transcription par J.Chagnard, non relue par l\’auteur
conférence à Paris le 17/06/2017
Je n’ai pas aujourd\’hui d’autre prétention que de témoigner du travail que j’ai pu faire, avec plus ou moins de succès d’ailleurs, auprès des patientes anorexiques qu’on a bien voulu me confier.
C’est un travail que je trouve extrêmement difficile, mais ce sont des jeunes filles qui m’ont beaucoup appris et je leur en suis reconnaissante.
Il faut dire anorexiques au pluriel, car il m’a été impossible à partir de quelques cas, que j’ai reçus au cabinet, à l’hôpital ou en parcourant la littérature, de dégager des points communs et qui viendraient désigner ainsi une structure caractéristique de l’anorexie.
Les seuls points que l’on rencontre systématiquement sont bien sûr, le refus de la nourriture et donc une perte de poids importante, jusqu’à 30 kilos et moins, ce qui peut les mettre en danger de mort.
Ce qui est étonnant, c’est qu’elles le savent, mais cela les laisse totalement indifférentes.
Quelques fois, mais pas toujours, l’élément déclencheur a été qu’on leur ait dit qu’elles étaient grosses.
Elles se sont mises à faire un régime et n’ont plus pu s’arrêter.
Les choses se passent comme si ça devenait une addiction sans drogue, mais avec les mêmes effets: elles ne peuvent plus s’en passer.
Les chercheurs en neuroscience ont une piste intéressante à ce propos; on pourra en parler si vous le souhaitez.
Elles commencent donc un régime, mais elles ne sont jamais assez maigres.
Il est vrai que la pression sociale est forte, comme le disait Jean-Luc Cacciali. La mode est aux jeunes femmes maigres, et les petites jeunes filles un peu rondes sont la risée des cours de collège et des lycées.
D’ailleurs il fut un temps où les mannequins, que l’on appelle aussi Top Models, étaient recrutées à la sortie des consultations d’anorexie.
Il a fallu la mort de l’une d’entre elles -elle s’est écroulée sur le podium, pendant le défilé- pour que soit imposé un poids minimum pour ces jeunes femmes.
Elles veulent maigrir, soit, mais pour en arriver vraiment au diagnostic d’anorexie, il y faut comme vous vous en doutez, bien d’autres facteurs, et c’est là que l’on se différencie des neurosciences.
Pour continuer dans la description de ce symptôme:
On trouve quelquefois, mais encore pas toujours, une alternance d’anorexie/boulimie, accompagnée de vomissements provoqués le plus fréquemment par une prise de laxatif, et pour certaines, d’une aménorrhée.
Elles sont le plus souvent hyper-actives et elles disent monter les escaliers quatre à quatre pour brûler des calories. Mon cabinet est au sixième étage, je suis l’analyste idéale, mais moi j’ai toujours peur de ne pas les voir arriver.
Les patients que j’ai reçus sont essentiellement des jeunes filles; je n’ai reçu qu’un garçon et son anorexie n’était qu’un des phénomènes qui accompagnaient son mal être général.
On l\’appellera: Francis
Il mange peu, il a perdu vingt kilos, ses parents s\’affolent et lui disent qu’il pourrait mourir…
Il vient alors consulter, mais n’en dit rien aux parents.
Les entretiens révèlent qu’il a arrêté de manger “normalement”, lorsqu’il a senti de vifs désirs sexuels et que ça lui a fait peur.
Je l’invite à parler de cette peur et il devient évident que ce n’est pas vraiment le sexe qui est en cause, mais l’image qui lui est toujours associée, à savoir celle de sa grand-mère, qui, pendant toutes ses années d’enfance, l’avait masturbé pour l’endormir.
Il s’était senti coupable et n’en avait parlé à personne.
De même, il avait pris ses rendez-vous tout seul, il m’avait trouvée dans l’annuaire, payait ses séances avec son argent de poche et personne ne savait qu’il consultait.
Sa demande était de pouvoir parler enfin à quelqu’un de tous ces souvenirs qui le tourmentaient et se débarrasser de cette grand-mère, pour qu’elle déserte enfin ses états amoureux .
Pour la jeune fille dont je voudrais vous parler maintenant, il en va tout autrement.
