Virginia Hasenbalg : Objet a et transfert

Journées Topologie, juin 2012

No habrá nunca una puerta. Estás adentro

Y el alcázar abarca el universo

y no tiene ni anverso ni reverso

ni externo muro ni secreto centro.

El laberinto, Jorge Luis Borges

 

Je vous plonge exprès avec ce poème dans une langue pour beaucoup étrangère. C’est une façon comme une autre de vous confronter avec le fait que le réel c’est ce qui est exclu du sens. Les exilés, les immigrés, le colonisés ont l’expérience du lieu qui se trouverait un peu en dehors de ce qui fonctionne comme allant de soi. Et pourtant… le sens du poème est bien le contraire:

Il n’y aura jamais une porte. Tu es dedans.

Et le château fort cerne l’univers

qui n’a ni endroit, ni revers

Ni mur externe ni centre secret…

Les poètes, comme les analystes ont un savoir sur notre condition. Leur dire montre ce qu’il en est de l’existence de sujet inconscient, dupe et errant dans les champs définis par le nœud.

Lacan avait lu Borges. Il accède grâce à lui à la notion de nullibiété (Wilkins) ou nullibiquité, selon les versions. Ce signifiant désigne dans La lettre volée le lieu de nulle part de la lettre, autrement dit, ce qui manque à sa place. Il désignera plus tard dans le séminaire D’un Autre à l’autre (21 mai 1969), l’exclusion de la jouissance. Un cercle se ferme, dit Lacan, lorsque un savoir émerge grâce à une exclusion de jouissance. Le symbolique permet ladite exclusion, et ce qui est exclu s’affirme comme réel. (Réel apte à la Jouissance?)

Le poète sait en se laissant porter, parler par lalangue. Son savoir est intuitif, ce n’est pas un savoir constitué. Le savoir constitué, celui de la connaissance, celui de la science, séparent la plupart du temps, la place de l’objet et celle de l’observateur. Or, dans l’analyse, il n’y a pas de place pour l’entomologiste ni pour le neuroscientifique ou le généticien à la recherche du gène perdu… L’analyste est dedans, et ce que Borges nous rappelle c’est que l’analyste même s’il peut se penser en dehors, il fait structurellement partie du dispositif analytique : c’est ce qui rend le nœud d’un accès si difficile et en même temps porteur d’enseignement.

Nous sommes dans le nœud. Penser qu’il puisse y avoir une porte relève aussi de la croyance. Penser qu’il y ait une porte qui nous sépare d’un espace à trois dimensions ou dans le temps, n’est qu’un alibi pour entretenir la croyance que la vie n’est qu’un préambule pour la vrai vie, celle derrière la porte, derrière le rite initiatique, ou derrière la mort, dans l’au-delà. La croyance religieuse peut faire de nous un voyageur dans un train qui voit défiler la vie à travers de la fenêtre. Il en va de même lorsque le chercheur somme son objet bien positivé de dire son dernier mot. C’est pas ça le dernier mot.

Le discours analytique implique un radical bouleversement de cette idée que l’on puisse se tenir en dehors. Et la distance, qui n’est qu’une métaphore pour dire le recul qu’on est amené à prendre vis à vis de la passion ou de la jouissance, est limitée par ces aires du nœud, dont la souplesse n’est pas infinie. Y a des limites. La jouissance serait donc contenue. La vie étant faite de tiraillements.

 

Puisqu’il n’y a pas de porte, la psychanalyse opère dans l’actuel.

Somme toute, disait déjà Lacan dans le séminaire sur l’angoisse, il n’y a rien que ce qui est actuel, c’est bien pour ça qu’il est si difficile de vivre dans le monde (…) de la réflexion. (28 nov. 62)

 

Notre repérage doit passer par la synchronie de la structure, qui met en acte, dans l’actuel, le dire d’un sujet désirant. Cette drôle de temporalité de l’actuel est construite, produite par l’interprétation. Elle est rendue manifeste. Elle permet à l’analysant de saisir que le sens n’a pas le dernier mot, c’est pas là non plus le dernier mot, l’inconscient est le réel qui lui ek-siste et se rappelle à lui dans l’instantanée d’un signifiant qui le déplace, l’étonne, le fait vaciller de ses certitudes. Qui peut contredire son intention, le sens qu’il attribue a son action, tout en dévoilant son désir. On peut alors dire qu’on attrape ces signifiants comme on attrape des papillons… Voilà notre seule matière. Le nœud nous aide à cerner que pas tous les signifiants ne se valent de la même manière. Il y en a qui sont porteurs de croissements et des coincements dans leu équivocité.

C’est des coincements du nœud, de ce qui dans le nœud détermine des points triples du fait du serrage du nœud que le sujet se conditionne.

C’est à peu près tout ce que Lacan dira sur le sujet dans RSI.

Est-il, le sujet, devenu l’effet du nœud, comme autrefois il était effet du signifiant? Et barré parce que désirant, son acte étant celui d’un dire tendu par un objet maintenant coincé?

Sur l’autre repérage classique, celui du grand Autre, Lacan ne retiendra que le grand Autre réel.

S’il y a un Autre réel, il n’est pas ailleurs que dans le nœud même. Et il ajoutera que c’est en cela qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre. Leçon 8, 18 mars 1975

Cette formulation « pas d’Autre de l’Autre » demeure un point d’ancrage. Lacan va le situer dans le champ J(A) en disant que c’est ce qui donne consistance au symbolique. Chaque rond est autre par rapport aux deux autres, mais, il n’y a pas d’Autre de l’Autre.

