ALI Paris – Séminaire d’été 2023 – Table ronde En corps et jouissances – Ghislaine Chagourin
Vous savez sans doute que le tango c’est l’âme de l’Argentine et d’une grande partie de l’Amérique du sud et ce n’est donc pas moins sérieux et clinique que les mystiques ou l’amour courtois dont se sert Lacan à propos de la jouissance et de la sublimation. En revanche, vous ne savez peut-être pas que le tango, qui connaît une pratique mondialisée, suscite souvent une forme d\’addiction chez ceux et celles qui le dansent (on dit tangueros et tangueras). Pour nombre d’entre eux, toute ou une grande partie de la vie sociale est organisée pour et autour du tango. Voici quelques propos entendus en tant que tanguera moi-même ou sur le divan en tant qu’analyste.
« Le tango c’est ma vie, c’est ma drogue, je ne peux pas m’en passer »,
« Certains abrazos (enlacement des corps des danseurs) me procurent plus de plaisir qu’une relation sexuelle, ça relève du sacré »,
« Je suis comme amoureux de ma/mon partenaire pendant toute la durée d’un tango quand on est bien connectés (connexion : signifiant de la rencontre dans l’abrazo)”,
Le tango est donc une musique en 2 ou 4 temps, chantée ou pas, dont les paroles sont souvent tristes voire mélancoliques et c’est aussi une danse qui se danse à deux dans une rencontre corporelle sans parole – on ne parle pas entre partenaires en dansant. Pourtant on ne dira pas – comme ça s’entend – que “le tango est une pensée triste qui se danse”, mais on partira de cette idée d’une “émotion” dont parle Jorge Luis Borges comme énergie du tango , quelque chose qui intrique le corps et le psychisme, ce qui évoque bien sûr la pulsion freudienne.
L’abrazo, c’est l’étreinte, l’enlacement des corps qui se nouent autour d’un vide plus ou moins serré pendant la danse (Extrait 1 Abrazo : https://youtube.com/clip/Ugkxlojdh5YvhBmpWZDhEi2TYTCUQd7mhuUS?si=luEGm7mDRpEw4jMSabrazo ). Il y a 2 positions distinctes dans cet abrazo comme dans la sexuation: le plus souvent l’homme guide et la femme suit. En cela le tango est très phallique, mais il n’est pas que phallique, on peut naviguer dans les positions sexuées et danser “entre femmes” ou “entre hommes”, un homme peut suivre et une femme peut guider; D’ailleurs aux débuts du tango, faute de femmes, les hommes dansaient entre eux pour apprendre à bien danser afin d’obtenir la faveur d’une prostituée. Mais impossible de danser sans respecter la distinction de ces 2 places: le S1 guide et le S2 suit pour évoquer le discours du maître – mais c’est plus subtil que cela – les bons danseurs parlent d’un dialogue entre les 2 positions. Le couple improvise la danse en interprétant en silence – dans un accordage des corps – et – avec des pas très variés qui respectent des règles techniques et esthétiques – interprétant donc la musique et à travers elle, le rythme, la mélodie voire un instrument ou même une émotion en particulier liée aux paroles. Cette distinction fait qu’en dansant le tango on ne fait pas Un à partir de 2 et on n’est pas deux Uns non plus qui pourraient s’additionner pour faire deux, puisqu’on est distincts. Je dirai que l’on se noue à 3, ce qui permet de s’étreindre. Ce nouage à 3 fait bien sûr penser au nœud borroméen: nouage des corps imaginaires, de la danse réelle et de la musique symbolique. Enfin, le “guideur” doit mettre en valeur sa partenaire, en faire une « Reine » ce qui permet de dire qu’il la produit comme objet a, ce qui peut donner accès à une jouissance phallique entre le réel de la danse et le symbolique de la musique pour les 2 danseurs. Mais pas seulement !
La danse qui résulte de ce nouage est donc une création unique liée à la subjectivité du guideur – qui doit rester à l’écoute de sa partenaire – et à la capacité de sa partenaire de dialoguer avec lui en interprétant et en embellissant son guidage et ce quel que soit leur niveau de danse (Extrait 2 tango : https://youtube.com/clip/Ugkxl_TQ-SFX3pUhFglNELRMUoeWnIUovS4g?si=rC7TFHT8LZN7j3C8 ). Enfin, on danse dans un groupe qui partage des codes communs dans un lieu dédié : la milonga (qui désigne le bal et le lieu du bal de tango. Mais cela désigne aussi une des 2 autres danses affiliées au tango). N’y va pas qui veut ni n’importe comment à la milonga, les codes en vigueur, réputés phallocentrés sont pourtant basés sur un vrai consentement mutuel pour danser.
