En cette rentrée de 2005, comme nous discutions à l’Ecole de Nancy du programme des séminaires publics pour cette année, je me suis aperçu qu’à propos du désir qui était le thème des interventions déjà présentées ou en gestation, il n’était pas question de la psychose. Alors, bêtement j’ai posé cette question « Qu’en est-il du désir dans la psychose ? »
Et j’ai essayé de me mettre au travail …
Je me suis aperçu alors que dans les présentations de malades auxquelles je participe depuis 13 ans, chaque mois à Paris, ce n’était pas en terme de désir qu’était élaboré le trait du cas.
Pourtant c’est en terme de fantasme et de désir que Freud aborde la question de la paranoïa.
Nous allons le suivre dans le commentaire qu’il fait de Schreber où il part de l’homosexualité et du narcissisme. Mais il s’attache essentiellement à différencier Névrose et Psychose et à faire ressortir le trait distinctif de la paranoïa qui tient au mécanisme de formation des symptômes. Ce mécanisme fait intervenir :
– la projection
– le refoulement
– le délire
Tout au long de son œuvre, Freud en inventeur de la psychanalyse, a posé des questions qu’il a laissées ouvertes. C’est ce que Lacan appelle des « pierres d’attente».
A partir de la grammaire freudienne du délire, Lacan va démontrer qu’il s’agit là d’une aliénation verbale. Puis il va situer la régression narcissique comme relation spéculaire et replacer le délire dans le circuit de la parole (Schéma L). Il continue d’autre part à suivre son fil qui est celui du signifiant. Partant de la parole du psychotique il démontre qu’il s’agit dans le délire de la décomposition de la fonction du langage.
Une autre pierre d’attente est la Ververfung freudienne que Lacan traduit par forclusion dont il fait le mécanisme distinctif de la psychose. Ce qui est forclos est un signifiant dont l’absence affecte tout le système signifiant. Cette absence se mesure à des effets bien précis que la clinique nous enseigne.
Nous terminerons sur ce que nous en livre Marcel Czermak et qu’il appelle la« déspécification des pulsions. »
Pour Freud (1) la cause occasionnelle de la maladie de Schreber fut une poussée de libido homosexuelle portée dès l’origine sur Flechsig, son médecin bienfaiteur qui l’avait guéri huit ans plus tôt. La lutte contre cette pulsion libidinale produisit le conflit générateur des phénomènes morbides. Mais pourquoi cette explosion se produit-elle après sa nomination comme président de la Cour d’Appel de Dresde ?
Freud s’il pose la question ne peut y répondre en l’absence de données biographiques plus précises. Il évoque la frustration de Schreber de n’avoir pas eu l’enfant désiré et sa crainte de voir sa lignée s’éteindre, ce qui aurait pu favoriser son fantasme d’être une femme, le replaçant par régression dans l’attitude féminine qu’il avait eue envers sons père dans ses premières années.
Mais ce complexe paternel n’est pas caractéristique de la paranoïa pour Freud. Le trait distinctif de la paranoïa est à rechercher dans la forme particulière que revêtent les symptômes. Cette forme tient au mécanisme qui les constitue :
« Ce qui est essentiellement paranoïaque dans ce cas c’est que le malade pour se défendre d’un fantasme de désir homosexuel, ait réagi précisément au moyen d’un délire de persécution de cet ordre. » (2)
Freud a constaté avec surprise par l’expérience de nombreux cas de paranoïaques rapportés par Jung et Ferenczi que « dans tous ces cas, la défense contre un désir homosexuel était au centre même du conflit morbide. » (2) Ce n’était pas ce que Freud attendait car « l’étiologie sexuelle n’est justement pas du tout évidente dans la paranoïa. » (2) Seule domine une frustration sociale. Mais à y regarder de plus prés ce qui blesse est lié aux composantes homosexuelles de la vie affective. Le délire met régulièrement en lumière la relation entre vie sociale et désir érotique.