Elle a dix-huit ans aujourd’hui. Mais si elle s’est arrêtée de manger à quinze ans, c’est qu’elle voulait faire maigrir ses fesses et disparaître ses seins.
Les choses étaient claires.
Le jour où elle m’a dit qu’elle avait:<<un grand plaisir à se sentir “afamée”>> j’ai proposé, bien sûr avec un a privatif… et tout un travail s’est alors engagé…
Elle a pu parler de son refus de la féminité et de son impossibilité à supporter le regard des hommes:<<Je ne veux pas que ça existe>> disait-elle, dans un déni affiché:
“je sais bien”, puisqu’elle faisait disparaître ses formes…mais quand même.
On entend bien là ce dont parle Charles Melman quand il dit que ce sont, non pas” des pas toutes phallique”, mais, ” des toutes pas phallique.”
Et en écoutant, pendant la soirée de préparation de ces journées, ce que pouvait dire Marc Darmon à propos de son titre, L’AFFEMMÉE, il m’est apparu que l’on pourrait dire d’elle que c’est “une femme qui ne serait pas du semblant”.
Et si on ajoute avec Marcel Czermak que c’est dans la psychose qu’on rencontre la femme, nous n’avons pas fini de nous poser la question: qu’est-ce qu’une femme?
Mais ces anorexiques nous apprennent beaucoup de choses sur le sexuel et en particulier sur la question du phallus.
Quand on travaille la théorie, les choses paraissent aller tout de même un peu de soi.
On cite volontier les concepts lacaniens, comme la dialectique de l’être et de l’avoir, la demande et le désir, on commente les tableaux de la sexuation…
Or ces jeunes filles, par leur discours, viennent réfuter toutes ces belles théories.
Pour elles:
-Il n’est pas question de “ l’être”. “L\’Être pour un homme”, il n’en est pas question, ni céder à la mascarade qui l’accompagne. Très peu y consentent.
-Elles ne réclament pas de “ l’avoir” comme peuvent le souhaiter les hystériques.
Avoir quoi? C’est quoi ce truc?!
Elles ne connaissent que la maîtrise, et c’est pour leur alimentation.
Quant à la demande et le désir…elles ne demandent rien et ne désirent rien.
Mais on sait aussi que si l’objet de l’anorexique c’est le rien, le rien ce n’est pas rien comme le dit Lacan.
Si on examine les formules de la sexuation, il faut inventer une autre case au tableau:
-On ne peut pas les ranger dans les “pas toutes phallique” puisqu’elles sont dans les “toutes pas phallique”.
-Si l’on considère la flèche qui renvoie au phallus, il la faudrait en pointillé, voire pas du tout.
-Et quant à celle qui la relie au $, on a affaire à un sujet de l’inconscient soit, mais un inconscient nettoyé, lessivé de toute référence sexuelle, comme le dit Charles Melman.
En ce qui concerne le S du grand A barré S(Ⱥ) : on verra avec la jeune fille au tournedos, jusqu’où ça peut aller.
Nous voyons donc que ce sont des jeunes filles qui viennent dire non avec obstination, dans un déni massif, voire même dans une sorte de forclusion.
Je dis forclusion parce que j’ai eu une amie anorexique à la fac.
On est allé voir ensemble un film de Gainsbourg:Je t’aime ,moi non plus, au cours duquel une scène vraisemblablement de sodomie a lieu, dans un camion; elle se tourne vers moi et dit:<<il a pris un barreau de chaise?>> Moi, grand moment de solitude, je dis:<<pourquoi un barreau de chaise? Il a ce qu’il faut!>> Là elle me regarde les yeux écarquillés….et moi je fixe obstinément l’écran.
Pour d’autres, on a l’impression d’une profonde indifférence pour la vie même.
Je pense à Mme F.
Mme F.
Quand Mme F.vient consulter, elle a autour de quarante ans, mais je n’en suis pas sûre, elle pourrait en avoir trente: c’est le genre de femmes auxquelles on ne peut donner d’âge; elle est habillée de gris et de marron, les chemisiers sont beiges, pas blancs, la couleur est trop éclatante…jamais de noir, c’est une couleur trop forte.
On pourrait dire d’elle, qu’elle est douce et réservée.
Elle dit refuser de manger depuis toujours.
