ALI-Provence

Demi-journée d’étude préparatoire au séminaire d’été – Séminaire de Lacan «L’identification » 13/02/2021- Sébastien Prévosto

Lors du travail au long de la lecture  des 10 premières leçons de ce séminaire sur l’identification, une articulation s’est nettement imposé, celle de la négation dans l’identification. Puis j’ai été saisi par ce qu’avait relevé Danielle Roussel dans un de ses exposés du lundi soir au séminaire de l’ALI Vaucluse, à savoir que Lacan dans ce séminaire déroulait trois sortes d’identifications : d’abord au signifiant puis au trait unaire et enfin à l’objet a.

J’ai donc tenté de repérer cette question de la négation dans ces identifications au signifiant, au trait unaire et à l’objet a.

Comme le rappelait Pierre Cathelineau lors du séminaire d’hiver de l’ALI, selon Freud l’identification se présente en 3 temps :

-identification au Père réel par incorporation

-identification symbolique au trait unaire de l’Autre

-identification imaginaire par contagion

-L’identification au père réel par incorporation, c’est le parcours de chaque petit d’homme dans sa constitution psychique répétant le mythe de Totem et Tabou du meurtre du patriarche et du repas cannibalique de la horde primitive.

« L\’incorporation est au point inaugural du surgissement de la structure inconsciente », « À ce stade d’incorporation/éjection, le sujet va chercher ses objets dans le ventre de l’Autre », dira Lacan en 1973 dans le séminaire XI « les 4 concepts fondamentaux de la psychanalyse ».

Marc Morali dans la Revue Lacanienne n°21, « Le marché de l’identité » précise qu’il s’agit de l’identification la plus archaïque au Père par incorporation de la voix.

-L’identification symbolique au trait unaire de l’Autre, ou à plusieurs traits peut-être ?, est selon Marc Morali, « pour un sujet ce qui fonde l’identification dans la filiation et la transmission et lui permet  d’en tirer ordinairement son identité subjective et sexuée ».

-L’identification par contagion est un temps identificatoire qui selon Marc Morali, « relie par contagion affective un groupe de personnes ». Ce temps identificatoire n’est pas sans évoquer les phénomènes de comportements de foule ou de masse, les croyances, les idéologies.

Lacan dans ce séminaire aborde l’identification par l’idée du même, du idem, qui vient faire écho à la constitution du moi en tant que redoublé dans « moi-même », sorte de tautologie que l’on retrouve en grec « autos », en anglais avec « self » et en allemand avec « selbst ».

L’identification dans la constitution du Moi est  en effet de l’ordre du « même », du même constitué en miroir par l’image du corps. Dans le « Moi et le Ça », Freud nous dit que « le Moi est avant tout une entité corporelle, non seulement une entité tout en surface, mais une entité correspondant à la projection d’une surface ».

Lacan  dans la leçon du 17 janvier 62 annonce qu’ « il n’y a plus de rapport entre le signifiant et aucune trace naturelle(…) et par excellence celle qui constitue l’imaginaire du corps » « L’imaginaire n’est pas radicalement repoussé mais séparé du jeu du signifiant ». Il précise qu’à la racine de l’acte de parole il y a un moment où le sujet « par le seul fait de s’engager par sa parole, ne peut ignorer le profond retournement de position pour qu’il puisse s’y saisir ». S’y saisir selon la formule freudienne « Wo es war, soll ich werden“, dans le sens d’un « étant ayant été ».

Ce retournement de position du sujet parlant a un rapport structural avec la négation en tant que la négation également suppose l’affirmation sur laquelle elle s’appuie.

Dans les formes classiques de négation, les « pas », « rien », « goutte », « point » ne connotent pas le pur et simple fait de la privation. A l’origine de ces signifiants , je cite Lacan :« il s’agit bien de quelque chose qui, loin d’être dans son origine la connotation d’un trou d’absence, exprime bien au contraire la réduction, la disparition sans doute, mais non achevée, laissant derrière elle le sillage du trait le plus petit, le plus évanouissant ».