Cette expression, Autre Réel, est utilisée par Lacan au début de son enseignement, pour rendre compte du temps de la constitution du sujet, peut être de la mise en place du nouage lui-même. Cet « avant le sujet » rejoindrait-il, de par son rapport à l’Autre réel, un « après du sujet », celui de son élision par l’effet du signifiant, celui de son évanouissement devant l’objet a, qui en tant que présence énigmatique, s’il en est une, produit de l’angoisse mais demeure source du désir?

Quelle place alors donner à l’autre repère, au fantasme et ses conditions spatiales dans la réalité, lorsque Lacan dit que l’espace à trois dimensions, celui de la réalité, est conséquence du nœud? L’espace en 3D serait-il celui du fantasme, et en tant que tel conséquence du nœud? Quoi dire de l’espace où se tient ce « praticable », qui est l’expression de Lacan pour situer la mise en scène en fausse perspective propre au fantasme ?

Autrement dit, il me semble que le fantasme ne soit pas réductible au nœud, mais le nœud, ne définirait-il pas un espace lacanien où se tiendrait le fantasme?

Avoir accès à cet espace où se tient le fantasme serait être averti de sa fonctionnalité fictive tout en étant dupe?

Reste néanmoins la question de ce qui fait tenir cette affaire de trois éléments ensemble. N’oublions pas que c’est le sens même du mot consistance, ce qui fait tenir ensemble. Permettez moi l’audace de vous dire deux mots, peut-être trois! sur Gödel qui employa ce terme de consistance en mathématiques. Ses théorèmes, dont j’avoue mon ignorance de l’outil mathématique pour pouvoir les appréhender à leur juste valeur, semblent dire qu’il n’y ait de consistance dans un système donné sans incomplétude, pas de consistance sans incomplétude : ceci ressemble beaucoup à nos consistances trouées… Et sa démonstration sur l’existence de l’indémontrable, qui pose qu’on n’est jamais à l’abri de rencontrer dans un système un énoncé dont on ne puisse pas dire si il est vrai ou faux, semble introduire une ouverture au-delà de la logique binaire, celle qui implacablement relie deux éléments. C’est par ailleurs le chemin qu’emprunte Lacan pour caractériser le réel comme impossible. Il s’agit maintenant de parier sur une logique qui serait autre que binaire.

Et ce serait le réel, la dimension du réel, un réel nommé, qui deviendrait nécessaire pour sortir de l’enfer sans solution du deux. Lacan relativise, dans ce séminaire, à l’instar de Gödel, les notions de vrai et de faux. (sur lesquelles se base le démontrable?) Et, même la Vernienung et la Bejahung, qui ont signé en son moment la mise en place de la structure psychique, vont être relativisées!

Il faut penser en trois. Faire rentrer le réel, se risquer à faire rentrer le réel dans le calcul. Comment faire?

Il y a deux domaines où l’on peut imaginer la composition à trois, cad, où chacune des trois composantes apporte quelque chose d’Autre. Ces domaines relèvent de l’ordre de la sensation certes: les couleurs et les saveurs. C’est peut être « descriptif » comme disait PCC hier dans la critique faite à Russell, mais puisqu’on peut imaginer…: Il y a trois couleurs primaires, jaune, bleu et rouge. On peut les mélanger deux à deux, ça donne du vert, du violet, de l’orange. Mais on peut aussi composer des couleurs à trois composantes, les couleurs tertiaires, qui ont des caractéristiques spécifiques aussi bien par exemple dans l’art que dans la mode.

Il en va de même pour les saveurs. Il faut le vieillissement pour qu’un vin développe pleinement son bouquet grâce à ses saveurs tertiaires. On est alors loin de saveurs fruitées de sa jeunesse. On parle alors de fumé, de cuir, de gibier

Mais revenons-en au nœud.

J’aimerai faire un autre rapprochement, entre le réel et le hors sens cette fois. Dans les propos sur la causalité psychique, Lacan évoque les temps préhistoriques du sujet. Il dirait que le sujet est affecté par le discours de l’Autre avant que ce qu’il entend puisse faire signification pour lui. N’empêche que cela s’imprimera, faisant de ce discours de l’Autre la matière de l’inconscient et de la lettre qui insistera tout le long de sa vie. Le nœud donne une place à ces traces, à ce hors sens en situant le réel comme ek-sistance par rapport au sens. Et ce discours de l’Autre qui ne fait pas encore nécessairement signification pour un sujet, situerait à mon avis l’Autre réel. La confrontation à une langue inconnue peut donner une vague idée.

Pour conclure, je dirais rapidement deux mots sur l’objet a.

Lacan insiste sur sa nécessité de rendre compte de ce qu’il en est de sa clinique et du discours analytique par le nœud. Et nous avons tous remarqué que l’objet a occupe une place centrale, celle du point qui ne « dimense » pas. Définition originale de la géométrie lacanienne que ce point de l’objet au centre du nœud qui indique notre place comme analystes. Le discours psychanalytique nous conviant à en être le semblant. Voilà le dedans de Borges.

Mais n’y a-t-il pas une difficulté pour les femmes pour concevoir ce qu’il en est de l’objet a? Si cet objet est l’enjeu de la castration, quel en est l’abord possible pour une femme ? On aura des éclaircissements dans les prochaines journées sur la castration féminine. Mais en attendant je vous ferais part de quelques remarques sur cette question.

Charles Melman situe trois temps dans une cure: un premier temps serait celui du mythe individuel du névrosé: mon traumatisme personnel me rend singulier. Certes, lorsque le traumatisme est collectif et laisse des empreintes dans un lien social donné, la question de son analysabilité est gravement compromise. Voir là, la question de notre responsabilité en tant qu’analystes pour frayer une voie possible à partir de l’insistance d’une trace.

