ALI-Provence

Leçon 1 des non-dupes-errent Marie-Pierre Bossy

En quelque sorte, c’est là une introduction à la topologie du nœud borroméen que Lacan nous propose dans ce début du séminaire des non-dupes-errent (NDP).

Dans la première leçon du 13 novembre 1973, il est question d’une définition du sujet en rapport avec un déchiffrage. Nous avions en tête la définition d’un signifiant représentant un sujet pour un autre signifiant, là il introduit le terme de déchiffrage. « L’inconscient constitue le sujet, il le déchiffre » dit-il, puis « un savoir dont le sujet peut se déchiffrer ». On pourrait dire par l’opération d’un transfert. Le sujet apparaît par l’opération d’une interprétation de ce chiffrage déceler dans ce savoir, savoir inconscient.

M. Czermack posait la question « est-ce qu’il y a une écriture dans le sujet ? Est-il chiffré ou pas », c’est la question. C. Melman de répondre : « le chiffre est manifestement à l’œuvre dans l’inconscient, l’inconscient connaît le un »

Pour avoir travaillé avec des professeurs des écoles, cette question du nombre un, en maternelle et au CP en particulier, cette question est à la base d’un apprentissage dit fondamental. Cet apprentissage vers l’écriture peut se faire (peut-être même, doit se faire) par le biais d’un apprentissage à un déchiffrement adéquate, en conflit ou pas avec son savoir inconscient. Inconscient qui, comme le précise Melman, connaît le un. C’est ce qui pourra faire problème pour un enfant dans son apprentissage scolaire, si son savoir inconscient vient en opposition avec ce savoir constitué et enseigné.

Alors, revenons à ce terme de chiffre et de déchiffrement avec cette remarque en ce qui concerne les initiales, initiales inscrites sur les draps, chiffres et lettres sont synonymes.

Allons voir du côté de l’étymologie ce terme de chiffre. On trouve « écriture secrète », « code », ce qui appelle à être décodé.

Ce qui arrête ce déchiffrage, ça va être le sens, c’est-à-dire qu’à partir d’un code, un certain décodage va se proposer, on va y comprendre quelque chose ! Enfin ! De l’énigme au sens, c’est de l’ordre de la dimension, dit mansion, la demeure de l’imaginaire. Cette dimension imaginaire comme arrêt du déchiffrage. On s’arrête enfin de déchiffrer. « Ça se voit très bien dans la science mathématique », nous dit-il « l’imaginaire c’est toujours une intuition de ce qui est à symboliser ».

Quant à l’intuition du côté de l’étymologie, on trouve : « image réfléchie dans un miroir », « regarder attentivement et au figuré », « se représenter par la pensée ». On y entend le côté imaginaire ce qui n’a pas été sans me surprendre.

Je vais m’attacher particulièrement à « regarder attentivement et au figuré » qui me semble être une attitude première en mathématique.

Pour exemple, voici un exercice de mathématique :

« Pour couvrir une surface carrée, on utilise des carreaux blancs et des carreaux de couleurs pour le pourtour de la surface. »

Pierre dit « pour cette surface il m’a fallu 6592 carreaux colorés. »

André dit « 6594. »

Première question : qui a raison et pourquoi ? La deuxième : quel est le nombre de carreaux qui forme le côté de ce carré ? Quel est le nombre de carreaux coloriés et non coloriés ?

Pour pouvoir répondre à cette question il y a un temps d’énigme où ces grands nombres, tous ces chiffres, nous plongent dans l’énigme, dans les écritures secrètes dont nous parlions à propos de l’étymologie du terme chiffres. Pour répondre à cette question il y aura un temps où l’on va chercher une intuition pour arriver à une écriture. C\’est-à-dire se représenter la situation. L’imaginer. Et savoir peut-être aussi que la réponse attendue n’a aucun intérêt, et donc ne pas se laisser sidérer par une écriture secrète recelée dans le chiffre. Il s’agit de se représenter la situation, et intuitivement de tenter une écriture que l’on peut établir par la suite.

Pierre a raison puisque 6592 est un multiple de 4, et André a tort puisque 6594 n’est pas un multiple de 4. Cette réponse tient compte de l’écriture du périmètre d’un carré (P = 4 x le côté).

L’écriture recherchée pour la deuxième question est : n²=(n-2)² + 4(n-1)

n² : nombres de carreaux pour la surface,

(n-2)² : nombre de carreaux non colorés,

4(n-1) : nombre de carreaux colorés.

