Dans la suite de la dernière séance au cours de laquelle nous avons parlé de la féminité et de l’amour, je voudrais aujourd’hui revenir sur un point que je n’ai fait qu’aborder succinctement mais qui me paraît essentiel à propos de la féminité. Il s’agit en effet de ce qui se passe entre une mère et sa fille.
La dernière fois, j’avais juste rappelé que chez Freud, le devenir d’une femme passe pour la fillette par le rejet de l’amour pour la mère (et de la mère ?). J\’avais rappelé qu\’il disait que ce rejet doit s’accompagner d’un refoulement du désir sexuel phallique. Il dit aussi que c’est la haine de ne pas avoir été pourvue de pénis par la mère qui conduit principalement la fillette à rejeter l’amour pour la mère et à renoncer à la sexualité phallique, ce qui emporte la question du statut du corps dans ce rejet. Selon cette articulation, sa capacité à aimer et sa sexualité futures s’appuieront sur la haine d’avoir du renoncer à l’amour et au désir ce qui revient à dire qu’elle a été privée par la mère de la jouissance de celle-ci (ce qui n’est pas pareil qu’être castrée par le père). Freud insiste pour dire que les rapports amoureux et le développement de la sexualité féminine dépendent beaucoup de ce premier attachement à la mère.
Lacan a repris cette version freudienne du premier attachement à la mère et de la haine pour la mère à travers la logique du non rapport sexuel et des formules de la sexuation (pas tout phallique, jouissance phallique et Autre) mais aussi avec le NB. Pour avancer sur cette question, je me suis appuyée sur des citations de Lacan, puis sur 3 textes de femmes : un article de Jessica Choukroun Schenowitz : « Le ravage au féminin : une quasi-structure inscrite dans la logique de l\’amour » 1, le livre de Marie-Magdeleine Lessana (ex Chatel) : « entre mère et fille : un ravage »2 avec le magnifique exemple clinique que constitue le cas de la marquise de Sévigné et de sa fille la comtesse de Grignan et enfin, le livre de Caroline Eliacheff et Nathalie Heinich : « Mères-filles, une relation à trois »3. Nous n’aurons sans doute pas le temps de tout traiter aujourd’hui et je vous propose de poursuivre sur la séance prochaine (Mme de Sévigné et d’autres situations cliniques de ravage mère fille).
Concernant Lacan, comme vous le savez, il s\’est servi de la logique du non rapport sexuel et des formules de la sexuation pour avancer sur la question du féminin et la sortir de l\’imaginaire freudien du pénis rabougri et du continent noir. En 1973, dans « l\’Etourdit », il disait que « l\’élucubration freudienne du complexe d\’oedipe qui fait la femme poisson dans l\’eau de ce que la castration soit chez elle de départ (Freud dixit) contraste douloureusement avec le fait du ravage qu\’est chez la femme, pour la plupart, le rapport à sa mère d\’où elle semble bien attendre comme femme plus de subsistance que de son père, ce qui ne va pas avec lui étant second dans ce ravage ». Ainsi, s\’il n\’y a pas de rapport sexuel inscriptible comme tel entre un homme et une femme, il y aurait un rapport entre une femme et sa mère ? Mais alors de quelle nature est-il, concernerait t-il la jouissance, laquelle ? Est-il inscriptible et sous quelle forme puisque les femmes se comptent une par une et ne sont pas toutes ? De quelle subsistance parle Lacan ? Comment s\’articulent les questions du phallus de l\’amour et de la haine dans ce dit rapport ?
Une façon d’appréhender ces questions c’est de considérer avec JCS que le ravage est une alternative au symptôme (à entendre comme ce qu\’une femme peut représenter pour un homme sans doute) et une suppléance au non rapport sexuel au prix d\’une désubjectivation, parce que dit-elle :« le ravage est une mise à l\’épreuve de l\’amour avec la volonté de faire exister l\’Autre (un Autre consistant pour le coup) au lieu de s\’éprouver soi-même comme Autre ». Le ravage est ainsi toujours affaire d\’amour et de haine mais aussi de corps dans sa logique. Voyons comment : JCS à la suite de Lacan avance qu\’une femme à travers le pas tout et la jouissance Autre est en proie à l\’illimité du hors phallique. Or, l\’amour surgit à partir du manque càd hors logique phallique (aimer c\’est donner ce que l\’on a pas). Ce qui fait que pour aimer, il faut être une femme comme a pu le dire Lacan. JCS dit que « les territoires intérieurs marqués par l\’illimitation sont ceux du ravage». Du fait de l\’absence d\’un trait identificatoire féminin, et à partir de ce trou dans le symbolique, se déploie donc le ravage du fait de ce que S. Lesourd a appelé « le dévoilement de la vacuité de l\’Autre ». De ce fait, « L\’amour mène au ravage quand il demande encore plus d\’identité, encore plus d\’être. (…) c\’est dans cette logique du non rapport sexuel qu\’il convient d\’inscrire et d\’étudier le ravage. Nourri des passions de l\’être, le ravage est lié à l\’impossible subjectivation du corps de jouissance de celle qui se dit femme par le langage mais que la logique phallocentrique ne suffit pas à identifier ». La subsistance dont parle Lacan est réclamée dans la demande massive d\’une fille à sa mère.
