– Discussion sur les « figures » d’Antigone –
(M. Charles Melman)
« responsabilité de ton désir, à supporter même jusqu’au tragique »
Dans ce séminaire, Lacan consacre la 3è partie à Antigone, personnage tragique de Sophocle. M. Melman dira que dans cette partie, Lacan est allé dans toutes les directions ; cela concerne le fait qu’Antigone soulève une question éthique : est-ce que le criminel qui a attenté à l’existence de la cité, est susceptible d’y avoir sa sépulture ? Aller au terme du raisonnement de par l’audace même de la question : celui-ci peut-il trouver une place dans ce qu’il a cherché à détruire, là où il y avait l’entretien de la 1ère mort (c’est-à-dire la vie), et y connaître la 2ème mort ?
Selon M. Melman, c’est une question très actuelle, et il se réfère au procès d’Eichmann d’Anna Arendt, qui posait la question où enterrait Eichmann, pour toutes ces raisons évoquées.
En aparté, cela m’a rappelé avoir lu un court article, tout à fait par hasard, qq années après cette action d’antiterrorisme procédée par les USA, sur la personne de Ben Laden au Pakistan, qui avait abouti à son élimination physique dans la maison où il se cachait avec sa famille depuis des années et à la soustraction de son corps par les forces d’intervention secrètes américaines, qui ne l’ont donc pas laissé sur place, pour procéder à l’authentification de son ADN, etc. Or, ce qu’ils allaient faire du corps par après, c’est une information qui a été éludée pendant longtemps. Finalement, j’ai appris que le corps de Ben Laden avait été jeté d’avion au-dessus de l’Océan indien, pour ne pas lui donner de sépulture et ainsi ne pas donner de lieu à un pèlerinage, à sa mémoire. Donc, il s’est bien agi ici d’organiser par les Américains la 2de mort de Ben Laden…
Sur cette figure d’Antigone, M. Melman introduit donc la question de l’éthique de la psychanalyse selon Lacan : « ne cède pas sur ton désir » ; ton désir à toi, celui dont on prend la responsabilité, le tien, mais du coup ce n’est pas le désir névrotique ou le désir du pervers, ou celui de la maternité… prends la responsabilité de ton désir et vois ce que tu peux en supporter, même jusqu’au tragique !
M. Melman ira jusqu’à dire que Lacan a souhaité pour lui-même la 2de mort car il ne se serait pas soucié de sa descendance familiale ni de ses élèves, ce n’était pas son affaire… il sera enterré sur sa propriété en –dehors de tout circuit de commémoration, et loin de son lieu de travail, de reconnaissance… question finale –touchante : « quel doit être le lieu de ma propre tombe ? »
(J-P Beaumont)
« jouissance du rien au-delà »
Il rebondit et évoque Antigone en posant : la loi, c’est le désir ; et Antigone se trouve au conflit entre le service du bien et la loi ; il y évoque la jouissance d’Antigone dans cette inflexion ; son sacrifice est vain, elle pourrira dans la grotte : ici, c’est la liberté de mourir en vain ; psychiquement, elle est entre 2 morts, au sens que Lacan énonce : l’entre-la-vie-et-la-mort ; c’est-à-dire qu’elle laisse tous les plaisirs derrière elle et se dit déjà morte, au service des morts ; donc elle rencontrerait déjà la mort de son vivant, son âme étant morte.
Pour M. Beaumont, le désir du désir ne se retrouve pas chez Antigone, mais dans une version romantique du désir comme loi avec l’exemple de « La petite sirène » d’Andersen, où au risque d’être réduite à rien, même ignorée de son aimé, juste pour le désir du désir, la petite sirène accepte de devenir écume des vagues, sans la reconnaissance de son aimé.
Donc, Antigone si elle est entre 2 morts (au sens de l’à-bout-de course du héros tragique chez Sophocle), c’est qu’elle n’attend rien ; M. Beaumont parle de jouissance du rien au-delà… quelle est la nature de cette jouissance ? Une jouissance sans plaisir, donc Antigone ne serait pas du côté du désir. Il y aurait ici une ouverture vers l’anorexie mentale…
Ce serait la jouissance d’une loi pour la loi, donc pas de plaisir ici.