Le Narcissisme.
Freud intègre ces données dans ses dernières théorisations, notamment celle du narcissisme qu’il situe entre l’auto-érotisme et l’amour objectal et définit ainsi :
« L\’individu en voie de développement rassemble en une unité ses instincts sexuels qui, jusqu’à là, agissaient sur le mode auto-érotique, afin de conquérir un objet d’amour, et il se prend d’abord lui-même, il prend son propre corps, pour objet d’amour avant de passer au choix objectal d’une autre personne. » (3)
Sur le corps propre, ce seraient les organes sexuels qui exerceraient l’attrait primordial. Ainsi l’étape suivante conduit au choix d’objet doté des mêmes organes génitaux. Vient ensuite le choix d’objet hétérosexuel. Ces aspirations homosexuelles que l’on trouve au cours de ce processus se retrouvent ensuite employées à étayer les instincts sociaux. Les frustrations ou bien une intensification de la libido peut l’amener à revenir à des stades antérieurs de fixation.
Mécanisme de formation du symptôme.
Au centre de ce mécanisme Freud met la projection qu’il définit ainsi :
« Une perception interne est réprimée et, en son lieu et place, son contenu, après avoir subi une certaine déformation parvient au conscient sous forme de perception venant de l’extérieur. » (4)
Vous entendez qu’il n’y a aucunement une projection de l’intérieur vers l’extérieur. Freud le précise plus loin avec cette formule essentielle :
« Il n’était pas juste de dire que le sentiment réprimé au-dedans fût projeté au-dehors ; on devrait plutôt dire : « ce qui a été aboli au-dedans revient du dehors. » (5)
En 1924 dans « La perte de réalité dans la névrose et la psychose » Freud articule deux phases dans la névrose et la psychose. Pour la psychose dans le premier le moi se coupe de la réalité, dans le second il reconstruit une nouvelle réalité. A propos de Schreber il distingue deux moments : le refoulement et le délire qui correspondent à ces deux phases.
Deux phases :
1) Refoulement.
Par refoulement la libido se détache de personnes ou de choses auparavant aimées. Le point de fixation se trouve au stade du narcissisme. La régression parcourt le chemin qui va de l’homosexualité sublimée au narcissisme.
Dans « Névrose et Psychose », en 1924, Freud propose de trouver une alternative au terme de refoulement : « quel peut-être le mécanisme, analogue à un refoulement, par lequel le moi se détache du monde extérieur? » (6)
Il y a là, comme dans ce qui a été cité plus haut au sujet de la projection, ce que Lacan a appelé des « pierres d’attente chez Freud » qu’il saura utiliser.
2) Le Délire.
Freud le dit clairement : la formation du délire est une tentative de guérison, une reconstruction. Le processus de guérison supprime le refoulement et ramène la libido aux personnes même qu’il avait délaissées. Il s’accomplit par la voie de la projection.
L’hypothèse de Freud fait du fantasme de désir homosexuel : « aimer un homme » le centre du conflit dans la paranoïa de l’homme.
Il note qu’il est curieux de constater que « les principales formes connues de paranoïa puissent toutes se ramener à des façons diverses de contredire une proposition unique :
« Moi (un homme) je l’aime (lui, un homme) » ; bien plus, qu’ elles épuisent toutes les manières possibles de formuler cette contradiction. » (7)
La phrase : « Je l’aime (lui, l’homme) » est contredite par :
a) le délire de persécution qui proclame très haut :
« Je ne l’aime pas, je le hais. »
Pour le paranoïaque cette contradiction ne peut devenir consciente sous cette forme. Pourquoi ? Et là, Freud pointe un des caractères fondamentaux de la paranoïa :
C’est que « le mécanisme de la formation des symptômes dans la paranoïa exige que les sentiments, la perception intérieurs, soient remplacés par une perception venant de l’extérieur. » Nous avons là les bases de la xénopathie.
