Séminaire de Lacan « L’identification » 1961-1962
Leçon 10, du 21 février 1962
Identification. A quoi un sujet peut-il bien s’identifier ?
Comment faisons-nous pour que chaque matin devant la glace nous nous reconnaissions par rapport à hier ?
Qu’avons-nous identifié pour qu’il y ait cette reconnaissance ?
Ces questions concernent la constitution du moi et le stade du miroir.
A quoi un sujet peut-il s’identifier ? Cette question concerne d’avantage les identifications symboliques, fondatrices du sujet.
Avec le sujet, Qu’est-ce qui est là ? Qu’est-ce qui fonctionne, qu’est-ce qui parle ? demande Lacan. Il ne dit pas qui, mais qu’est-ce. Qu’est-ce qu’on peut identifier comme étant le sujet en quelques sortes ?
Dans la leçon 10, Lacan souligne la fonction privilégiée du phallus dans l’identification du sujet, puis en fin de leçon il conclura « le sujet, à savoir à quoi il convient de l’identifier, il ne saurait s’agir que de celui du désir. »
Il terminera cette leçon avec la question du stade du miroir.
Mais revenons aux leçons précédentes et ce que nous dit Lacan sur la négation :
C’est à travers une série de petites phrases qu’il nous entraine pour nous faire prendre la mesure de ce en/par quoi une négation peut opérer.
–Je crains qu’il ne vienne, cette phrase oscille entre « je crains qu’il vienne et je crains qu’il ne vienne pas.
–avant qu’il ne vienne, différent de avant sa venue.
–plus petit que je ne le croyais, (entre l’imaginaire et la réalité, projection du sujet.)
–il y a longtemps que je ne l’ai vu, (Ca ne peut pas se dire à propos d’un mort, mais une prochaine rencontre est toujours possible.)
-je ne sais –le doute
-j’sais pas- j ‘ ≅ ch ne est avalé, tout repose sur la lourdeur du pas.
-ch’sais pas
-je ne le (sais pas) –Ca insiste sur le ne.
-je ne lui (dit pas)-
Le ne se j-ise et le pas vient-il faire la privation ?
(Dans des leçons prochaines, il dira « la privation concerne le point le plus central de l’identification du sujet. »)
La négation opère une division entre un ne explétif – exprimant une discordance, une dissonance si subtile qu’elle n’est qu’une ombre de la trace du sujet de l’inconscient- ce ne ouvre une béance entre le sujet de l’acte d’énonciation et le sujet de l’énoncé – et un pas, point, personne, rien etc…exclusif.
La négation, cela ne se réduit pas à une binarité entre un oui et un non, Lacan parlera même d’affirmation d’une négation ou de la négation d’une affirmation.
La négation va se nouer au statut du sujet, nous dit-il.
Dans la leçon 10, Lacan dit de la négation que ce n’est pas un zéro, mais un pas un, et voilà un pas tout autant ! Un pas, c’est à dire qui engage la motricité, c’est aussi ce moment où l’enfant dit non et où nous pouvons observer que de façon concomitante il commence à marcher.
Ceci m’évoque un moment de ma clinique :
Cet enfant vient me voir car la mère est inquiète, il ne parle pas.
Sa mère est aimante et attentive mais pour des circonstances de naissance difficile, d’absence du père, la mère est tourmentée par sa propre inquiétude et sa culpabilité.
En effet, de façon surprenante cet enfant se déplace en silence. Après avoir fait un puzzle, sans grande difficulté, représentant un bateau de pirate et son capitaine, le voilà qui s’élance, et il y dessine une forme massive.
Son élan vers le tableau et les « marques » sur le tableau s’enracinent dans une pulsion motrice, il y va! Ce geste, ce vouloir dessiner, passe par un mouvement de scription. Le fait d’écrire s’entend en tant que geste. Geste qui témoigne d’une existence nous dit Gérard Moralès, ces travaux s’appuient sur des travaux autour de la préhistoire, il nous souligne :
« L’importance pour l’homme est de marquer son existence dans son milieu. Ces inscriptions (de séries de points, traits) rendent comptent d’une rythmicité, celle au rythme du vivant.