Bébé déjà, elle désespérait sa mère.
Elle, ça ne la dérange pas, ce sont les autres qui s’inquiètent…
Quand elle sent qu’elle n’a plus de force, elle mange un peu plus.
Quand elle parle de sa vie, elle n’est pas dans la plainte: elle raconte, c’est tout.
Elle vient me voir parce qu’elle est l’amie d’une de mes amies qui lui a parlé de moi, et qu’elle a aimé ce qu’on lui a dit.
C’est une petite dame d’une grande gentillesse, qui mène un petit quotidien; je ne peux pas dire une petite vie, ça me parait déjà trop; avec un petit mari, un petit travail de petite fonctionnaire, dans une petite maison, avec un petit jardin, mais dans ce jardin, un rosier blanc dont elle prend le plus grand soin.
Alors anorexique?
Oui puisqu’elle refuse de manger, qu’elle est très maigre et qu’elle pourrait être en danger de mort, si, quand ses forces l’abandonnent, elle n’avait pas le sursaut de manger un peu plus.
Mais son anorexie paraît davantage être un symptôme qui accompagne son désintérêt de vivre.
Ce n’est pas une dépression, ce n’est pas une mélancolie, elle n’est même pas un peu triste…On pourrait dire d’elle que c’est une âme grise, le vide de sa vie ne la dérange pas, elle est… tranquille.
Son mariage a été arrangé par les parents; elle était, dit-elle, vieille fille.
Les amis de ses parents avaient un fils, vieux garçon, alors voilà! <<c’était bien.>>
Il est très gentil, et à ma question:<<qu’en est-il de votre vie de couple?>> (je n’aurais pas oser parler de vie sexuelle), elle m’a répondu: <<Il me laisse tranquille, c’est bien>> ;
Le ”tranquille” et le “c’est bien” reviennent souvent. Elle se contente de peu, comme pour la nourriture.
Alors pourquoi a-t-elle voulu me rencontrer?
Elle me dit que c’est parce qu’elle sait que je suis pleine de vie, que j’aime rire, mais que j’aime aussi passer de longues heures à lire au coin de la cheminée, ou à l’ombre des arbres, et que les moments qu’on passe avec moi sont conviviaux…et tranquilles aussi, et que c’est bien..! Nous y revoilà!
Quand elle me parlait de son quotidien, de son travail, de ses collègues, il n’y avait aucune critique, aucune plainte.
Quand c’était possible, je lui montrais le côté cocasse de la situation: elle était d’abord étonnée, et me disait ensuite:<<j’aime bien quand vous me faites rire>> , un rire bien discret bien sûr, mais elle ne ratait jamais l’occasion d’être aimable avec moi.
Je crois qu’elle est venue chercher chez moi une sorte de leçon de vie, je ne sais pas le dire autrement, comme si elle espérait que je lui donne un peu de ce goût que j’ai pour la vie que j’aime tant.
On a arrêté les séances parce qu’elle se sentait” bien”, disait-elle et depuis, elle vient une petite semaine par ci, deux jours par là, ou elle m’appelle au téléphone. Nos conversations sont toujours conviviales…<<ça m’a fait plaisir de vous entendre>> dit-elle. Voilà, ça lui suffit, c’est comme si elle venait chercher une piqûre de rappel.
Qu’en est-il des parents de nos jeunes anorexiques?
Je proposerai deux exemples complètement opposés.
–Je parlerai d’abord de celle que j\’appellerai “La petite peste”.
Le père a pris rendez-vous et arrive avec sa fille:
Une petite fille de treize ans, maigre bien sûr.
Son premier mot:<<Je vous préviens, si mon père ne rentre pas avec moi, je m’en vais>>.
Mon premier mouvement a été de lui ouvrir la porte pour lui signifier qu’elle pouvait partir, mais… je ne le fais pas….
Le père paraît très inquiet et le transfert n’est pas en place.
Donc elle entre avec papa.
Très renfrognée dans le fauteuil qui paraît bien trop grand pour elle, elle intime l’ordre à son père de parler, <<puisque c’est lui qui a demandé ce rendez-vous>>.
Et son père parle de son inquiétude: il a très peur pour la vie de sa fille, se plaint aussi qu’à la maison, “c’est l’enfer”, et il trouve dommage qu’elle ait arrêté ses études.