Par « projection » « je le hais » se transforme en « il me hait. » Le sentiment interne qui est à l’origine apparaît comme conséquence d’une perception extérieure :
« Je ne l’aime pas, je le hais, parce qu’il me persécute. »
Ce persécuteur était auparavant un homme aimé.
b) l’érotomanie
« Ce n’est pas lui que j’aime, c’est elle que j’aime. »
La nécessité de la projection transforme cette proposition :
« Je m’en aperçois, elle m’aime. »
L’érotomanie part de la perception venue de l’extérieur : « elle m’aime. »
« Ce n’est pas lui que j’aime, c’est elle que j’aime parce qu’elle m’aime »
c) Le délire de jalousie.
Chez l’homme : « Ce n’est pas moi qui aime l’homme, c’est elle qui l’aime. »
Il soupçonne la femme d’aimer tous les hommes qu’il est lui-même tenté d’aimer. La projection n’est pas nécessaire puisque le changement de sujet fait que la perception intérieure est remplacée par une perception extérieure.
Chez la femme : « Ce n’est pas moi qui aime les femmes. C’est lui qui les aime. »
Freud rajoute qu’à une proposition qui comprend trois termes on pourrait croire qu’il n’y a que trois manières de la contredire : « Le délire de jalousie contredit le sujet, le délire de persécution le verbe, l’érotomanie l’objet. » (8) Mais il y en a une quatrième qui rejette entièrement cette proposition :
« Je n’aime pas du tout. Je n’aime personne. » C’est identique à : « Je n’aime que moi. » Ce qui donne le délire des grandeurs.
Lacan : l’aliénation verbale.
Lacan dans le séminaire III aborde la question du délire comme il apparaît, c’est-à-dire comme une parole. Comme telle elle est à situer à partir des quatre lieux du schéma L (S, A, a, á ).
En reprenant les propositions Freudiennes sur la constitution des délires paranoïaques, Lacan fait semble-t-il un lapsus (les différentes versions donnent la même chose sauf celle de J.A. Miller) :
« Cette distinction de l’Autre avec un A de l’autre avec un a, c’est dans cet écart, c’est dans l’angle ouvert de ces deux relations que toute la dialectique du désir doit être située, car la question est :
1) « est-ce que le sujet vous parle ?
2) de quoi parle-t-il ? » (9)
Le sujet psychotique parle de quelque chose qui lui parle. La structure de cet être qui parle au sujet et dont le sujet témoigne est ce dont il s’agit dans la paranoïa. L’aliénation dans la psychose est à un autre niveau que l’aliénation imaginaire habituelle, il ne s’agit pas simplement d’identification.
La structure de cet être qui parle au sujet c’est le S tel que l’analyse l’entend, cet inconscient qui parle dans le sujet au-delà du sujet et même quand le sujet ne le sait pas ; ça en dit plus qu’il ne croit. C’est un S + .
Mais ça ne suffit pas pour caractériser la psychose. Comment ça parle, quelle est la structure du discours paranoïaque ?
C’est pour répondre à cette question que Lacan reprend les hypothèses de Freud mais il le fait en situant le message, son auteur et son porteur et le lieu du code (A).
Au niveau du message la proposition « je l’aime » revient au S en tant que signification selon les trois formes du délire apportées par Freud c’est-à-dire selon trois formes d’aliénation à l’autre dans le délire.
Lacan part du délire de jalousie : « c’est elle qui l’aime ». On fait porter le message par un autre, par un petit autre : c’est l’ego qui parle par l’alter ego qui dans l’intervalle a changé de sexe. C’est une aliénation invertie.
Il ne s’agit pas d’une projection comme celle, névrotique que l’on retrouve dans la jalousie ordinaire et qui consiste à imputer à l’autre ses propres désirs d’infidélité. Freud a bien fait la différence.