C’est à la fois pour marquer le trait « qui plus que d’ajouter, vient enlever. »
C’est une mise en forme d’un lieu possible de l’émergence d’un il y a. »
La roche est la roche, à partir du moment où un trait y figure, c’est l’espace, la surface autour de ce trait qui apparait, le trait en creux marquant la surface. »
Cette approche de l’écriture par l’inscription du trait, de la forme me parait essentielle, et me permit à travers la forme massive et les autres qui suivront après, d’être sensible et de se laisser transporter dans cet espace propre, subjectif que cet enfant vient « escrire».
Au-delà du geste, j’ai dit des choses, je me suis laissée aller à « interpréter », littéralement prêter entre les lignes un sens mais qui ne vaut que comme support pour parler de ce escrire.
Les traits sur les parois ont une valeur pour nous d’indice d’un « il y a là existence humaine » plus encore que de signification.
C’est à une représentation de la fonction même de la représentation que nous avons affaire. Un pictogramme véhicule une signification par ce qu’il représente.
Je prête à ce dessin une valeur d’inscription de même ampleur.
La répétition de ces formes dans les séances suivantes où il s’amusera même à les effacer pour les réécrire immédiatement prend valeur d’alphabet. Son trait évolue de plus en plus vers des formes, où il prend une attention particulière à fermer les courbes, « systématise » le geste pour une forme. Il semble s’exercer à l’écriture de lettres de son alphabet.19
Le mouvement, s’enracine dans/depuis le pulsionnel. Il y va.
Au-delà de ce qui est dit et de ce que l’on en a dit, il y a cette activité à l’état brut.
La pulsion motrice convoquée pour aller jusqu’au geste témoigne d’une spatialisation du monde pour cet enfant. Le trait plus que d’ajouter, enlève. Du tableau blanc, il délimite, sculpte, scripte l’espace la surface de la paroi-tableau, c’est à sa spécialisation du monde, son monde que nous sommes invités.
« Dire qu’il y a un trait sur une paroi ça demande de s’intéresser à l’espace et au corps » nous dit Gérard Moralès.
A la leçon 9, Lacan nous propose cette écriture : a (1 + 1 + 1 + 1 + 1….).
Nous faisons apparaître alors l’objet métonymique comme signifiant, il est factorisé et se redistribue à chacun, à chaque un.
Ce peut être le sein dans chaque demande de l’enfant.
Cet objet nommé sein, affublé d’un signifiant pourrait-on dire, est-il encore ce morceau de chair, cher aux mammifères pour la survie de l’espèce ? L’objet sein est-ce encore la mamme ? Ce questionnement découle directement de la logique du signifiant. Faire apparaître l’objet métonymique comme signifiant nous entraine dans A n’est pas A. Puisque la logique du signifiant nécessite de considérer le signifiant comme non soumis à la loi des contradictions, c’est-à-dire cette pensée logique depuis Aristote qui s’appuie sur l’identité A=A, alors que le signifiant se supporte de la contradiction A n’est pas A.
Tout comme le sein, il en est de même pour le pénis qui ne prendra sa valeur de phallus que tombé sous le coup de cette menace qui s’appelle la castration.
Mais petit a ou Phi?
Doit-on mettre le phallus en factorisation ou l’objet?
Doit-on écrire a(1+1+1+1+…) ou φ(1+1+1+1+…) ?
Est-ce petit a qui est organisateur de la chaîne signifiante ou est-ce le manque?
C’est la castration qui va donner à l’objet, une marque phallique.
Dans la psychose, voix ou regard, ne feront pas cause du désir, mais impératif, cause de la jouissance de l’Autre.
Le thème majeur de la leçon 9 est celle de la fonction de l’objet a dans l’identification du sujet.
Cet objet, il est toujours partiel, on ne l’a pas en main, c’est toujours cette place vide en attente d’être saturée. Entre –a et +a.
« l’objet métonymique du désir, ce qui, dans tous les objets, représente ce petit a électif où le sujet se perd (par la demande) cet objet vient au jour métaphoriquement quand nous venons à le substituer au sujet, qui dans la demande est venu à se syncoper, à s’évanouir, pas de trace, S barré, nous le révélons, le signifiant de ce sujet, nous lui donnons son nom le bon objet, le sein de la mère, la mamme. » p.130
Quand le sein, qu’il notera dans le mathème sein(a) et la mamme viennent à se simplifier (au sens de la simplification de fraction.) la métaphore s’écrit alors :
$ ⁄ sein − sein(a)/ phallus,
Il proposera par la suite la figure du tore pour articuler demande et désir, mais à ce stade du séminaire Lacan propose cette métaphore où ce qui passe dans les dessous, se simplifie. C’est la question du sein et de la mamme, collabés par la demande.