Le deuxième serait justement celui du père, qui donne accès au patient à la référence commune, phallus ou castration (il nomme le réel apte à la jouissance?) Mais voilà le père n’aurait pas non plus le dernier mot. Le troisième temps serait celui, justement de l’objet a. Et il dira par ailleurs que la mise en présence avec l’objet a, fut-ce son semblant dans la cure, déchaîne la chaîne signifiante. Parler serait une façon de s’en défendre. N’oublions pas que Lacan situe, en 63, l’objet a comme l’objet de l’angoisse, et par là même condition du désir.

Dans RSI, Lacan introduit dans le rapport à l’objet a, une dyssimétrie: une femme serait un objet a pour son homme, mais son objet a à elle ce sont ses enfants.

Je vais vous rappeler alors deux passages sur la question du rapport d’une femme à ses enfants.

Lacan dit sur les femmes phalliques, qu’elles peuvent se trouver dans la situation de ne pas retenir dans sa chute un enfant adoré, comme si elles attendaient que quelque chose de miraculeux puisse s’ensuivre. …le type de mère que nous appelons, non sans propriété, mais sans savoir absolument ce que nous voulons dire, femme phallique, je vous conseille la prudence avant d’en appliquer l’étiquette. Mais si vous avez affaire à quelqu’un qui vous dit qu’à mesure même qu’un objet lui est plus précieux, inexplicablement il sera atrocement tenté de ne pas, cet objet, le retenir dans une chute, s’attendant à je ne sais quoi de miraculeux de cette sorte de catastrophe, et que l’enfant le plus aimé est justement celui qu’un jour elle a laissé inexplicablement tomber. Jacques Lacan, Séminaire sur l’angoisse, 23 janvier 1963

Charles Melman, dans un exposé à Reims sur la pulsion chez les femmes, semble s’inscrire dans la même mouvance: imaginer la mort de l’enfant peut s’imposer aux femmes comme une façon de se fabriquer un objet.

Les femmes sont elles amenés à imiter la castration, avec les moyens de bord, en imaginant la perte de leur objet a?

Est-ce une façon d’imaginer le coup fatal qui viendrait mettre un peu d’ordre dans un monde si mal fait, pour rappeler rapidement l’hystérie?

C’est Lacan bien sûr qui parle des femmes qui imitent l’homme en tressant, mais leur tresse leur restitue en quelque sorte la ternarité de leur Un, ce qu’ils ne percevraient pas nécessairement puisqu’il semblerait que ce Un, auquel ils s’identifient, les strangule, les trois catégories l’étouffent…

En lui il y a de l’Un au départ, comme trait qui se répète d’ailleurs sans se compter, et de tourner en rond il se clôt, sans même savoir que de ces ronds, il y en a trois. Comment peut-il, comment pouvons-nous supposer qu’il y arrive, à en connaître un bout, de cette distinction élémentaire ? Ben, heureusement, pour ça, il y a une femme.

…une femme, ça peut se produire, quand il y a nœud, ou plutôt tresse. Chose curieuse, la tresse, elle ne se produit que de ce qu’elle imite l’être parlant mâle, parce que elle peut l’imaginer, elle le voit strangulé par ces trois catégories qui l’étouffent. Il n’y a que lui à ne pas le savoir, jusque-là. Elle le voit imaginairement, mais c’est une imagination de son unité, à savoir de ce à quoi l’homme lui-même s’identifie. 15 janvier 74

Mais pour cerner l’objet a, il faut la fermer cette tresse, et en plus au bout du nombre correcte de croissements, et pour ça, une femme n’est pas du tout forcement dressée! dit Lacan. (Il ne mâche pas ses mots),(moi je suis lacanienne alors je lis et je m’interroge, il faut assumer!…)

Quoi dire alors sur ce savoir s’arrêter au bout de six croissements? Je suppose qu’il s’agit là de ce qui peuvent échanger un homme et une femme. Leur façon de faire « copuler les signifiants ». Ceci me rappelle une autre remarque de Lacan, qui ne me quitte pas, « la première chose qu’une femme doit apprendre, c’est de se taire! ». Il aura ajouté vers la fin de sa vie : au bon moment. La boucler, certes, mais pas sans avoir restitué d’une façon artisanale, certes, quelque chose.

Qu’est-ce qui fait qu’une femme puisse se taire ou soit amenée à se taire? Se taire, c’est faire place à l’objet a. C’est certainement faire place au désir, et je n’ai pas besoin de vous rappeler comment Hollywood a su exploiter ce qui se passe entre un homme et une femme quand la parole n’a plus rien à dire.

Mais dans la cure, se taire pour faire place à l’objet a, c’est permettre la mise en place du dispositif analytique. C’est tenir ce semblant de a, cet irrationnel qui présentifie l’infini des réels, celui qui restera pour autant toujours au-delà ou en deçà du trait unaire, pour que la chaîne signifiante du patient puisse le border, le cerner par le biais des lettres inscrites en lui avant qu’il comprenne le sens de ce qu’il entendait.

Pas d’autre issue que d’accéder au dernier mot, celui de la présence silencieuse du lieu vidé de La Chose.

 

Angela JESUINO: L’herbe est toujours plus verte ailleurs ?

En guise de préambule je voulais vous lire un extrait de Montaigne issu des Essais, livre I Chapitre XXVI intitulé «  Sur l’éducation des enfants »

« …la fréquentation des hommes est extrêmement favorable à la formation du jugement, ainsi que la visite des pays étrangers (…) pour en rapporter les caractères et les manières de ces nations et pour frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui.