Ce n’est pas le même mécanisme que celui-là, psychotique, où c’est l’alter ego auquel le sujet délirant s’est identifié par une aliénation invertie, c’est-à-dire sa propre femme (par exemple), que ce sujet délirant fait la messagère de ses sentiments à l’endroit, non pas même d’un autre homme, mais d’un nombre d’hommes indéfini, car le délire de jalousie est indéfiniment répétable.
Dans le cas du délire d’érotomanie (« ce n’est pas lui que j’aime, c’est elle qui m’aime ») c’est une aliénation divertie car un certain message parvient mais ce n’est plus à celui auquel il s’était adressé que le délirant érotomane s’adresse. Cette aliénation divertie du message s’accompagne d’une dépersonnalisation de l’autre, d’un « autre tellement dépersonnalisé qu’il est grandi aux dimensions même du monde. »
Dans le délire de persécution c’est beaucoup plus proche de la dénégation. C’est une aliénation convertie : l’amour est devenu haine. L’altération profonde de tout le système de l’autre : sa démultiplication, le caractère extensif en réseau des interprétations sur le monde, montre la perturbation proprement imaginaire portée à son maximum.
Lacan repère donc le délire en distinguant quatre places dans le circuit de la parole (Schéma L) :
S: le sujet qui parle qu’il le sache ou non.
á: le petit autre imaginaire, l’autre en tant que le sujet est avec lui dans la relation imaginaire et que cet autre est à la racine, la base de
a : son moi individuel.
A: l’Autre avec un grand A
C’est de ce lieu que le sujet reçoit son message sous forme inversée.
Le message du sujet : « Tu es mon maître » est une nomination qui reconnaît et institue l’Autre absolu.
Le sujet, S s’entend le dire en a.
En retour il s’y fait reconnaître en recevant cette réponse en S (elle est constituée en A) :
« Je suis ton élève. »
C’est à partir de la distinction de ces quatre places que l’on peut commencer à faire la différence entre névrose et psychose.
« Je viens de chez le charcutier »
C’est une présentation de Lacan : un délire à deux. Une fille et sa mère se font hospitaliser en même temps. La fille en sortant de chez elle, dans le couloir, rencontre ce « vilain homme marié » qui était l’amant de sa voisine. Elle se plaint qu’il lui a dit un gros mot, mais ce gros mot, elle ne veut pas le répéter. Elle avoue cependant qu’elle a dit quelque chose : « Je viens de chez le charcutier. » Il aurait dit « Truie. » Elle entend là son message. C’est bien son propre message mais non pas reçu sous forme inversée.
Lacan fait remarquer que certains malades qui se plaignent d’hallucinations auditives faisaient manifestement des mouvements de la gorge et des lèvres, c’est-à-dire les articulaient eux-mêmes.
« Truie » a été entendu dans le réel. Qui parle ? C’est la réalité constituée, selon la remarque précédente, de sensations et de perceptions. Quand l’Autre parle ce n’est pas simplement l’autre de la réalité, l’individu qui articule. L’Autre est au-delà de cette réalité.
Quand une marionnette parle, ce n’est pas elle qui parle, c’est quelqu’un derrière. La patiente ne dit pas que c’est quelqu’un d’autre derrière le personnage du voisin qui parle : elle en reçoit sa propre parole, mais non pas inversée. Sa propre parole est dans l’autre qui est elle-même, le petit autre, son reflet dans le miroir, son semblable. « Truie » est donné du tac au tac.
Que la parole s’exprime dans le réel, veut dire qu’elle s’exprime dans la marionnette. Il n’y pas d’Autre au-delà du partenaire.
Schéma L : á : le monsieur dans le couloir
A : pas de A
a : ce qui dit « je viens de chez le charcutier »
S : c’est de S que l’on dit : « Je viens de chez le charcutier »
a (la patiente qui parle) reçoit son message de á. Ce qu’elle dit concerne cet au-delà qu’elle est elle-même en tant que S et dont elle ne peut parler que par allusion.