Cette métaphore où sont prises toutes les identifications articulées de la demande du sujet.
Il aurait pu dire à la demande, au lieu de la demande. Peut-être s’agit-il du fait que le sujet n’acquière aucun statut, mais apparaît et disparaît.
Didier de Brovwer soulignait (à propos de la leçon 9) que le phallus comme signifiant va être la raison (entendons le terme de raison mathématiquement comme dans une suite géométrique ou arithmétique) du désir et non pas la cause qui est l’objet a.
A ce rien, support du jeu d’alternance du fort-da, passage du phallus a+ à a-.
Dans la frustration (manque imaginaire d’un objet symbolique), le sujet assimile (incorpore tout autant), un-corpore de l’Autre. Notation 1/A ?
Cliniquement, je pense au désarroi de l’enfant qui ne peut supporter la frustration, la colère l’envahit, n’est-ce pas ce sujet qui disparaît dans la demande, il ne sait plus ce qu’il veut, il veut tout et cela n’en est pas assez, rien ne peut venir le satisfaire, mais le rien est encore trop ou pas assez. Je pense à une petite fille, chouinant sans cesse, la tétine étant tombée au sol, elle tend la main vers le sol et dit dans les souffles de ses pleurs « partout, partout », le sol entier en est devenu sa demande, rien ne pouvait la calmer, rien était encore trop ou pas assez. Rien équivalait à ce partout.
Prenons appui sur « phi en est la raison et a la cause ».
Lacan propose de se décentrer du grand Un qui domine la pensée de Platon à Kant.
Faire un déplacement du concept au signifiant.
Il y a le grand Un de la philosophie et puis le trait unaire de l’identification. Ce trait insituable, aporie pour la pensée qui se réduit à un trait.
Nous passons de l’Einheit à l’Einzigkeit, du Grand Un à l’unicité.
La bascule se fait « des vertus de la norme aux vertus de l’exception », exception dans le sens de subjectivité. Au Séminaire d’hiver, ce janvier 2021, avait pour titre « identification ou subjectivité ? ».
Claude Landmann rappelait la finalité de la cure, celle de prendre le parti du désir se situant dans ce nouage à trois dimensions autour du trou – bascule du miroir qui laisse percevoir le regard et le montage de l’image- contre l’Idéal du moi et sa tranquillité narcissique.
Corinne nous rappelait en cartel que Fernand Oury dit que le paranoïaque, c’est celui dont le sujet se précipite dans l’image.
Revenons sur le trait, Mais ce trait, par où s’introduit-il ?
Sur la paroi, de semblables en semblables, l’identité ou l’identique s’efface au profit de la différence comme telle. Mais comment ? Dans son livre Un mystère plus lointain que l’inconscient, Alain Didier-Weil évoque l’originaire en termes d’un réel humain primordial en attendant qu’un signifiant s’incarne en lui. S’un-carne, il y a la de l’incorporel, un-corporel. (Radiophonie Lacan dit « le premier corps, l’un-corporel, fait le second de s’y incorporer ».) Nous y reviendrons.
Que cherche le désir? demande Lacan.
L’objet est-il désirable en soi ? Ou plutôt il est désirable parce que désirant, c’est-à-dire manquant, c’est ce manque dans l’autre qui suscite mon désir.
Après avoir souligné la fonction privilégiée du phallus dans l’identification du sujet (leçon 9), Lacan nous dit « le sujet, à savoir à quoi il convient de l’identifier, il ne saurait s’agir que de celui du désir. » p.144 C’est presque le point final de cette leçon, point essentiel en tout cas.
Il souligne qu’il n’y a pas de sujet de l’amour, mais il y a un sujet du désir.
Effectivement, Comment pourrait-il y avoir un sujet de l’amour ? L’amour on en est victime dit-il.
Cependant je reviendrai sur ce contre-point qui tout de même les met, amour et désir, tout contre.
De la rencontre entre Alcibiade et Socrate, voici ce que nous dit Lacan :
Alcibiade celui pour qui peu de choses lui ont manqué de l’ordre du plus extrême de ce qu’on peut avoir.