Dans cette école du commerce des hommes, j’ai souvent remarqué ce défaut, à savoir qu’au lieu de chercher à connaître les autres, nous ne faisons effort que pour nous faire connaître et sommes plus soucieux de débiter nos marchandises que d’en acquérir. Le silence et la modestie sont des qualités très favorables aux relations humaines. »

 

 

Ce texte qui, comme vous le savez, date du XVIème siècle, nous énonce à sa façon ce qui nous réunit ici pendant cette journée de travail: comment pouvons-nous vivre ensemble ? Comment faisons-nous avec l’étranger, comment faisons nous avec l’altérité ? Comment faire pour « frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui » sans que cela soit une menace à mon identité ?

Cette question posée depuis toujours nous revient aujourd’hui avec une acuité renforcée grâce ou à cause des mutations sociales et subjectives qui sont celles de notre modernité.

Il y a aussi une autre raison pour laquelle j’ai choisi de commencer en vous citant cet auteur du 16ème siècle, contemporain de la découverte du Brésil et tout à fait sensible au nouveau monde et à ses « sauvages  cannibales ». La raison est celle-ci : pour traiter de la question du vivre ensemble j’ai choisi, avec l’aide d’Edmonde Luttringer, de vous parler du lien social au Brésil, du type de subjectivité que ce lien social produit et évidemment du type de rapport à l’altérité qui en découle.

 

Outre que je suis brésilienne, pourquoi  le Brésil?Tout d’abord parce que nous sommes nés modernes. Colonisation oblige, nous sommes nés sous l’enseigne de la faillite du discours et déjà sous l’empire de l’objet, donc en pleine modernité. Voilà pourquoi nous avons un peu d’avance sur vous. Notre modernité est une modernité de naissance ce qui peut aussi venir inscrire des différences entre notre contemporanéité et la vôtre. Pour aller droit au bout, il me semble que les conséquences ne sont pas les mêmes si la référence paternelle « se casse la figure » d’entrée de jeu comme c’est notre cas, ou si elle se casse la figure plus tard comme c’est votre cas. Je pense que les effets ne se traduisent pas dans le même registre.

Cette avance que les pays du nouveau monde ont sur le vieux continent a été signalée depuis longtemps par Charles Melman qui, dans son séminaire du 16 janvier 97, nous disait déjà ceci : « s’il y a quelque chose qui se propose à nous comme avenir c’est peut-être ce qui existe aujourd’hui en Amérique latine »

Nous sommes donc votre futur antérieur et cela se vérifie de plus en plus aujourd’hui en ce qui concerne le Brésil, notamment, qui se voit ériger en modèle du vivre ensemble.

Je veux comme exemple la rencontre à laquelle j’ai participé il y a quelques années de ça à la Maison de Amérique Latine entre Bertrand Delanoë à l’époque maire de Paris et Martha Suplicy maire de São Paulo. L’objet de cet échange étant que les élus municipaux voulaient s’inspirer de la politique de cette mégapole brésilienne en matière de lieux d’échanges et de métissage culturels.

C’est amusant de penser que nous avons tellement voulu être comme vous et qu’aujourd’hui vous pensez que l’issue c’est d’être comme nous ! Au delà de l’amusement, il me semble qu’il faut prendre cela comme un signe fort de changement. Le réel bouge !

Mais au fait, quel est le modèle brésilien du vivre ensemble? Comment nous nous débrouillons avec l’altérité ?

Faisons d’abord un petit portrait rapide :

Si au Brésil nous sommes nés modernes, c’est que nous sommes nés sous le signe du multiple. La culture brésilienne n’est pas une culture fondée sur le Un du monothéisme. Nous sommes plutôt poly, polythéistes dans la religion, métisses dans la chair et syncrétique dans l’image que nous nous faisons de nous-mêmes. Récemment un écrivain connu et chroniqueur de la vie politique brésilienne – João Ubaldo Ribeiro – a proposé le signifiant polyarchie pour rendre compte de la gouvernabilité de notre pays ou plutôt de son ingouvernabilité. Importance donc et pérennité de ce signifiant dans notre culture.

Affirmer que le Brésil est un pays polythéiste n’est pas sans conséquences. Mon hypothèse est qu’au pays du carnaval, nous n’avons pas su au pu fabriquer du Un avec ce qui dans l’histoire se présentait comme multiple. A partir d’un « au nom du père, du fils et du saint esprit » amené par la colonisation portugaise et catholique nous avons plutôt fabriqué un « au nom des pères, des fils et de tous les esprits » du métissage et du syncrétisme.

Cela a toute une série des conséquences quant à la filiation, la nomination et le goût du religieux chez nous, que je ne pourrai pas développer aujourd’hui ici avec vous.

Je vais m’attarder d’avantage sur la question de l’identité, car notre identité s’affiche comme étant labile, inachevée, plutôt bannière échangeable, fétiche1 à renouveler. Nous avons effectivement l’art de ne pas nous réduire à quelque chose de l’ordre du un qui est le principe même de l’identité, de ce qui vient faire unité. Nous nous employons à défaire toute possibilité d’une identité univoque ou délimitée. Vous voyez bien que la question même du trait unaire se trouve en difficulté dans cette conjoncture, au profit de la mise en scène du multiple. J’ajouterai : syncrétisme oblige. Cette identité est toujours en construction comme les « fantasias » de carnaval, en confection, en atelier, en essayage et pour finir éphémère.

Je grossirais sûrement le portrait en vous disant que le brésilien moderne est un errant religieux, peu assuré de son identité sexuelle, dont le corps est livré facilement à la chirurgie esthétique, et grand amateur de phénomènes de foule : football, carnaval, grands rassemblements évangélistes ou charismatiques.

Que pouvons-nous dégager de ce portrait à l’emporte pièce ? Quel témoignage clinique avons-nous ?