Il n’y a que deux façons de parler de S :
-Soit de s’adresser à A et d’en recevoir le message sous forme inversée
-Soit d’indiquer son existence sous la forme de l’allusion.
Elle est paranoïaque en tant que A est exclu. Dans le délire, A étant exclu, tout ce qui concerne le sujet est réellement dit au lieu de l’autre. Le circuit se ferme donc sur les deux petits autres qui sont la marionnette en face d’elle, qui parle et dans laquelle résonne son message à elle, et elle-même qui, en tant que moi, est toujours un autre et parle par allusion.
Elle ne sait pas ce qu’elle en dit. Elle ne sait pas qu’elle dit, que c’est un cochon découpé qui vient de chez le charcutier. A cet autre à qui elle parle, elle dit :
« Moi la truie, je viens de chez le charcutier. Je suis déjà disjointe, corps morcelé, délirante et mon monde s’en va en morceaux comme moi-même. » (10)
Qui a parlé en premier ? C’est « Truie » qui conditionne « Je viens de chez le charcutier. » Ce n’est plus l’allocution « Je viens de chez le charcutier » qui serait articulée et construite comme la réponse à un message venu de l’Autre (comme nous l’avons vu pour la parole pleine). Depuis le petit autre, c’est au contraire « la réponse (« Truie ») qui présuppose et induit tout à la fois l’allocution. » ( selon Joël Dor) (11)
Régression narcissique.
Ce à quoi se limite le circuit de la parole dans le délire c’est ce circuit imaginaire que Lacan a caractérisé comme relation spéculaire.
La régression narcissique de la libido que Freud situe comme première phase de la psychose n’est pas à comprendre dans le registre chronologique. Pour Lacan elle est topique et consiste en cette relation imaginaire, source de la tension agressive qui serait sans issue si ne s’y superposait un ordre symbolique, un ordre de la parole, celui de ce qui s’appelle le père, non pas le géniteur mais le nom du père.
La régression narcissique de la libido provoque un changement de plan dans le délire :
« Le désir qui avait à se faire reconnaître se situe sur un plan très fondamentalement changé par rapport à ce qu’il s’agit de reconnaître, il y a transfert de plan. »
« Le retrait de la libido des objets représente une désobjectalisation de ce qui va se présenter dans le délire. »
Dans la névrose le retour du refoulé se fait au lieu même où il a été refoulé (dans le symbolique) mais sous un masque : le désir refoulé, nous dit Freud se fait représenter par un substitut qui s’impose au moi par le retour du compromis, dans le symptôme. ( Névrose et Psychose). Ce compromis Lacan l’appelle duplicité du signifiant : un conflit passé inconscient est le signifiant dont le signifié est le conflit actuel.
Dans la psychose, le désir refoulé fait retour mais ailleurs, dans un autre lieu, transcrit dans un autre registre, le registre imaginaire, mais sans masque. Il est exclu du compromis symbolisant de la névrose et se traduit par un déchaînement imaginaire. Le désir est lisible mais sans issue. Nous l’avons aperçu dans l’exemple précédent (et nous y reviendrons pour conclure).
Mais cette différence entre névrose et psychose n’est pas suffisante car la psychose n’est pas simplement le développement d’un rapport imaginaire au monde.
Lacan propose de la situer au niveau de l’aliénation verbale et c’est la parole du psychotique qui nous l’enseigne.
D’abord, le sujet psychotique dit qu’il y a de la signification. Il ne sait pas laquelle, mais elle vient au premier plan, elle s’impose à lui. Cependant elle ne renvoie à rien si ce n’est à une signification essentielle par laquelle le sujet est concerné.
Le langage délirant a une saveur particulière. Certains mots prennent une densité qui se retrouve parfois dans la forme même du signifiant : néologisme (par exemple « galopiner »).
