléance et en attendant que la mère et le père acceptent de consulter avec leur bébé, que quelque chose de la fonction phallique soit posée.