Les conséquences plus évidentes sont celles qui concernent l’identité sexuelle : parler des travestis et des transsexuels brésiliens est devenu un lieu commun. Mais en dehors de ces figures une fois de plus caricaturales, nous pouvons nous demander si la sexuation elle-même échappe à ce que j’appelle une carnavalisation de l’identité. La clinique avec des patients brésiliens nous apprend, en effet, qu’on peut changer ou alterner le sexe du partenaire sans que cela fasse beaucoup de bruit y compris socialement.

Ce que nous pouvons dégager c’est l’importance de la bisexualité en acte d’un côté, et de l’autre côté, cette prégnance de la figure du travesti ou dit encore autrement l’importance du travestissement dans la culture. Je ne voulais pas prendre ici ce travestissement dans sa forme accomplie et perverse mais comme paradigme. De quoi ? De la façon dont peut être traité la différence des sexes et la sexuation ? De la façon dont on négocie l’identification sexuelle ?

Il me semble que ce que le travestissement met en place au Brésil ce n’est pas la question de l’un ou l’autre sexe, homme ou femme. La logique ici est celle de l’un et l’autre. Homme et femme. Avec cette différence dans le type de pratique brésilienne que la surprise que le travesti garde jalousement pour la fin ou laisse à peine entrevoir, est ici affichée d’emblée. Je veux comme exemple le succès d’un groupe de musiciens brésiliens – Mamonas assassinas – qui a fait un véritable tabac auprès du public adolescent au Brésil avec une chanson qui avait pour titre Robocop Gay chanté sur scène par un chanteur habillé en femme tout en faisant valoir, barbe et moustache à l’appui, ses attributs masculins. Cette mise en scène a été reprise en boucle par les adolescents eux-mêmes à l’aide de Youtube. Le travestissement fait donc partie de la panoplie identificatoire proposée par les medias aux adolescents, carnavalisation de l’identité oblige.

Que dire du corps dans un pays qui est devenu le paradis de la chirurgie esthétique ? Résiste-t-il à son tour à la quête identitaire? Ou se voit-il aussi touché, plutôt retouché, lifté, siliconé, traité comme une image toujours à perfectionner ? Que nous raconte-t-il sinon que le réel du corps ne fait pas butée ? Cela n’empêche pas qu’il prenne une place prépondérante dans la culture. C’est un corps à tout faire ! Il sert y compris comme lieu d’inscription de la filiation et de la descendance comme en témoignent les tatouages très à la mode chez nous.

Les phénomènes de foule ont certainement dans ce contexte une fonction « identitaire » particulière : venir faire Un tout, une masse, là où on ne peut pas se soutenir d’un trait. Cela contrarie peut-être la psychologie des foules mais ce qui est mis en avant dans ces manifestations c’est tout de même une jouissance du corps partagée ou mieux dit, un culte du corps dans sa jouissance.

A soutenir l’hypothèse comme je suis en train de faire ici d’un Brésil moderne, polythéiste et marqué par l’anthropophagie culturelle, comment penser la question de l’altérite, la question de l’identité  et donc du vivre ensemble ?

Car il est vrai qu’au Brésil justement nous avons une grande appétence, et le mot n’est pas faible, pour tout ce qui est étranger. Parce que l’étranger nous l’aimons ! L’étranger, comme l’ennemi, nous le dévorons ! Ce qui peut paraître un paradoxe, n’en est pas un.

Si notre rapport avec l’étranger est de l’ordre de la dévoration, c’est une dévoration qui ne produit ni une hypocondrie sociale ni une xénophobie. C’est ce qui fait sûrement que nous pouvons être érigé en modèle.

Comment ça se fait ?

Je vais oser une hypothèse forte : nous ne sommes pas xénophobes parce que ce que nous dévorons ce n’est pas l’objet, ce que nous dévorons c’est le signifiant lui même. Nous dévorons pour refuser l’incorporation, pour refuser l’identification, la soumission au signifiant, la soumission au Un.

C’est cette appétence pour la dévoration en détriment de l’incorporation qui sert de soubassement psychique à l’anthropophagie culturelle brésilienne élevée au rang de symptôme fondateur de notre culture, et bien sûr aussi de notre subjectivité.

C’est cela qui nous condamne à être multiple.

Lorsqu’on est multiple, lorsqu’on on ne se réfère pas au Un, quel rapport pouvons-nous avoir avec l’altérité ? D’ailleurs qui viendrait faire figure d’altérité si moi-même je suis mutant ? Si je peux changer de sexe, de corps, d’identité ? Si je me meus dans un espace où la jouissance du corps tend à effacer le trait, si je viens d’une culture où le carnaval – pour citer Oswald de Andrade le maitre à penser de l’Anthropophagie – est la « manifestation religieuse de la race » ? Si je me meus dans un espace où c’est le prénom qui me présente, c’est-à-dire mes insignes imaginaires ?

Il faut avouer que l’avantage dans ce cas, est que tout le monde est brésilien. Ce qui peut représenter un modèle d’intégration séducteur face à une Europe secouée par un repli identitaire et des revendications communautaires. Mais cela à un prix bien entendu, qui est celui d’oublier l’histoire et la mémoire y compris celle que le patronyme pourrait charrier, histoire de l’origine donc, histoire de la filiation, qui elle aussi fait difficulté chez nous.

Si nous, anthropophages, nous n’incorporons pas de trait unaire avec ce que cela suppose y compris dans notre propre rapport au corps, si l’opération qui préside à notre identité toujours mouvante est la dévoration du signifiant, si nous faisons à chaque fois collusion avec le signifiant qui passe, pour le rendre la saison d’après, au point de devenir multiples et mobiles, c’est peut-être qu’à force de dévorer du trait nous crachons de la jouissance. Et que ce sont ces jouissances qui font office de point fixe dans une subjectivité résolument moderne.