Schreber cite des mots clés originaux dits par les rayons divins : « adjonction de nerfs. » Ce sont des mots pleins qui se différencient pour Schreber lui-même des mots du langage commun. Il les écrit entre guillemets. La signification de ces mots ne s’épuise pas dans le renvoi à une autre signification (comme c’est le propre de la signification). C’est une signification irréductible. Le mot fait poids en lui-même. C’est une signification qui renvoie avant tout à LA signification en tant que telle. C’est une énigme pour le sujet.
Dans ce phénomène il y a deux pôles, deux formes qui signent le délire :
1) L’intuition délirante : elle est pleine, comblante. Le mot y apparaît dans son originalité.
2) La formule : c’est la forme que prend la signification quand elle ne renvoie plus à rien : la ritournelle.
Tout au long de ce séminaire de 1955 à 1956, Lacan va détailler et examiner ces décompositions de la fonction du langage dans le phénomène délirant.
Chez Schreber par exemple, le phénomène des phrases interrompues met au grand jour la fonction de la phrase qui trouve sa signification avec sa ponctuation.
Ce qui caractérise le psychotique c’est que son rapport au signifiant est profondément altéré. Alors que pour la névrose la chaîne des signifiants et le flux des signifiés (schéma de Saussure) tiennent par quelques points de capiton qui font une boucle, une unité signifiante et assurent la signification, cela ne tient pas pour le psychotique. Le signifiant rencontré le laisse dans la plus complète perplexité. Signifiant et signifié suivent des chemins séparés.
Les psychoses démontrent ceci : dans un préalable (logique) à toute symbolisation il est possible qu’une part de la symbolisation ne se fasse pas.
Dans une étape antérieure à la dialectique de la névrose qui est celle du refoulement et du retour du refoulé, il y a quelque chose de primordial pour l’être du sujet qui n’entre pas dans la symbolisation et qui est, non pas refoulé mais rejeté, forclos et qui, au sens freudien est rejeté de l’intérieur et va reparaître à l’extérieur, dans le réel. (Le réel se définit d’être différent du symbolique).
Il y a dans la psychose quelque chose qui ne fait pas l’objet d’une Bejahung primitive (admission) mais tombe sous le coup d’une Ververfung.
Il va y avoir une dichotomie entre ce qui aura été admis, soumis à Bejahung et qui aura divers destins et ce qui aura été rejeté (Verworfen) et qui en aura un autre. Mais il y a un profond fossé entre ce qui a été admis dans la symbolisation primitive et ce qui en a été rejeté.
Les phénomènes psychotiques démontrent que pour produire de tels effets, ce qui manque est un signifiant primordial qui tient la clé de la signification. Ce signifiant, Lacan ne le nommera qu’après tout ce cheminement, à la fin du séminaire sur les psychoses. Ce signifiant c’est ce qui s’appelle « être père » que Lacan nomme « Nom-du-père ». C’est justement sa fonction de permettre la nomination. Nous notons que c’est au moment où Schreber est nommé Président de la Cour d’Appel qu’il commence à délirer.
Le Nom-du-père est produit par la métaphore paternelle qui met un nom à la place du signifiant phallique. Elle consiste en un jeu de substitution dans la chaîne signifiante.
D’après Marc Darmon :
Le sujet identifie dans un premier temps l’inconnue X, la cause du désir de la Mère, au phallus auquel il s’identifie alors. « La métaphore paternelle est l’opération par laquelle un Nom vient se substituer à cette première symbolisation. » (13). Il y a élision du Désir de la Mère. Alors, le sujet peut renoncer à être l’objet du désir de la mère, à s’identifier au phallus et s’identifier au père. Il peut y renoncer dans la mesure où il y gagne une traite sur l’avenir, une promesse qui oriente son désir et le rend possible. La formule indique que si le signifiant phallique est présent dans l’Autre, c’est à l’état de refoulé.