Lacan introduit dans ce séminaire Sade, qui a fait tomber le leurre du semblable. Il a inventé la 2de mort, c’est un réel dont il viendrait à bout par l’anéantissement total de l’être jusqu’à sa naissance ; le tragique dès lors du désir humain, de Sade, d’Antigone, est entre ces 2 morts.
(M. Landman) intervient.
« désir de destruction et un devoir de filiation »
Selon lui, il y a un désir en jeu, celui de l’autre, de la mère, un désir criminel. Antigone se serait branchée sur le désir incestueux de Jocaste c’est-à-dire un désir de destruction de la part de l’autre et qui n’est pas susceptible de médiation, d’où la dimension tragique ici ; c’est-à-dire la descendance va « porter » ce désir de destruction à partir de la mère qui, elle sait, a conscience, qu’elle commet l’inceste.
Dans le sens de la loi pour la loi, Lacan dit ainsi qu’elle est dans la même lignée que ces jeunes filles sacrifiées ; or il y a transgression en se tenant à la loi : c’est la situation du héros tragique de la Grèce antique : il serait notre prochain, comme Antigone, devant la loi (non écrite, venant des Dieux), et au service des biens (au sens chtonien, les lois de la terre), ce qui est assez complexe, reconnaît Lacan.
Alors, est-ce un devoir de filiation ? Antigone doit faire le sacrifice de son être au maintien de cet être essentiel qu’est l’Atè familiale (au sens de fatalité, venant du grec de Atè, Atès, la déesse de la fatalité), motif, axe véritable autour de quoi tourne cette tragédie selon Lacan.
Chez Lacan aussi, comme le souligne M. Landman, il est difficile de faire la distinction entre désir et jouissance : d’où l’éthique se trouverait d’un côté et de l’autre ; mais Lacan finalement placera l’éthique du côté du désir, en déclarant « ne cède pas sur ton désir ! » c’est-à-dire faire un voyage jusqu’au trou de l’autre, et savoir qu’il n’y a rien…
(M. Cathelineau) insiste dans son intervention sur « Antigone, figure du désir ».
Antigone, « victime si terriblement volontaire » selon Lacan.
Pour prendre position, elle part de son lien à son frère, considéré comme traitre à la patrie ; sachant que frère en grec veut dire « avec soi-même » ; d’où la singularité du désir d’Antigone, qui poussera Goethe à son époque, à faire l’hypothèse d’une interpolation sur son lien au père par le biais du frère et par l’inceste (le désir criminel) de la mère. Ainsi, la référence au criminel comme tel est de l’ordre de la coupure signifiante : ici, s’y retrouve le choix d’Antigone, c’est le tournant de son désir.
Lacan se demande ce qu’est le choix d’Antigone ? Est- ce par respect de la substance vivante qu’elle veut enterrer son frère? Elle nous parle d’un mort empiétant sur la mort, dans le sens de la vie, c’est la question de l’Atè (la limite, l’au-delà du franchissement…) ; c’est-à-dire qu’elle choisit d’être la gardienne de l’être du criminel comme tel et de couvrir tout cela des honneurs funéraires, dans la mesure où le corps social s’y refuse.
M. Cathelineau va rapprocher, en rapport avec ces caractéristiques du héros tragique : la solitude, le renoncement, la perte sans retour etc ; et les caractéristiques aussi de la fin d’analyse : cela a un prix comme un poids de chair. La question peut ainsi être posée de la fin de cure qui s’expérimente dans l’entre- deux- morts…
Dès lors, peut-on l’envisager comme orientation de la fin de cure : c’est au franchissement de la limite que l’homme fait l’expérience de son désir ; pour ne pas se trahir, il y a un prix à payer, que ce soit le héros tragique ou le sujet.
Ceci est à rapprocher, pour Lacan, de la formule « ne cède pas sur ton désir » qui implique le repérage de ce désir, mais pas forcément sa mise en acte. Donc, on en revient à la question chez Antigone : est-ce son devoir ou son désir qui la pousserait à agir ?
Elle est le sujet de l’Atè familiale ; donc ce désir pourrait se formuler comme un devoir. Ce n’est pas un impératif catégorique, c’est un trait singulier sollicité au titre du désir, et non au titre d’une universalité comme Kant l’exprime ; et dès lors, ce désir s’autorise de sa filiation, c’est-à-dire de son père Œdipe et du désir criminel de sa mère Jocaste, pour mettre en avant le respect du devoir dû à son frère Polynice, à savoir recouvrir le corps de son frère d’une fine poussière pour le protéger de la dévoration (des animaux sauvages). Car ici, se trouve mise en jeu la dignité humaine et les rites qui sont liés aux Dieux de la Terre chez les Grecs anciens.