A la maison c’est l’enfer parce qu’elle est odieuse avec sa mère, qu’il n’y a plus de vie de famille possible, ni d’ailleurs de vie de couple, car elle hurle toutes les nuits, jusqu’à ce qu’il la rejoigne et dorme sur un matelas, par terre, au pied du lit.
Quand il parle du désarroi de la mère, elle prend la parole pour en dire des horreurs, et quand le père dit que le frère n’arrive plus à supporter “ tout ça”, elle dit:<<Il n\’a rien à dire car c’est sa faute, tout ça>>. C’est parce qu’il lui a dit qu’elle était grosse qu’elle a arrêté de manger,<<donc,il supporte>>!!!
La plupart des séances se sont déroulées en présence du père…
J’ai pu obtenir de la recevoir seule après une dizaine de séances, mais le contenu a été le même.
Après environ trois mois, son père m’a demandé de recevoir la maman qui était désespérée et qui avait besoin de comprendre ce qui se passait.
Elle voulait me demander quelle attitude avoir avec sa fille.
La demoiselle y a consenti, mais, attention!:<<à condition que je lui dise ses quatre vérités>>!
Je dois avouer que moi aussi j’avais envie de rencontrer cette jeune femme: elle m’intéressait bien plus que sa fille, car j’imaginais aisément la vie terrible qu’elle devait mener.
Je l’ai donc reçue.
C’est une grande belle femme, taillée à la hollandaise, totalement désemparée, et tout à fait consciente que sa fille voulait la séparer de son mari.
Je lui parle de l’anorexie…Elle me demande des conseils, mais il est difficile d’aller plus loin.
Elle me dit qu’elle ne pourra pas tenir comme ça trop longtemps, et d’ailleurs, je vois un jour arriver sa fille triomphante: <<ça y est maman s’en va!!>>.
J’ai insisté auprès du père pour qu’il fasse ce qu’il faut pour garder sa femme…Il ne fallait pas que sa fille gagne.
Elle se sentait déjà toute puissante, et je crois que si sa mère était partie, elle aurait été tellement ivre de pouvoir, que je craignais le pire.
En revanche, je n’ai jamais été inquiète pour sa vie: elle était tellement haineuse qu’elle ne pouvait pas mourir, cette haine l’alimentait et, comme je lui avais fait remarquer, qu’elle morte, papa et maman pourraient s’aimer tranquillement, elle a pris très vite le minimum de kilos, pour ne plus être en danger.
Les séances se sont interrompues au premier congé annuel.
Elle partait en Juillet, je partais en Août, il n’y avait qu’une séance entre les deux.
Elle est venue pour me dire:<<lorsqu’on est une bonne analyste, on ne part pas en vacances, en abandonnant ses patients>>.
Elle est partie en claquant la porte…Je ne l’ai jamais revue.
Si je repense à nos séances, je crois que je n’ai servi à rien.
J’étais juste pour elle une personne de plus à “embêter” et elle ne s’en est pas privé, elle allait jusqu’à m’appeler au téléphone plusieurs fois par nuit.
Marcel Czermak dit toujours qu\’il ne faut pas se laisser” emmerder”.
Avec elle, j’étais loin du compte! Je me suis dit quelquefois que j’aurais dû la laisser claquer la porte à la première séance, mais m’avouer vaincue, sans avoir essayé, m’aurait été encore plus pénible.
–A l’opposé ,il y a la mère de la jeune fille aux biscuits ,Mlle H.
C’est une mère très peu aimante, extrêmement sévère, menant tout le monde à la baguette. Un père, soumis au diktat de sa femme, mais proche et très tendre avec sa fille.
Un diagnostic précoce d’anorexie mentale est posé par son médecin généraliste qui me l’adresse, à l’hôpital. Je travaille alors dans un service de chirurgie orthopédique enfant, mais j’ai une consultation externe qui dépasse ce cadre.
Premier rendez-vous: papa et maman sont là.
Papa est très inquiet, maman trouve que sa fille :<<fait son cinéma>>.
Mlle H est très grande, très très mince, mais elle n’a perdu que dix kilos.
Elle se tient très droite sur sa chaise, à côté de son père, et regarde fixement un point au dessus de ma tête.