Mais cela n’explique pas le côté addictif du tango. Quelle est la jouissance en plus à l’œuvre, est-ce une simple jouissance d’objet ou une jouissance Autre ? Faut-il s’en méfier ?
Jorge Luis Borges [1] précise que le tango a « cette racine infâme » d’être né dans les maisons closes en fin de 19e siècle. Il est devenu une sorte de “promenade voluptueuse” en début de 20e siècle et l’étymologie, le mot Tango viendrait du verbe latin tangere, toucher, tango, je touche (Borges, op. cit.). Dans la danse il s’agit bien d’être à l’écoute de la pure présence du corps de l’Autre mais aussi à l’écoute – dans un nouage – du rythme, des paroles et de la mélodie.
Sur la question du rythme, Ch. Melman disait que ce qui fait rythme, et rajoutons jouissance, ce n’est pas le phallus mais bien l’objet a. Le phallus ça fait Un alors que l’objet a ça fait un Réel – précise t-il – ça va régler la répétition du désir. Hervé Bentata rajoute que dans la danse, je cite: “ Le rythme structure certes la voix mais aussi le regard et le corps dans sa gestualité. Le rythme est inhérent aux pulsions et à l’objet a, par les découpes qu’il opère dans son jeu du même au différent, où il produit des sortes de patterns. De plus, il n’y a pas de mise en jeu de la voix qui ne s’associe habituellement à une mise en jeu du corps et du regard » (H. Bentata, 2022 [2] ).
Marc Morali va plus loin et avance que ce qui fait consister le corps dans la danse c’est la coïncidence du 1 de la mesure rythmique avec le Un unaire constitutif de l’orientation réelle du corps et que cela fait signe d’une jouissance inconsciente (Morali, 2022 [3] ). La mulateada). Il souligne l’appétence pour les rythmes dits pairs – ce qui est le cas de la milonga en 2 temps et du tango en 2/4 qui suivent donc la symétrie du corps. Il évoque le cas de la valse en 3 temps plus subversive car dit-il: « elle accentue [..] le rapport entre rythme musical, rythme corporel et rythme amoureux” (op. cit.). Ce rythme en 3 temps c’est le rythme que l’on retrouve dans la 3e danse affiliée au tango et appelée vals (Extrait 3 Vals : https://youtube.com/clip/UgkxfT9y3PobMO0AsNYhBus9vSwoHuQGuaqz?si=6cOzc6rfmK_jYOqr ) (Extrait 4 Milonga : https://youtube.com/clip/UgkxD8qBPgHIx1YbHhJLTJQPseLCe2kSHj4M?si=iBO0jQ4Fz4qePBRd ).
Avançons que l’abrazo déclenche un parcours pulsionnel qui convoque les pulsions scopique, invocante et la motricité du corps en mettant l’objet a au centre de l’espace danse. De la qualité de l’abrazo et de la connexion vont dépendre les jouissances éprouvées et sans doute ce ressenti “addictif”. Interpréter la musique en rythme à deux, corps enlacés et sans parole hormis celles éventuelles de la chanson peut aussi donner lieu à une jouïs-sens. A Buenos Aires, on danse souvent en fonction de l’émotion liée aux paroles.
Regarder un couple danser, notamment en démonstration professionnelle, peut réveiller des fantasmes sexuels chez les spectateurs qui parleront de sensualité voire de séduction. Par contre, en tant que danseur et danseuse, la jouissance éprouvée dans une bonne connexion est par contre hors sexualité mais n’est pas pour autant hors sexe. Collectivement déjà, cette énergie sexuelle qui devient émotion triste et se transforme en création dansante et en musique sociale évoque bien sûr la sublimation au sens freudien comme destin de la pulsion. Subjectivement, de nombreux tangueros et tangueras témoignent que parfois le plaisir éprouvé en dansant est plus fort que celui d\’un orgasme sexuel voire relève du sacré. Cela peut se produire avec quelqu\’un ou quelqu\’une qui n\’aurait jamais éveillé une convoitise sexuelle par ailleurs et parfaitement inconnus et cela ne dure que le temps d’une danse. C’est donc un parcours dont le destin est la sublimation.