Il y en a qui pose la question de la division du sujet chez Antigone, mais si on penche pour une Antigone pas divisée, on ne pourrait pas en tirer une éthique…
L’expérience de la division se situe chez elle, dans l’entre-deux-morts, où elle renonce aux plaisirs de la vie heureuse qu’elle aurait pu avoir avec son fiancé (Hémon, le fils de Créon qui lui est promis) et après la pourriture du corps, la 2de mort ; Antigone est aux limites de l’Atè, de « l’héritage ».
Peut-on parler du vide du désir de l’autre, qui n’a pas de racines, en rien, pas dans la chaine signifiante, donc elle ferait l’expérience du vide… et la jouissance enracinée dans rien, qui fait référence à un trou dans le réel.
Or, pour M. Landman, Antigone comme Hamlet sait d’où elle vient, d’un inceste, d’un désir destructeur de la mère ; et dans ce contexte, elle veut et y va, toucher le corps de son frère : elle en fait un prochain, c’est un corps et non un semblable. C’est pourquoi, selon lui, Antigone va créer ce trou dans le savoir, en se suicidant (alors qu’elle est déjà condamnée au tombeau par Créon). Car Antigone sait, il n’y a pas de trou : or, son frère doit avoir une sépulture, et elle ne cède pas sur son désir, et ce sera son suicide qui fera trou.
Pour prolonger vers l’éthique de la psychanalyse, M. Cathelineau met la fin de cure en lien : il dit qu’on y trouve des indications ; c’est moins la question de la mort réelle chez Antigone qui est en jeu, et elle est au-delà de cette 2de mort en la mettant en acte.
Dans la cure, c’est problématique la fin, bien sûr ce n’est pas à réaliser (au sens de la mise en acte d’Antigone), mais prendre en compte ce qui est légitime en s’engageant dans la responsabilité de l’analyste : de faire un trou dans le savoir.
Et garder en tête qu’on ne sait pas vraiment ce qu’est cette 2de mort, à part qu’elle restitue la dimension de l’inconscient.
(M. Bruno)
« un désir pur de mort »
Il relève, quant à lui, que Créon voulait imposer la 2de mort à Polynice, au sens de la 2de mort énoncée par Sade, que met en avant Lacan : annihiler totalement sa victime, c’est-à-dire que c’est un réel dont il viendrait à bout par l’anéantissement total de sa victime en annulant jusqu’à sa naissance humaine. Mais qu’en est-il d’Antigone dans la condamnation par Créon ? Elle est l’entre-deux-morts ; ce ne peut être une 2de mort pour elle, car aucune condamnation ne peut annihiler sa naissance, en effet Antigone a donné une sépulture à son frère au prix de sa propre mort ; elle ne cède pas sur son désir, qui selon Bruno, est un désir pur de mort, au sens d’une référence à catharsis, les Cathares, les purs.
Ici, M. Bruno pose la question de l’acte pur comme coupure signifiante qui ferait d’Antigone désirante ? Est-ce une maxime du désir ? Peut-être, selon lui ; or, ce désir est toujours un malentendu car c’est toujours le crime de l’Autre. Ce désir sans lequel l’analysant ne se trouve pas à la fin de la cure (de l’analyste) n’est pas un désir pur. Il est question aussi de se coltiner dans une cure avec la 2de mort : c’est le renoncement pour le sujet à ce par quoi le langage l’a fait être (exemple ici avec la scansion par le Chœur, tout au long du texte de Sophocle).
Lacan déploie cette dialectique dans la passe : le vœu de « ne pas être né » ne peut être résolu par une analyse : « ma mort ne peut pas entamer la vie ». Dans le « ne pas », on peut entendre la métonymie dans laquelle se niche le désir du sujet.
(Mme Pitavy)
« un pur désir »
La conférencière précise dans la fin d’analyse, le désir du psychanalyste : « c’est un non-désir de guérison, car elle vient de surcroit » selon Lacan ; et chez l’analysé, le support des illusions est aussi le support de son désir.