Quand je m’adresse à elle, elle sursaute, comme si elle sortait d’un songe.
Je lui parle avec une voix douce et chaleureuse, et après quelque temps, j’arrive à accrocher son regard et à la faire participer à la conversation.
Après quelques séances, et à la demande de son médecin, elle est hospitalisée.
J’obtiens de mon patron qu’elle le soit dans le service: j’explique aux infirmières la situation; c’est une équipe formidable et tout se passe très bien, je vais la voir tous les jours.
Dès le premier repas, elle a mangé normalement.
Elle reprend des forces…sa formule sanguine tend vers la normale….Elle est sortante.
Rentrée chez elle, tout se complique: sa mère est furieuse, elle trouve qu’elle mange trop… et que c’est un scandale qu’elle ait ramené des biscuits de l’hôpital…et qu’elle veuille les manger!
Son père, qui comprend très bien ce qui se passe, mais n’ose pas tenir tête à la mère, va acheter des fruits et les fameux biscuits.
Sous prétexte d’aller faire une promenade ensemble, ils descendent au garage en catimini, pour lui permettre de grignoter les quelques bonnes choses qu’il a achetées pour elle et qu’il a cachées dans le coffre.
Cette situation étant intenable; il m’a semblé nécessaire de recevoir la mère pour essayer de débloquer la situation.
L’entretien a été très difficile et très compliqué. J’ai dû aller jusqu’à la menacer de mettre en place une mesure d’AEMO, pour qu’elle cède, et j’ai continué à recevoir la fille pendant un an pour être sûre que la mère tiendrait parole.
Ce qui me reste encore en mémoire, de cette conversation musclée, c’est une de ses phrases qu’elle avait prononcée avec mépris: <<Si vous la voyiez avec mes yeux!!!>>.
Pauvre petite, ce n’est pas elle qui se voyait grosse, mais sa mère.
Et je me souviens qu’elle avait ajouté à mon sujet:<<et d’ailleurs si vous aviez été grosse, je ne vous l’aurais jamais confiée>>.
Une chance à cette époque, je portais du 38.
-Dans la série des mères odieuses,il y a celle de la jeune fille au tournedos.
Je l’ai reçue à l’ouverture du cabinet, c’était ma deuxième patiente et jamais aucune patiente ne m’a donné autant de souci, autant d’inquiétude pour sa vie. Ça a été un très long combat de plus de dix ans; mais elle en valait largement la peine.
Lors du premier rendez-vous, j’ai vu arriver une petite jeune fille qui paraissait sortie tout droit des camps de la mort.
De son visage dont la peau collait à ses os, on ne voyait que deux yeux immenses, qui vous regardaient avec intensité.
Sa mère essayait de la faire tenir assise, en la tenant par le haut de sa veste.
J’avais l’impression qu’elle allait s’effondrer d’une minute à l’autre.
La mère, grosse et nerveuse, me dit qu’elle n’en peut plus, qu’elle a fait le tour de tous les spécialistes et que si je n’arrive à rien avec elle, elle abandonne, car maintenant, elle en a marre.
En sortant de l’hôpital, elle avait pris du poids, mais qu’elle a déjà reperdu et même pire. Ce n’est donc plus supportable, il faut que ça s’arrête.
Elle sort d’un service dont les pratiques sont à mon avis totalement insupportables, et qui consiste à mettre la patiente tout nue: On lui rend un vêtement à chaque prise de poids; la nourriture est administrée par une sonde.
Evidemment les résultats sont excellents, elles sortent en ayant grossi!
Tout le monde est content et l’on va même jusqu’à enseigner cette méthode aux étudiants en médecine.
Mais personne ne s’est jamais soucié de ce qui se passe après.
Elle accepte de faire un travail avec moi, et on prend rendez-vous à raison de deux séances par semaine. Elle fait des études de biologie, j’essaie de faire coïncider les cours et les séances, car elle doit prendre deux bus.
Je ne sais comment elle fait pour tenir debout; son médecin m’appelle, il est terriblement inquiet, il me dit qu’avec les résultats de son analyse de sang elle devrait être dans le coma.
Lui aussi me presse:<<Elle est en danger de mort.>>me dit-il.