La sublimation c’est ce qui « élève un objet à la dignité de La Chose » (Lacan, l’éthique, 1960 [4] ). Cet objet n’est pas la Chose mais un objet idéalisé, inaccessible qui se donne à voir dans le monde du tango sous la forme des démonstrations de danse des maestros y maestras(professeurs de tango) qui viennent présentifier l’étreinte parfaite et perdue. Ces démonstrations sont au tango ce que sont la Dame dans l’amour courtois et Dieu pour les mystiques. Comme nous l’a enseigné Lacan, l’autre ressort de la sublimation c’est le fantasme qui lui est organisé par l’objet a cause du désir. Dans l’abrazo on a ces 2 dimensions de l’objet a de la pulsion à travers le rythme et la musique et de l’objet a cause du désir à travers la partenaire. En tout cas, c’est l\’objet petit a qui mène la danse. Et à l’intersection du réel de la danse et des corps dansants surgit la jouissance Autre, cette jouissance pas-toute phallique, féminine dont Lacan nous parle dans Encore.
Elle semble tout à fait accessible aux hommes dans ce cadre en partie parce que l’abrazo se noue en silence, hors langage. Je reprends les propos de l’un d’entre eux qui est un bon danseur et très « accro » au tango : « quand je danse, j’oublie le sexe, je suis trop pris dans la danse. Ce que j’éprouve ne relève pas de la sexualité et c’est difficile d’en parler. Je sais juste que ça se passe dans le corps et que je peux le partager dans l’abrazo avec ma partenaire ». Pourtant le fait qu’il mette sa partenaire en valeur – autrement dit en position d’objet a – évoque la formule du fantasme qui se lit dans le tableau de la sexuation. Comment dès lors peut-il accéder à cette jouissance Autre ? Sans doute grâce à la musique et au rythme qui permettent à l’objet a de prendre le pas sur le phallus. D’ailleurs cet autre bon danseur disait qu’il peut revenir à une position de séduction (dans le sens de phallique) que lorsque sa partenaire danse mal: “il ne reste que ça” plaisantait t-il.
En tout cas, cette jouissance pas toute phallique, ça fait danser ! C’est ce qui fait que le tango peut être ressenti comme une addiction. Mais pas de Pharmakon, pas de captation par l\’image, pas de dépendance affective toxique dans le tango, pas de mise à mal des lois du langage mais une grande appétence corporelle et l\’envie de toujours mieux danser pour mieux se « connecter », c’est-à-dire mieux « écouter » l\’autre et la musique (il faudrait dire s’accorder au corps de l’autre). Ce qui d’ailleurs est le ressort du manque et du désir à l\’œuvre : ça pourrait toujours être mieux…. Notons que cela s’inscrit de façon totalement différente que le « toujours plus » qui régit le rapport à l’objet de notre début de 21e siècle. Mieux vs Plus.
Cette jouissance Autre est toutefois prise dans la loi symbolique qui fait lien social en jouant notamment avec les possibles de la sexuation et le pluriel des jouissances. Par ailleurs, on pourrait sans doute développer l’idée que si les codes du tango ont une assise très phallique, c’est l’objet a qui finit par mener la danse ! Sans vouloir faire du tango une thérapie, on pourrait dire que si la fin d’une cure analytique permet souvent de faire tenir le corps ou de redonner un corps, le tango permettrait de s’en servir en le faisant consister dans des jouissances plurielles.
[1] Jorge Luis Borges, né le 24 août 1899 à Buenos Aires, Jorge Luis Borges achève ses études secondaires en suisse. Après la chute de Perón en 1955, il est nommé directeur de la Bibliothèque nationale. Conteur, poète, essayiste, il est reconnu comme le maître incontesté des lettres argentines. Ses recueils de nouvelles passent pour des classiques de la littérature contemporaine. Il a écrit des chansons de tango et sur le tango. Il est mort à Genève le 14 juin 1986.
[2] H. Bentata, Baby’s rythm and blues, le rythme comme fonction structurale essentielle dans le développement de l’infans, Journal Français de Psychiatrie N° 50, Erès, 2022
[3] M. Morali, Ecrire, chanter, danser, interpréter : le rythme, Journal Français de Psychiatrie N° 50, Erès, 2022
[4] J. Lacan, l’éthique de la psychanalyse », 1960