Un exemple que ces marqueurs de la privation de la négation portent en eux une connotation distinctive résiduelle, une trace :

En provençal, l’expression « quelque chose » se traduit par « quauqua ren », traduit mot à mot « un quelque rien ».  Mais si l’on remonte au latin « rem » signifie « chose ».

Lacan à ce sujet, dit : «  – un signifiant c’est une marque, une trace, une écriture, mais on ne peut le lire seul.

  • deux signifiants, c’est un  pataquès, un coq à l’âne
  • trois signifiants, c’est le retour de ce dont il s’agit, c’est-à-dire du premier.

C’est là que nous devons un peu nous habituer à nous déplacer : sur une substitution par où ce qui a un sens se transforme en équivoque et retrouve sons sens ».

Il précise que le sujet s’efforce d’effacer cette trace, car dans la disparition de la trace, ce que le sujet cherche à faire disparaître c’est son passage de sujet à lui-même.

Cette trace que le sujet s’efforce d’effacer, signale la place d’un signifiant constitué pour le sujet, mais révèle en creux la négativité constitutive du signifiant.  « La négation ça n’est pas un zéro « dit Lacan dans la leçon du 21 février 62 », « jamais, linguistiquement c’est un « pas un » ».

En ce sens si la première identification freudienne était celle de la consommation du père, considérer le parlêtre implique un renversement à propos de la fonction du Un « nous sommes passés des vertus de la norme aux vertus de l’exception ».

Toujours dans la leçon du 21 février : « La fonction de l’Un dans l’identification c’est le trait unaire en tant que (…) fonction synthétique, fonction d’une norme, d’une règle universelle, un 1 ». « Cet 1, son paradoxe c’est que plus il se ressemble-je veux dire, plus tout ce qui est de la diversité des semblances s’en efface- plus il supporte, plus il « 1-carne » la différence comme telle.»

Ce trait unaire est le lieu de l’inscription de la différence, du support de la différence comme telle. Dans la leçon du 22 novembre 61, Lacan précise :  «  La fondation de l\’un que constitue ce trait n\’est nulle part prise ailleurs que dans son unicité : comme tel on ne peut dire de lui autre chose sinon qu\’il est ce qu\’a de commun tout signifiant d\’être avant tout constitué comme trait, d\’avoir ce trait pour support. »

Le signifiant se supporte ainsi du trait unaire, de la position radicale d’exclusion qui le sous-tend.

Saussure évoquait également en 1975 dans son « Cours de linguistique générale », la prévalence différentielle de la structure linguistique. « Dans la langue il n\’y a que des différences. (…) Ce qu\’il y a d\’idée ou de matière phonique dans un signe importe moins que ce qu\’il y a autour de lui dans les autres signes. »

Dans « L\’instance de la lettre » Lacan, faisant allusion aux phonèmes, note qu\’« un élément essentiel dans la parole elle-même était prédestiné à se couler dans (…) ce que nous appelons la lettre, à savoir la structure essentiellement localisée du signifiant ».

La radicalité exclusive du trait unaire est d’emblée posée puisqu’on retrouve au niveau du phonème la même affirmation dans le rapport différentiel de ses traits distinctifs.

Un [p] est un [p], uniquement du fait qu’il n’est pas une voyelle, qu’il n’est pas constrictif, ni palatal, ni sonore, etc…  Le phonème se définit dans le rapport différentiel des traits distinctifs qui le compose.

L’enfant acquiert les différents phonèmes de sa langue non pas en les enregistrant un à un comme le serait supposément un apprentissage.  Au contraire c’est en niant, en éliminant progressivement les phonèmes qui ne correspondent pas à la ou (les) langues dans laquelle il baigne, que le système phonétique s’affirme.

L’expression orale d’un nourrisson dépasse de loin le cadre des phonèmes de la langue de ses parents. C’est comme s’il possédait en puissance tous les phonèmes de toutes les langues du monde, une « bouche de Babel » primitive, qui va subir un oubli à mesure des possibilités articulatoires et phonatoires. Un francophone adulte aura toutes les peines du monde à prononcer un « th » britannique, ou « r »guttural arabe, alors que bébé, il aurait tout à fait pu nier, oublier d’autres traits distinctifs et ainsi fixer et affirmer ces phonèmes.