Tout au long des années qui ont suivi, nous avons très bien travaillé ensemble. C’était un homme intelligent, soucieux de ses patients et qui avait très bien compris la constellation familiale.
Avec elle, le transfert a mis beaucoup de temps à se mettre en place.Pendant deux mois, à chaque séance,elle me disait:<<Au revoir,je ne reviendrai plus.>> Et moi de répondre:<<Eh bien! moi, je serai là et je vous attendrai.>>
Je crois qu’elle ne pouvait pas imaginer que j’aie quelque intérêt pour elle, et il fallait qu’à chaque séance je lui manifeste que je voulais la revoir.
Comme dans sa famille d’ailleurs, quand ils passaient à table, elle attendait serrée contre le radiateur, qu’on l’appelle, pour se joindre à eux…et souvent on l’oubliait.
Si on “l’invitait” à descendre, ils étaient tellement agacés de la voir tourner et retourner les morceaux de tournedos dans son assiette, que le repas se terminait par la colère du père et elle remontait dans sa chambre sans avoir mangé, ou si peu…
A quoi tournait-elle le dos?
Elle pensait qu’elle avait si peu de place, si peu de consistance, qu’elle suivait sa mère de pièce en pièce, en lui disant:<<maman dis-moi que j’ai le droit d’exister>>, mais la mère agacée, ne répondait jamais.
J’entendais aussi dans sa façon de frôler la mort, qu’elle disait:<<dis maman faut-il que je meure pour que tu t\’intéresses à moi?>>;
Elle ne mangeait rien et elle avait une faim terrible d’amour.
Quand le transfert s’est mis en place, il a été très fort.
Elle me décrivait une vie familiale triste et sans affection, mais je ne l’ai jamais entendue s’en plaindre, ni émettre la moindre critique.
Ça me faisait penser à Marcel Czermak qui disait:<<comment voulez-vous travailler, si on ne peut pas faire bobo à papa ni à maman>>;
Un jour elle m’a décrit la Cène, avec Jésus, comme l’image idéale de la famille…je lui ai dit:<<et Juda vous en faites quoi?>> Ça a été terrible pour elle, mais ça l’a mise au travail.
Sa vie est monotone. Les jours ressemblent aux jours:
La maison, l\’école / l\’école, la maison.
Pas le droit d\’avoir des amis. On entre, on ferme le portail et plus personne ne peut rentrer. Le père interdit aux étrangers d’entrer chez lui. Il s\’est fâché avec toute la famille et n\’a pas d\’amis.
Elle vit dans une famille isolée.
Le père règne en maître, et tout ce qu’il dit ne peut être remis en question.
Par exemple, il la met en garde:<<Si tu t’assois sur une chaise où un garçon s’est assis, tu risque d’être enceinte>>.
Moi, je me permets d’être étonnée:<<et vous l’avez cru?>>. Silence.
Je renchéris:<<mais vous n’avez pas appris au collège comment ça se passait>>?
Elle me raconte que pendant les heures de cours, elle se mettait sous la table en se bouchant les oreilles.
Je continue:<<et le prof et les autres élèves?>>: elle ne se souvient plus, elle se rappelle simplement qu’elle ne voulait rien entendre.
Ce discours du père a entraîné d’autres théories, comme par exemple, si le tournedos qu’elle mange à chaque repas doit être calciné, c’est qu’il ne faut pas manger de la chair, qui arrivée dans le ventre, pourrait devenir un bébé.(!)
De même, la sonde qu’on lui avait enfoncée dans la gorge, pouvait l’engrosser, bien sûr, puisqu’elle était là pour la faire… grossir.
C’est terrible, parce qu’avec tout ça, j’étais sûre qu’elle n’était pas psychotique.
Ce n’était que des fantasmes délirants, comme des théories sexuelles infantiles et il n’y avait aucun autre signe qui pouvait évoquer la psychose.
Nous avons cheminé lentement, je vous passe les péripéties: les hospitalisations en urgence, son effondrement sur un trottoir parce que ses deux jambes se sont cassées, comme ça, d’un coup…
Enfin, elle a terminé ses études et trouvé un emploi dans un laboratoire de biologie à Marseille.