Le Nom-du-Père vient symboliser ce phallus originairement refoulé et instituer un objet cause du désir.
C’est cette métaphore qui permet au sujet d’accéder à la signification phallique et règle son désir. Son absence a des effets bien particuliers dans la psychose : par exemple l’automatisme mental.
Quand de l’Autre vient l’appel d’un signifiant qui ne peut être reçu, le sujet se trouve en face d’un trou. Il perd la sécurité significative coutumière et pour ne pas se déshumaniser il présentifie le menu commentaire de la vie (ce que Lacan a appelé la phrase symbolique) qui fait le texte de l’automatisme mental. Il est accompagné par le commentaire perpétuel de ses gestes et de ses actes. Le langage parle tout seul.
Une solution ? La métaphore délirante.
Par l’interprétation délirante le sujet psychotique tente de pallier ce défaut dans le symbolique. Mais il doit alors soutenir lui-même la signification en lieu et place du signifiant phallique qui fait défaut. C’est ce que fait Schreber qui assume d’être la femme de Dieu en acceptant l’éviration. Lacan résume cette métaphore délirante en ces termes : « Faute de pouvoir être le phallus qui manque à la mère il lui reste la solution d’être la femme qui manque aux hommes. »
Vous pouvez constater que Schreber est bien loin d’un choix d’objet homosexuel et de lutter contre des désirs homosexuels. Il s’agit d’un « pousse à la femme » dans la psychose.
Pour le psychotique le défaut de cette métaphore paternelle qui règle le désir humain rend son désir problématique.
Qu’en est-il de son objet ?
Ce qui est forclos c’est le signifiant « Nom-du-Père » et son signifié la castration. La castration étant rejetée nous avons affaire à un sujet non divisé qui se trouve confronté à l’autonomie de l’objet qu’il reçoit directement de l’extérieur.
Que le sujet psychotique ne soit pas divisé par la castration, Lacan dans l’Ethique de la Psychanalyse, le reprend sous ce terme d’ « Unglauben », d’incroyance que Freud a employé pour qualifier le rapport du paranoïaque à la réalité psychique. La chose, comme dans le discours de la science, y est rejetée au sens de la Verwerfung. Ce n’est pas le contraire de la croyance mais c’est un mode propre du rapport de l’homme à son monde et à la vérité.
Dans le séminaire XI il l’explicite par la solidification de S1 et de S2 qui s’holophrasent : « Cette solidité, cette prise en masse de la chaîne signifiante primitive, est ce qui interdit l’ouverture dialectique qui se manifeste dans le phénomène de la croyance. » (14) Dans la paranoïa « règne ce phénomène de l’Unglauben. Ce n’est pas n’y pas croire, mais l’absence d’un des termes de la croyance, du terme où se désigne la division du sujet. »(15)
Du fait de cette absence de division subjective, de cette holophrase entre S1 et S2, il n’y a pas de chute de l’objet. Nous allons en mesurer les conséquences dans la clinique que nous rapporte Marcel Czermak dans son livre « Patronymies ». (16) :
« Je suis arrivée ici parce que j’avais un ami que je voulais voir. De ce fait-là, il m’avait proposé de venir le voir devant sa porte, le soir, en déposant un petit paquet et c’est ce que j’ai fait depuis deux ans, chaque soir. Malheureusement, il ne m’a jamais ouvert la porte » raconte Coco.
A travers la porte, la voix de son ami lui a dit : « Bouffe, la Goulette, tâche de ne pas oublier, gifle, gifle » puis, « J’ai mal au ventre » et enfin « L’œuf, je ne pourrai le solutionner. » « Comme il m’avait dit Bouffe la Goulette, explique-t-elle, je m’étais dit : je vais lui apporter un peu de nourriture. Je mettais des gâteaux, je mettais des petites choses dedans pour remplir le paquet… » Ici, elle est lui, l’autre.
Qu’attend-elle de son ami ?