A suivre ce fil on peut aussi se demander : quid de la question du père ? Question à laquelle Edouard Glissant – écrivain Martiniquais – a répondu  par l’hypothèse du Matriarcat, j’ai envie de dire, lui aussi. Je dois dire qu’au fond Glissant est aussi radicale qu’Oswald de Andrade qui a poussé sa théorie de l’anthropophagie jusqu’au retour d’un Matriarcat technicisé avec la promotion de l’Homme ludens .Voici un petit extrait de ce que Glissant a pu nous dire lors d’une discussion organisé à Paris en juin 2007 sur ces questions:

Votre nostalgie du Un, votre nostalgie de la filiation et votre nostalgie du père – parce que tout ça va ensemble – ne s’applique pas à nos cultures. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas de genèse et qu’est-ce qu’il y a à la place de la genèse? Il y a ce que j’appelle une digenèse c’est-à-dire une genèse à plusieurs entrées, une genèse qui n’est pas la création d’un monde par un Dieu, une genèse qui est un phénomène historique.

Cela pourrait s’appliquer au Brésil où il me semble que nous ne sommes pas dans une logique de s’en passer du père à condition de s’en servir mais plutôt dans une logique de s’en servir à condition de s’en passer. Ce n’est pas la même chose.

Encore quelques mots de Glissant qui ne sont pas pour moi un programme mais un pousse-à-penser la structure : « Au delà du souffert, la communauté que groupe le métissage ne peut nier l’Autre, ni l’histoire, ni la nation, ni la poétique de l’Un. Elle ne peut que les dépasser ». Cela peut nous laisser réfléchir sur le type de dépassement à produire. Ce n’est pas pour rien qu’un des derniers ouvrages de Glissant est un essai poétique et politique qui s’appelle Le TOUT MONDE. Est-ce une solution ou une dissolution du vivre ensemble ?

Mais revenons au modèle brésilien qui est donc avant tout le modèle anthropophage : dévorer pour ne pas Uncorporer.

L’altérité c’est comme le reste, nous la mangeons nous la dévorons et nous fabriquons du même. Est-ce un gain en ce qui concerne le vivre ensemble ?

Ce n’est pas sûr, parce que ce que nous n’arrivons ou nous ne voulons pas mêmifier fait retour dans la violence urbaine, violence que nous devons qualifier de réelle si nous voulons être à la hauteur de ce que s’y passe.

Cela me donne l’occasion de vous faire remarquer ce qui pourrait venir signer la différence de la violence urbaine en France et au Brésil : il me semble que la violence urbaine en France est liée à une revendication d’identité communautaire alors qu’au Brésil c’est la quête du nom qui est au premier plan.

En vous racontant tout cela qu’est-ce que j’essaie de vous dire ? Qu’il y a des arrangements Autres avec la structure du langage, qu’il y a d’autres façons de nouer ces trois registres nommée par Lacan Réel, Symbolique et Imaginaire et que produisent d’autres « vivre ensemble » qui n’ont pas les mêmes conséquences ni évidemment le même prix à payer.

Ce que je suis en train de vous dire c’est qu’il n’y a pas de modèle brésilien transposable car il est le fruit de notre histoire tissé à partir des trois peuples et marqué du sceau de la colonisation et de l’esclavage. A partir de là, nous avons fabriqué ce que nous sommes, nous avons fabriqué la langue brésilienne- métisse elle aussi- et nos arrangements avec ce Réel là. Dire qu’il n’y a pas de modèle transposable ne veut pas dire que nous ne pouvons pas apprendre de nos différences comme nous disait si justement Montaigne. Une culture fondée sur le Un et une culture fondée sur le multiple ne produit pas les mêmes effets et il faut pouvoir en tirer toutes les conséquences.

 

Un exemple pour finir et qui reprend les questions que j’ai voulu mettre au travail ce matin : si en Europe nous pouvons parler actuellement de repli identitaire, en ce qui concerne le Brésil et peut-être aussi d’autres pays issus de la colonisation, il faudrait plutôt parler d’une quête identitaire sans cesse à renouveler. Si nous soutenons l’hypothèse que le rapport au UN n’est pas le même et que cela est déterminant, nous pouvons mieux lire les effets sur la subjectivité et sur la déchirure du lien social.

 

Je voulais conclure avec une phrase d’Hermann Melville :

« Colomb a terminé le roman de la terre, il ne reste aucun nouveau monde à l’humanité » autrement dit, le futur est déjà là.

Comment allons-nous nous débrouiller ?

Il y a tout de même une bonne nouvelle que vous ne savez peut-être pas encore : Dieu est brésilien, lui aussi nous avons réussi à le nationaliser !

Marseille, 13 septembre 2014

 

 

 

1 Cf. Melman, Ch. « …ce que nous appelons notre identité est un fétiche… » in « Lacan que j’ai beaucoup aimé mais que je n’ai pas mangé »conférence faite au CEF de Recife, Olinda, Brésil, 1992.