Pour Antigone, selon Mme Pitavy son désir et son devoir sont en continuité, elle ne cède ni à l’un ni à l’autre ; elle a le courage d’aller au-delà, entre 2 morts… elle est une machine de guerre, un pur désir ! Alors, au niveau topologique, elle ne serait pas divisée, elle serait anti-borroméenne : pas de négociation, quand elle réalise l’Atè, l’au-delà, elle n’est plus là, elle est radicale…
Donc, la vie n’est pas tragique, mais comique : pas besoin d’être grave ou pas grave, juste d’être responsable (de son désir entre autre), et c’est ce qu’Antigone mène à bout.
Sur ce débat entre les différents conférenciers et intervenants, en suivant le fil « des figures » d’Antigone,
(M. Darmon) conclut en rappelant la question qui se pose :
S’agit-il de la jouissance d’Antigone OU d’un désir de mort d’Antigone ? Mais selon lui, Antigone semble plus se situer du côté du désir, et dès lors, de son acte assumé.
En effet, si le désir est inconscient, comment ne pas céder sur ce désir, si on ne sait pas quel est ce désir ? C’est quand on découvre un désir inconscient, dans le cadre d’une cure, qu’il reste notre attitude face à ce désir mis à découvert, de l’assumer et d’y aller.
Ainsi selon M. Darmon, dans l’éthique de la psychanalyse, on juge un homme ou une femme sur ces actes et non sur ses doctrines explicatives. J. Lacan a lancé, au vu des paradoxes de l’éthique « as-tu agi en conformité avec ton désir ? ».
La question en jeu ici de ne pas « céder sur son désir », c’est faire confiance à son inconscient, et c’est tout le parcours de la cure : ce désir refoulé est mis au travail par l’analyse. M. Darmon l’affirme, on ne peut aller dans le sens de son désir sans savoir ce qu’il est ; or on le fait avec confiance dans son inconscient, qui invente, qui crée des formes ; c’est au-delà de tout ce qui est inscriptible dans le savoir.
Ceci est très précieux dans la clinique : c’est une façon de faire AVEC, sur une sorte d’inconscient « grippé » qu’il faudrait relancer.
Pour ma part, pour nourrir la réflexion sur les figures d’Antigone, je relèverai que Lacan insiste que vers la fin, se produit le véritable changement d’éclairage de la tragédie, à savoir la plainte, la lamentation d’Antigone dont certains se sont scandalisés. Cette plainte commence à partir du moment où elle franchit l’entrée de la zone entre la vie et la mort, où prend forme au-dehors ce qu’elle a déjà dit qu’elle était (son âme est déjà morte, au service des morts, au royaume de l’Hadès); or son supplice va consister à être enfermée, suspendue entre la vie et la mort. Sans être encore morte, elle est déjà rayée du monde des vivants, et c’est seulement à partir de là que se développe sa plainte, à savoir la lamentation de la vie (sur tout ce qui, de la vie, lui est refusé : pas de lit conjugal, pas d’hymen, pas d’enfants. Quel lien avec le caractère inflexible de la froide Antigone au long de la pièce selon certains ?)
Insensé contresens selon Lacan car pour Antigone la vie n’est abordable, ne peut être vécue et réfléchie, que de cette limite où elle a déjà perdue la vie, où déjà elle est au-delà – mais de là, elle peut la voir, la vivre sous la forme de ce qui est perdu.
Et c’est aussi de là que l’image d’Antigone fait perdre la tête au Chœur car ce désir finalement rendu visible se dégage de l’admirable jeune fille. L’illumination violente, la lueur de la beauté, coïncident avec le moment de franchissement, de réalisation de l’Atè d’Antigone, c’est là le trait sur lequel Lacan met l’accent : il s’établit un certain rapport à l’au-delà du champ central et aussi à ce qui nous interdit d’en voir la véritable nature (la Chose) : l’effet de beauté est un effet d’aveuglement. Il se passe quelque chose encore au-delà, qui ne peut être regardé. En effet, Antigone a déclaré d’elle-même et depuis toujours –Je suis morte et je veux la mort et se compare à Niobé se pétrifiant. A quoi s’identifie-t-elle ? Sinon à cet inanimé où Freud nous apprend à reconnaître la forme dans laquelle se manifeste l’instinct de mort. C’est bien d’une illustration de la pulsion de mort qu’il pourrait s’agir.
Estelle Hofmann