Les traits distinctifs sont également des supports radicaux d’exclusion ; ce qui définit un phonème sourd, c’est qu’il n’est pas sonore, ce qui définit qu’il est occlusif, c’est qu’il n’est pas constrictif, etc

A partir de ces quelques réflexions, j’aurais souhaité aborder une vignette clinique qui me semble faire écho à ces considérations.

Mme  M. a 67 ans, lorsque  je l’ai rencontrée en 2017 à la suite d’un AVC massif qui l’a plongé dans un  « locked in syndrome», que l’on pourrait traduire par « syndrome d’enfermement». Mme M. était tétraplégique, aphasique (anarthrie pure), avait perdu le contrôle de sa langue, de sa face, de son souffle et de ses paupières. En terme de vision ses globes oculaires présentaient des nystagmus (mouvements saccadés et involontaires) et elle souffrait d’une hémianopsie (perte du champ visuel d’un côté) et d’une héminégligence (négligence d’un hémichamp). Elle était nourrie par poches d’alimentation entérale, et respirait de manière autonome malgré des vomissements fréquents. Elle faisait énormément de fausses routes salivaires, ayant perdu le réflexe de déglutition. Elle était extrêmement agitée, et pleurait beaucoup. Le contrôle palpébral ne permettait pas la stabilité des réponses oui ou non. L’absence de contrôle de souffle ne permettait pas d’émission vocalisée volontaire.

Les pleurs étaient d’ailleurs la seule vocalisation émise.

Le travail rééducatif a d’abord consisté en des massages faciaux, laryngés et endobuccaux légers et une communication d’abord sans réponse mais toujours avec l’hypothèse du sujet qui maintenait pour moi une adresse. J’ai eu par la suite confirmation que sa compréhension était intacte et que lorsque son état de conscience le permettait, elle était lucide.

Par la suite j’ai repris avec elle, ses vocalisations lors de ses pleurs, sous forme de murmure [m] d’abord  en accompagnement de son souffle involontaire, ma main sur son ventre, en miroir, pendant de nombreuses séances. Puis je commençais à découper ces murmures, à créer de la surprise au milieu des rhèses et de l’alternance sourd/sonore. Elle a pu ensuite commencer à émettre des murmures, des vocalisations courtes volontaires sur ses temps expiratoires.

Sur ce support vocal elle a pu ensuite produire des modulations, a commencé à avoir quelques déglutitions sous manipulation. Puis d’autres traits distinctifs sont revenus, puis  des phonèmes, des mots, puis au bout de quelques années des phrases. Elle s’alimente désormais par voie orale.

Je fais l’hypothèse aujourd’hui que le contraste sourd/sonore fit irruption et je soutiens que la négation de ce trait distinctif (la sonorisation vocale), lui a permis de l’identifier, de le reconnaître comme support d’inscription de la différence signifiante comme telle.

Je cite « dans ce que le sujet assimile, c’est lui dans sa frustration, lui « 1 », en tant qu’assumant la signification de l’Autre comme tel, a le plus grand rapport avec la réalisation de l’alternance (a) (-a)».  C’est dans ce rapport du S au 1/a, dans ce rapport du sujet au trait unaire support de l’unité distinctive que le sujet fait l’épreuve de la frustration et de sa limitation de jouissance.

Ici, c’est par la négation d’un trait distinctif attendu dans son alternance, espéré, comme dans le retour de la bobine, que l’identification a eu « à se faire avec ce quelque chose qui est l’objet du désir ». Lacan évoque cet objet dans la leçon du 24 janvier 62 en ces termes : « ce dont il s’agit, ce n’est pas simplement de la présence ni de l’absence du petit (a), mais de la conjonction des deux, de la coupure. C’est de la disjonction du a et du -a qu’il s’agit, et c’est là que le sujet vient à se loger comme tel, que l’identification a à se faire avec ce quelque chose qui est l’objet du désir. »

« Qu’est -ce que l’(a) ? Rien n’importe quoi, la petite balle de ping-pong, n’importe quel support du jeu d’alternance du sujet dans le fort-da. Il ne s’agit strictement de rien d’autre que du passage du phallus de a+ à a- et que par là nous soyons dans le rapport d’identification. »

Sébastien Prévosto