Jean-Claude Molinier: Conte à lire de la folie ordinaire

Alger, 27 avril 2014
(Exposé présenté à l’hôpital Maillot, Bab-El-Oued Service de psychiatrie du Dr Benouniche)

« Par la folie qui l’interrompt, une oeuvre ouvre un vide, un temps de silence, une question
sans réponse, elle provoque un déchirement sans réconciliation où le monde est bien contraint
de s’interroger. » M. Foucault, « Histoire de la folie ».
La folie, absence d’oeuvre. On a souvent critiqué cette position de Foucault. Et pourtant
sans doute a-t-il raison, sans-doute elle fut mal comprise. Cela me paraît juste, ça tombe
juste à partir de ce que je voudrais vous dire aujourd’hui au regard de la folie, d’une folie
native, originaire, pour l’être parlant, distincte de la psychose qui est, elle, déjà réponse à
cette folie, invention voire création qui fait réponse, suppléance, à ce « vide » qu’ouvre la
folie. Suppléance différente seulement de ce qui fait finalement aussi suppléance dans la
névrose…
Il ne suffit pas d’entendre…
Je voulais aujourd’hui revenir peut-être en deçà de ce qui vous a été présenté,
revenir vers la naissance de la clinique borroméenne, car il y a là un passage un moment de
rupture et de changement dans l’enseignement de Lacan qui bouleverse la clinique de la
psychose tout en permettant de reconsidérer celle de la névrose.
En outre il m’apparaît que son acte de naissance est indispensable à son usage et à sa
lecture. Ce passage est celui d’une clinique structurale, que l’on peut qualifier de
discontinue, on verra pourquoi, à une clinique du continu, celle qui se réalisera grâce à une
écriture, car je pense que l’on peut qualifier la clinique des noeuds comme une écriture
borroméenne.
Je me limiterai aujourd’hui à essayer de vous préciser ce moment de rupture qui force Lacan
vers cette nouvelle écriture, cette « autre écriture » comme il le dira lui-même. Sachons
seulement que cette clinique que nous dirons borroméenne permet non seulement
d’aborder la psychose, mais aussi un ensemble d’évènements que l’on situait mal entre
névrose et psychose et que l’on ne savait aborder faute de les avoir situés au travers de ce
que l’on pourrait appeler leur mode de suppléance, ce qui est en jeu dans le « sinthome »
(écrit comme cela). En effet la clinique structurale issue, dans la psychanalyse, de la théorie du
signifiant (d’où sa discontinuité) en accord avec cet énoncé radoté très souvent,
« l’inconscient est structuré comme un langage », permet par exemple d’opposer psychose
et névrose en qualifiant la névrose par le refoulement et en isolant la psychose autour du
concept de forclusion, forclusion du NdP.
2
Dans la clinique liée à l’écriture borroméenne le Nom du Père apparaîtra de plus en plus luimême
comme une suppléance, mise à disposition pour le névrosé, outil permettant de
bricoler ses symptômes. Dans la psychose, Lacan lisant James Joyce, lecteur donc d’un
écrivain flirtant avec l’illisibilité, met en évidence l’invention présente dans l’écriture
Joycienne. Cette invention, Lacan la définira comme une suppléance singulière qu’il
nommera sinthome. Grace à ce sinthome Joyce suppléera à la carence paternelle en se
faisant un nom. Il « tiendra » selon une position subjective singulière qui lui permettra de ne
pas sombrer dans une psychose déclenchée.
La clinique borroméenne prenant en compte non le langage mais lalangue, non le signifiant
mais le signe, non la parole mais avant tout l’écriture, posera, dans une même continuité,
névrose et psychose tout en les différenciant selon leur mode de suppléance : particulier
dans la névrose, absolument singulier au regard de la psychose. Cela suppose en tout cas
qu’il faille dans tous les cas suppléer, réparer quelque chose qui ne tient pas, qu’il y a dans
tous les cas une rupture qui ne permet pas à un sujet de « tenir ».
Autrement dit nous pouvons tous devenir fous ou bien plutôt encore, nous portons tous en
nous une folie native originaire si vous voulez. La question est de savoir où elle se tient.
Bien sûr nous avons par formation, déformation, coutume d’identifier psychose et folie. Il
serait peut-être temps au contraire de réhabiliter ce terme de folie. Afin de distinguer de la
psychose cette folie qui conformément à un énoncé de Lacan, mais pas seulement, nous
accompagne toujours sur cette limite que nous devons tous inscrire et inventer par les
trouvailles de nos symptômes.
Certains analystes parlent de forclusion généralisée pour évoquer cette forclusion
fondamentale dévoilée par la carence du Nom du Père et qui lui est, de fait, antérieure. Elle
est le fait d’un trou, d’une disjonction entre Réel et Symbolique, où la jouissance forclose du
symbolique apparaît dans le Réel et par rapport à quoi nous avons tous à inventer un mode
de suppléance. Mais je reviens vers la folie justement en tant que cette forclusion
généralisée a un lieu, un lieu où l’Autre Symbolique, celui du signifiant, n’existe pas, où
l’Autre est troué incomplet, inconsistant, inexistant à l’endroit du Réel et du fait du Réel. Ce
lieu étant ce qu’on appelle la langue, langue maternelle ou lalangue comme l’écrira Lacan.
Celle-ci recelant, dans ce qui s’y dépose et ce qui s’inscrit du Réel, une ressource toujours
offerte à la folie.
Nous pouvons entendre aujourd’hui parler de psychoses ordinaires qui sont ces psychoses
non-déclenchées, psychoses suppléées, sinthomées, qui ne présentent pas les phénomènes
élémentaires de la psychose ni l’expression manifeste et « extra-ordinaire » (hallucinations,
délire …) des formes caractéristiques de la psychose (« style » Schreber). Nous pourrions
parler également de ces dites toxicomanies (certaines en tout cas) dans lesquelles la
toxicomanie n’est que suppléance parfois à une psychose non déclarée parce qu’elle est
ainsi compensée. Il peut s’agir aussi de ceux que l’on regroupe sous le nom de borderline,
état limite… faute de savoir les classer. Comme s’ils se baladaient dans l’entre deux entre