Ce qui m\’a évoqué le cas de Liliane, 4 ans, (cas supprimé pour raison de confidentialité) le risque qui se profile c’est que Liliane s’empare de l’objet oral pour manifester son désir que la mère n’entend que comme demande et que l’opposition se transforme en prémices d’anorexie qui est le paradigme du ravage mère-fille en vertu de ce que JCS appelle : « la folle demande d’amour à un Autre tout-puissant, de la négation du corps comme substance vivante et de la haine du féminin qu’illustre et qu’opère le sujet anorexique ».
Car, comme le dit JCS, si la mère demeure incastrable – càd si elle est trop prise dans la jouissance Autre, celle qui désubjective – alors le ravage se déploie. Ce que JCS énonce ainsi : « La mère ravage quand elle ne peut faire l\’objet de cette disjonction entre mère et femme». L\’enjeu selon JCS est que « devant l\’incapacité du symbolique à dire le réel du corps dont le ravage rend compte, il s\’agira de réconcilier une femme avec son sexe, quelle que soit son histoire ». Liliane et sa mère ont du travail.
Cette approche du ravage rejoint assez celui de MML qui reprend aussi la citation de Lacan dans L\’Etourdit en 1973. A son sens, le mot « ravage » éclaire la difficulté que Freud avait à cerner la féminité au point d\’en parler comme d\’un continent noir. S\’appuyant sur Lacan, elle situe le ravage entre mère et fille dans le champ du pas tout phallique et reprend ce « comme femme » de la citation de l\’Etourdit. En effet, qu\’est ce qu\’une femme « comme femme » attend de sa mère bien plus que de son père si ce n\’est de savoir comment habiter son corps ?
Car MML souligne que pour une femme, la question du corps est centrale, qu\’il s\’agisse d\’être mère, épouse ou amante. C\’est ce dont se font écho les thèmes traités par les magazines féminins qui sont autant de témoignages « sans cesse relancés sur une énigme qui fait difficulté » et qui ne sont pas à lire comme une tentative de transmission d\’un savoir entre femmes. En effet, à mon sens, il faudrait même lire le ravage comme le fait même de l’impossibilité d’une transmission, car c\’est dans le corps qu\’il s\’éprouve, selon une modalité de dénouage qui le rapproche de la folie dans le sens d’un hors phallique. Comme le dit MML : « le ravage est l\’épreuve d\’une impossible transmission du sexe ». Ce côté de folie, la clinique en témoigne quand il est question des relations entre mères et filles. Et ce dès le plus jeune âge comme le cas de Liliane le montre bien.
Ainsi, pour MML , je cite: « que la fille se tourne vers sa mère, ou vers une autre femme, pour trouver les repères de ce qui l\’attend, qu\’elle connaisse avec celle-ci une relation amoureuse torturante, passionnelle, minée par les reproches, qu\’elle se sente trop ou mal aimée, qu\’elle ait des curiosités sur les jouissances érotiques de sa mère comme énigmes auxquelles elle se mesure, qu\’elle soit bouleversée par l\’approche du corps féminin, lieu du désirable, obscène et fascinant, constitue peut-être ce dont le mot ravage fait écho ». La thèse principale de MML est de dire qu\’au cœur du ravage, on trouve « l\’image fascinante d\’un corps de femme désirable, (qui) s\’édifie à l\’endroit où il n\’y a ni identité sexuelle, ni transmission de traits féminins de mère à fille ».
MML donne ces quelques autres définitions du ravage : « le ravage entre fille et mère n\’est pas un duel, ni le partage d\’un bien, c\’est l\’expérience qui consiste à donner corps à la haine torturante, sourde, présente dans l\’amour exclusif entre elles, par l\’expression d\’une agressivité directe. Le ravage se joue entre les deux femmes touchées par l\’image de splendeur d\’un corps de femme désiré par un homme. Il relève l\’impossible harmonie de leur amour qui se heurte à l\’impossible activité sexuelle entre elles ». Selon elle, sortir du ravage pour la fille, c\’est s\’arracher à cette emprise érotique maternelle, c\’est quand cette image sera déchue. Parfois cet arrachement ne se fait pas et du coup la fille reste privée de s\’accepter comme Autre et comme désirable dans la sexualité. Pour la mère il s’agira de renoncer aux plaisirs érotiques de la première enfance avec sa fille, MML évoque le nourrissage, la surveillance, l’enveloppement, la présentation de sa fille etc. Ce renoncement laisse la mère blessée.
MML : « Il arrive que la mère glisse en position de fille pour se faire réparer par sa fille du dommage qu’elle appréhende, dans une sorte de chantage à la maladie ou à la mort. Les enfants nés ou à naître, de la fille sont souvent négociés dans ce chantage ».
Exemple de ravage mère-fille. Cas supprimé pour raison de confidentialité
1In L\’évolution psychiatrique 2011 ; 76 (1)
2Ed Hachette, 2000
3Ed Albin Michel, 2002