Ses parents habitaient loin et je lui ai suggéré qu’elle pourrait, peut-être, se trouver un petit appartement et qu’elle pourrait partir, sans leur faire de la peine, ce qui, bien sûr, était sa préoccupation première.
Elle a trouvé un petit coin à elle.
Elle a appelé sa mère tous les jours, qui lui répondait et lui demandait:<<comment ça va?>>
-Ça va,à demain…
Ce n’était pas grand chose, mais pour elle s’était énorme, elle n’avait jamais connu ça.
A partir de là, c’est allé plus vite, elle a pu manger un peu plus, elle a accepté la prescription de son médecin de prendre régulièrement des boites de tubes de protéines concentrées.
Elle est donc moins squelettique et ses analyses de sang s’améliorent.
Mais un jour, elle arrive en larmes à sa séance: ”sa mère s’est couchée et refuse de se lever”, le médecin a fait un diagnostic de dépression.
Tout à fait consciente alors de ce qui se joue pour elle, dans cette famille, elle me dit:<<Vous voyez bien Mme Luttringer que je ne peux pas guérir>>…et elle avait raison.
Elle était le porte symptôme de la famille et devait le rester.
Ne lui avait-on pas donné d’ailleurs comme prénom, un prénom qui venait dire qu’elle était le réceptacle de la haine.
Dans ce <<je ne peux pas guérir>>, on entendait bien qu’elle était prête à sacrifier sa vie sur l’hôtel de l’amour pour sa mère.
Des jours très difficiles s’en sont suivis, elle était folle d’inquiétude et elle se sentait responsable.
Elle passait tout son temps auprès de sa mère, soucieuse de faire tout ce qu’elle pouvait pour elle, jusqu’au jour où la mère lui a dit:
<<Si tu ne vas plus chez Mme luttringer, je me lève>>.
Et là par chance, je dis bien par chance, cette femme est allée trop loin:
Que les choses prennent ainsi une forme de chantage, a fait chez la fille comme un déclic.
Elle le lui a promis, bien sûr.
La mère s’est levée, et le lendemain la fille était chez moi.
C’était la première fois qu’elle n’obéissait pas à ses parents et qu’elle pouvait décider elle même de sa vie.
Et là, les choses sont allées très vite.
Sans jamais dire le moindre mal de ses parents, elle a tout de même fichu par dessus les moulins tout ce qu’on lui avait raconté, et tous les interdits stupides qu’on lui avait imposés.
On a pu alors parler de l’amour entre un garçon et une fille, tout en délicatesse bien sûr…
Elle a rencontré un garçon sur internet qui a su apprécier ses belles qualités.
Ils se sont mariés, elle l’a suivi dans la ville où il habitait, et ils vivent heureux.
Ce n’est pas un conte de fée, ils sont vraiment heureux, et elle m’envoie régulièrement des photos de leur bonheur, sans jamais manquer de me remercier et de dire qu’elle me le doit.
C’est une belle personne… et une épouse formidable.
Elle est toujours maigre certes, comme je le lui avais promis, et elle n’a jamais pu avoir d’enfant, cela aussi est impossible; mais elle est en bonne santé et c’est un vrai bonheur pour moi de l’imaginer heureuse, après toutes les souffrances qu’elle a endurées.
En conclusion
Je dirais que s’occuper d’anorexiques est un combat de tous les instants.
On ne cesse de se battre contre elles, contre les parents.
Ce sont des patientes qui nous déplacent, qui nous sortent de notre fauteuil, car, fi de l’orthodoxie!
Il faut s’occuper par exemple des hospitalisations, car il est nécessaire de s’assurer que le chef de service où elles seront hospitalisées, acceptera, lui aussi, de déroger aux protocoles, pour s’adapter à la particularité de chacune.
Il faut aussi rassurer les infirmières et leur expliquer ce fonctionnement bizarre, car elles sont souvent dérangées par ce refus de nourriture. C’est un travail de gendarme qu’on leur demande, car il va falloir surveiller que les flacons de la perfusion ne soient pas vidés dans les toilettes.
Il faut aussi travailler avec le médecin généraliste, qui tout au long de ces années, surveille les constantes de la patiente, qui sont toujours terriblement basses. Quelquefois, à juste titre, il téléphone, affolé.
Il faut alors mettre en place une deuxième stratégie, pour que la patiente accepte son hospitalisation.