Il s’offre à Socrate, qui n’en fait rien et qui finit par lui dire : « Alcibiade occupe-toi un peu de ton âme ». S’il y a quelque chose qu’Alcibiade n’a pas, ce serait peut-être son savoir, sa sagesse à quoi répond Socrate : « je ne sais rien sinon peut-être ce qu’il en est de la nature de l’éros ».
Alcibiade ne manque de rien si ce n’est de la nature du manque. Socrate lui propose de passer de l’amour des corps – qui est l’invitation d’Alcibiade à Socrate – à l’amour des âmes.
Cet amour du corps, « je n’aime que mon corps, même quand cet amour, je le transfère sur le corps de l’autre. » Désirer est différent. Je désire l’autre parce qu’il désire. Je désire l’autre non pas parce qu’il serait désirable mais comme désirant.
L’objet de mon désir c’est à sa marque (en quelque sorte mais une marque insituable) de manque qu’il se constitue. C’est en ça qu’il est pour moi désirable.
L’objet va se constituer de la sorte. Chez les tout-petits, on voit bien comment l’enfant va être attiré par la voiture que l’autre à en main, ce doit être cet objet qui anime l’autre avec un tel « réjouissement » !! Lacan nous invite à suivre Saint-Augustin avec ce point de bascule où observant le frère puîné, blême de jalousie, l’objet se découpe. Cet éveil à la jalousie, va permettre à l’objet de se constituer en position tierce. « Ce qui m’est cher, voilà que c’est l’autre qui l’a en main ! »
Cette opposition amour, désir concernant l’identification du désir, n’a pas été sans me poser question.
D’ailleurs Lacan nous dit :
« Je suis en train d’accentuer cette frontière qui sépare le désir de l’amour, ce qui ne veut pas dire bien sûr qu’ils ne se conditionnent pas par toutes sortes de bouts. »
Ce que le désir cherche c’est le désirant, l’objet désirable parce que désirant.
Désirer quelqu’un, faire l’amour, c’est aussi en passer par le corps de l’autre.
« Au niveau du désir, tout ce corps de l’autre, ne vaut que, justement, par ce qui lui manque. »
Mais qu’est-ce qui permet à l’objet a d’être cause du désir ?
Comment va-t-il arriver à être support de cette marque du manque ? Par quelle opération ? Ce trait il s’introduit par où, comment s’un-corpore-t-il ?
Comment peut-il avoir le pouvoir d’en être le support de cette marque de manque si ce n’est par le miracle de l’amour ?
Si Lacan, met de côté l’amour à ce moment de son élaboration, il est tout de même en contre-point. Pas si loin…
Je n’aime que mon corps même quand cet amour je le transfère sur le corps de l’autre. Ce corps c’est dans cette phase du stade du miroir qu’il s’organise. …« le premier corps fait le second de s’y incorporer » (Radiophonie)
Lacan termine la leçon en disant que le stade du miroir est fondamental, sans le stade du miroir nous ne pouvons que nous situer dans la confusion qui met tout sous l’angle du rapport du maître et de l’esclave. Est-ce à dire que le stade du miroir introduit un regard à travers un cône bien orienté, la dimension de l’Autre ?
Il s’introduit par la présence de son regard et une certaine nomination « Pedro, mon fils…. ».
En laissant ces questions ouvertes, je voudrais évoquer ce que Marie-Christine Laznik a pu présenter au séminaire du bébé dans tous ses états.
Elle souligne combien la psychanalyse s’intéresse à la chaine signifiante, mais que le tissage nécessite tout autant la trame. La trame concerne le transfert dit-elle.
Rappelons que son travail est assez spécifique autour des bébés à risque autistique, et je dirais que c’est à la remise en route de ce cône qu’elle travaille. C’est à l’absence de contact entre mère et enfant qu’elle tisse ou invite au tissage entre émerveillement et surprise dit-elle.
Au fil de son témoignage de son analyse avec Lacan, elle parle de l’amour de transfert.
« L’amour de transfert de l’analyste c’est un en aimant envers l’aimé (l’analysant) qui va transformer cet aimé en aimant et permet ainsi d’accéder à la place de sujet. Il s’agit de lui apprendre ce qui lui manque, de l’apprendre en tant qu’aimant. De lui apprendre à aimer. »
Marie-Pierre Bossy