« Je veux me marier religieusement » dit-elle. Lui ne le veut pas et le lui a signifié clairement à deux reprises.
« Si j’ai pas voulu écouter ses deux lettres, c’est parce que j’avais d’abord envie de continuer à aller à sa porte, voir ce qui se passerait. »
L’objet.
Si la plupart des objets de la pulsion sont là, Marcel Czermak souligne que cette patiente « ne les met pas en jeu à la manière d’un névrosé mais qu’elle est à la fois voix, regard, fèces, etc. Elle est elle-même objet a. »(17)
Quinze ans auparavant, Coco avait fait un épisode anorexique passé inaperçu, qui a pour Marcel Czermak, dans l’après-coup, valeur de phénomène élémentaire de la psychose. C’est vraisemblablement le refus d’un nouvel ami qui lui a fait perdre l’appétit. Car elle veut se marier à l’église et sa demande ne supporte pas de refus. Elle ne dit rien ni du désir ni de l’amour.
« Je-veux-me-marier-religieusement », est une holophrase et a la fonction d’un objet à saisir et à incorporer. Sa demande est sans au-delà (puisque la castration est impossible). Elle est fondue avec elle-même, Coco. « La demande D, elle, devient objet a qu’elle est. On pourrait dire que a demande. » (18)
Un autre patient, Hard, illustre aussi cela. Les couleurs lui formulent un message : elles lui ordonnent de boire ? C’est son regard, objet a qui commande.
Marcel Czermak formule: « Alors que dans la névrose, la pulsion, acéphale, contourne l’objet et le manque, ici dans la psychose, à la fois l’objet est saisi et il transforme le sujet en objet. » (19)
La poussée.
Pour le névrosé c’est une excitation interne. Pour le psychotique c’est un impératif reçu d’une voix extérieure qui dicte un passage à l’acte.
Marcel Czermak qui a passé en revue les quatre termes de la pulsion qui selon Lacan, le rappelle-t-il, ne peuvent apparaître que disjoints, ces quatre termes, la poussée, le but, l’objet et la source sont ici, dans la psychose confondus.(nous n’avons cité que l’objet et la poussée).
Il en conclut qu’ il ne s’agit pas de pulsion dans la psychose. Il s’agit plutôt d’un passage à l’acte.
Les ronds R et I sont indistincts car S a sauté. En conséquence il y a confusion des objets, les orifices du corps sont interchangeables, il y a confusion du sujet et de l’autre.
« Cette confusion des objets, des orifices, des registres n’est qu’une autre manière de dire l’impossible de la métaphore paternelle dans la psychose. » (20)
L’objet a n’est plus soustrait par la découpe phallique induite par l’opération du Nom-du-Père. Or, ce qui spécifie une pulsion c’est l’objet chu. Dans la psychose les pulsions sont donc « déspécifiées ».
Marcel Czermak cite l’exemple de l’oralité déspécifiée dans la psychose : c’est celle de l’Autre, d’un lieu atemporel et féroce. Il y a ces patients qui mangent indifféremment leurs excréments, des mégots, des pierres, des épingles à nourrice, qui boivent leurs urines ou des détergents. La pente des psychoses est qu’il n’y a plus qu’un trou unique qui aspire et recrache : le trou dans l’Autre.
« Il n’y a plus de S(A), plus de $ à a, plus de $ à D » (21). Les objets sont libérés, le sujet s’équivaut à l’objet qui s’équivaut à une demande impérative.
« Le psychotique ne joue pas. Il est jouet et joué ».
C’est ainsi que Marcel Czermak spécifie les rapports du psychotique et de l’objet.
Ceci nous permet de mesurer les effets de l’impossibilité de la métaphore paternelle dans la psychose. A entendre ces patients nous pouvons en recevoir le plus vif enseignement sur la constitution de la structure et ce qui règle le désir de chacun de nous.
Bernard Moullé
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