Revenons au texte ; Lacan précise « une fois l’intuition posée [il advient] quelque chose de mathématiquement enseignable ». Ce n’est pas sans évoquer les mathèmes de Lacan. Par exemple en travaillant la question de la pulsion, $ <> D, cette écriture est effectivement pour le moins un véritable chiffrage. Un chemin de l’écriture à la lecture est nécessaire et toujours à reprendre. C’est à propos de l’espace vectoriel dont les calculs fonctionnent comme des machines « qu’il faut revenir, comprendre pour savoir où l’utiliser » dit-il. Face à l’écriture, à ce chiffrage, l’imaginaire, c’est-à-dire comprendre, nécessite de refaire la boucle. On refait le chemin à chaque fois. De $ <> D, d’écrire la pulsion comme le <> entre le sujet et la demande nécessite une lecture reprise à chaque fois à partir d’une écriture posée : le mathème.

Et puis, la compréhension sera à mettre de côté pour poursuivre ce qui va en découler.

Ce qui à travers cet exercice fait de nous un mathématicien ça a été de se placer d’un certain point de vue, propre à se situer dans un espace où chaque point se détermine d’un coinçage entre imaginaire, réel, symbolique. Un coinçage tel que nous avons imaginé le réel du symbolique (Lacan dit le réel que véhicule le symbolique). Si on ne se place pas dans cette articulation-là, on ne le résout pas.

Ces points par le coinçage définissent l’espace comme celui que l’être parlant habite.

L’espace de l’être parlant, se définit alors non pas selon les coordonnées cartésiennes, mais selon des points de coinçage, au coincement des trois dits mantions imaginaire, réel, symbolique. Ce qui laisse à s’interroger sur le type de point que ça définit (Lacan mettra l’objet a au lieu du coinçage). Pour conclure, psychanalyse, religion, mathématique s’organisent, vont s’inscrire dans la série lévogyre.

Lacan nous dit que la religion est ce qui réalise le symbolique de l’imaginaire. Les mathématiques sont « le premier pas pour la psychanalyse ce par quoi nous est dessiné un nouveau passage » qui consiste à s’apercevoir ce qu’il y a de réel dans le symbolique. Ce qu’il y a de réel dans le symbolique, n’est-ce pas la structure ? Puisqu’il faut imaginer cette structure. Imaginer le réel dans le symbolique. Puisqu’il faut l’imaginer, n’est-ce pas là que les non-dupes errent ? C’est ce que nous dit Lacan dans cette première leçon pour initier son séminaire.

Donc psychanalyse, mathématique et religion se retrouvent dans la série lévogyre du nœud borroméen. Cette topologie du nœud borroméen est une formidable ouverture pour se déplacer de la question de l’Œdipe. Je vous renvoie à la première leçon du séminaire de C. Melman dans « Refoulement et déterminisme des névroses » où il développe à partir d’un propos qu’il a tenu qui s’intitule « Œdipe contre Lacan » ; « en effet pour notre culture, la présence du complexe d’Œdipe vient de ce qu’il nous révèle quant à notre rapport au père ; culture fondamentalement religieuse monothéiste. »

Ce rapport à la castration, du fait que le père mort est là qui nous attend dans le réel, nous contraint du même coup à s’interdire de savoir quant à la cause véritable de notre désir, sous peine d’inceste puisque « à la cause du désir » est mis « la mère », donc nous contraint au refoulement de notre propre désir.

Lacan nous offre là, avec le nœud borroméen une topologie du coinçage et non de la coupure. C’est-à-dire entendre la castration du côté de notre rapport à la structure. Il s’agit de se repositionner dans un espace « que je définis comme étant l’espace habité par l’être parlant » où chaque point est la résultante du nœud en R S I (et non l’intersection des coordonnées, ce qui reste dans un rapport à la coupure). L’élaboration lacanienne se propose comme une logicisation de l’œuvre de Freud. Dans ce sens « scientifique », déchiffrer le réel recélé dans le symbolique. C’est ça, coller à la structure. Recueillir quelque chose qui serait là, pré-inscrit, c’est aussi le travail de la cure que d’y lire les signifiants inscrit dans une chaine où s’y révèle le sujet. On peut rejoindre cette question qui a été posée « la psychanalyse serait-elle la science du sujet ? » En remarquant qu’à partir du moment où Lacan a introduit le nœud borroméen, il n’a plus parlé du sujet. Il n’en avait plus la nécessité.