Il arrive aussi qu’on se surprenne à penser à elle pendant le week-end:”elle va si mal…est-ce qu’elle sera là lundi?”
C’est une des rares pathologies où le temps presse.
On sait que si ce symptôme dure trop longtemps, on peut avoir à craindre, au mieux une ostéoporose sévère -rappelez-vous la demoiselle au tournedos qui s’écroule sur un trottoir les deux jambes cassées-, et au pire, une tumeur au cerveau ou un arrêt cardiaque.
Oui le temps presse et la patiente s’entête à ne pas vouloir guérir, et ceci dès le début, car on le sait bien, ce ne sont pas elles qui ont fait la démarche de venir consulter.
Ce sont les parents qui le demandent, et chacune est apparemment passive , mais bien décidée à nous résister, comme elle résiste à tout le reste.
Mais je dois reconnaître que si elle s’entête, moi aussi!…
Elle est mourante et il faut gagner quelques centaines de grammes…
Alors j’explique… que même si elle mange beaucoup plus, elle ne peut plus grossir.
J’explique… qu’elle a fichu en l’air l\’absorption intestinale de ses aliments.
Si elle en veut la preuve, il existe un petit examen qui le démontrera.
Alors elle va à l’hôpital, prend sa capsule rouge, se rend compte qu’elle est dans la cuvette en un rien de temps et que c’est la preuve qu’elle ne peut plus devenir grosse.
Ainsi, elle accepte de manger un peu plus…juste pour survivre.
Il faut se battre aussi pour mettre en place le transfert, et c’est nécessaire pour qu’elle puisse avoir confiance et qu’elle commence à parler…enfin un peu et du bout des lèvres, sur les choses essentielles.
Difficile de parler de “ces choses”, avec l’une qui veut faire maigrir ses fesses et disparaître ses seins, et l’autre, Mlle Tournedos qui ne veut être qu’un manche à balai, affublé d’une tête.
Pour l’une et l’autre, on l’entend bien, il ne faut rien donner à voir.
Mais quand enfin le travail commence, elles nous apprennent beaucoup de choses.
-On peut dire, par exemple, que si le tournedos doit être calciné, c’est pour qu’il ne puisse pas se transformer en bébé, arrivé dans le ventre, ou bien que la sonde par laquelle on la nourrit, risque de la féconder…
Elle nous apprend donc qu’elle peut paraître totalement délirante, et ne pas être psychotique…
-Qu’elles peuvent être dans le déni total du sexuel, avec, comme le dit Charles Melman, un inconscient lessivé de toute référence sexuelle, et arriver à faire l’amour….Oui, souvent on ne comprend rien…Oui, souvent elles nous bousculent…Oui, elles nous forcent à inventer à tous les instants.
Mais il n’en reste pas moins que si on y va avec ténacité, engagement et avec toute la force de notre désir d’analyste, on peut, même dans les cas les plus graves, avoir quelques résultats qui nous récompensent de tous nos efforts.
Pour terminer sur une note plus légère, car comme le disait Mme F, j’aime rire, je voudrais vous raconter une petite anecdote.
Ma patiente au tournedos sanglotait, effrayée, désespérée de devoir être hospitalisée, et me suppliait qu’on ne la nourrît pas avec la sonde.
Je la rassure et lui promets que je vais demander au chef de service qu’on la nourrisse par perfusion.
Lorsque je raconte ça le soir de la préparation des journées, je vois le regard malicieux de Marc Darmon, qui reprend en souriant: “père fusion”?
Je n’entends pas que je propose à la fille une fusion avec le père, mais j’entends, en ce qui me concerne, que c’est bien vrai, que j’aurais bien voulu jeter le père au feu, jusqu’à ce que fusion s’en suive…
Quand on parle, on en dit toujours plus que ce qu’on voulait en dire.
Mais en écrivant ce texte, comme je ne voulais pas trop me dévoiler devant vous, je cherche un autre mot…Et là ça devient savoureux, savoureux parce que ce qui me vient à l’esprit, c’est:” par voie parentérale”; c’est foutu!: Je râle après les parents….et c’est vrai.
Voilà, je suis prise dans les lois du langage.
Analyste ou pas, on n’échappe pas au signifiant.
Merci.