psychose et névrose … Mais nous pouvons aussi rencontrer dans l’anorexie, la boulimie, la
fibromyalgie comme dans certaines pathologies psychosomatiques des évènements
corporels (non hystériques) qui sont aussi de l’ordre du sinthome tel que Lacan le définit. On
sait, par exemple, que certaines maladies graves qui pourraient être de l’ordre
psychosomatique peuvent venir s’inscrire en opposition d’un déclenchement psychotique …
Tout cela reste énigmatique dans la mesure où nous nous heurtons à l’inanalysable, à
quelque chose qui est de l’ordre d’une écriture (parfois sur l’organe) mais qui reste illisible,
comme le remarquait Lacan (en effet on est sûr en tant que clinicien qu’il y a une écriture
3
mais on ne sait pas la lire). Une écriture donc qui ne se réaliserait que par sa lecture dans la
mesure où l’analyste rencontre le patient dans le cadre d’un transfert inversé, d’une
certaine façon. Le savoir n’est pas supposé du côté de l’analyste (ce qui est le moteur
habituel du transfert i.e. le sujet supposé savoir) mais il se trouve de façon énigmatique dans
la langue du patient. J’ai bien dit dans lalangue. Il n’ y a qu’accord premier, par lequel nous
accusons réception d’un signe qu’il nous envoie pour pouvoir le suivre et l’accompagner
dans sa lecture d’une écriture énigmatique qui pourra ainsi se réaliser. Les effets
thérapeutiques ou leur absence sont ainsi imprévisibles et parfois, même après-coup,
inexplicables … Il suffit de se nouer à lalangue propre et toujours très singulière du patient
pour lui permettre l’élaboration de ce que Lacan appellera suppléance ou sinthome.
En ce sens le psychanalyste se distingue du médecin sans s’y opposer. Qu’un dit toxicomane,
qu’une fibromyalgie soient traités médicalement, il n’y a aucune raison et il serait en outre
dangereux de s’y opposer. Car il peut s’agir d’une suppléance dont le patient ne peut se
passer sauf à devenir complètement fou … et de plus il y trouve temporairement sans doute
un nom au travers d’une désignation médicale qui fait lien social … ne serait-ce que dans
l’institution qui l’accueille. Son nom de (comme dirait M. Duras)… toxicomane. Il suffit alors
pour le psychanalyste de l’accompagner vers l’évolution de ce qui s’inscrit ainsi comme
sinthome.
Origine de la clinique borroméenne :
Le langage et la langue
Dans la psychanalyse, l’approche structurale relève d’une pratique qui a concerné
d’abord et toujours de façon privilégiée le traitement de la névrose. Ainsi Freud qui percevait
le délire psychotique par exemple comme une « tentative de guérison », le situant ainsi déjà
dans le registre d’une invention (c.a.d non en terme de déficit), pensait toutefois que la
méthode psychanalytique devrait sans doute évoluer afin de pouvoir aborder la psychose.
Toutefois aussi, la méthode qu’il avait inventée ne l’empêchait pas de reconnaître quelques
limites au travers de ce qui reste du symptôme dans la névrose, restes qui, pour lui,
exigeaient une reprise du travail analytique au bout de quelques temps mais aussi… restes
de fait … incurables. Simultanément il rencontrait ce qui restait pour lui en impasse du côté
de ce qui est irreprésentable au niveau de l’ICS, concernant la sexualité féminine (cf. sa
fameuse question « Que veut une femme ? », mais pas seulement …).
Il semblerait que je sois en train de nouer ainsi trois choses, l’inabordable de la psychose, les
restes symptomatiques incurables dans la névrose et l’énigme de la sexualité féminine, les
nouer autour d’un trou.
Lacan situe ce trou dans une disjonction fondamentale entre Réel et Symbolique, ce qui
renvoie à cette problématique que Freud nommait refoulement originaire. Il ne faut pas
succomber à cette manie de « chercher toujours l’origine » car nous l’avons peut-être à tout
moment prête à s’ouvrir sous nos pas, exactement comme le traumatisme qui, bouleversant
l’ordre habituel du temps, revient à certains moments de la vie à la même place, comme un
Réel qui ignore le temps, comme un chaos dont nous sommes toujours contemporains
(l’amour, en tout cas un certain amour, en ce sens, pourrait bien être de l’ordre du
traumatique …).
Ce que je nouais ainsi entre l’incurable de la névrose, l’inabordable de la psychose par
laquelle le psychotique se trouve contraint d’inventer seul quelque chose (métaphore
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délirante par exemple) et la sexualité féminine ne doit pas, pour les dames qui sont ici
particulièrement, apparaître sur le versant d’une carence, bien au contraire c’est plutôt un
hommage (pas bon pour moi parce que ça résonne avec homme âgé … vous voyez, là, je suis
bien dans la langue … d’équivoque en équivoque nous passons au dommage qui a lui-même
plus d’un sens … imaginez un psychotique entendant tout ceci dans hommage , il y réagirait
sans doute, et il y a là de quoi devenir fou …). Hommage donc qui se porte vers une folie
native, précoce, par laquelle nous devons tous passer. C’est elle qui nous poussera à inventer
une suppléance que l’on soit par la suite névrosé ou psychotique. Folie commune donc mais
folie quand même, originelle, car elle a son berceau dans quelque chose qu’il faut distinguer
du langage et qui s’appelle la langue, la langue bien nommée maternelle, que Lacan
introduira en un seul mot, pas pour rien, et on verra pourquoi, à partir du séminaire
« Encore » : lalangue donc. Un seul mot pour évoquer la lalation, mais aussi le fait qu’elle est
faite de l’Un seul, du signifiant UN tout seul, car il n’y a plus ou pas le couple de signifiants
S1->S2 qui joue dans le langage, mais nous allons y revenir.
Il est là, ce berceau de notre folie, dès les premiers cris et balbutiements, dès les premiers
appels de cet être parlant que Lacan nommera « parlêtre » au moment même où il
désignera la langue maternelle dans le terme, en un seul mot, de « lalangue ». Celui qui ne
tient son être que de la parole se trouve mis en souffrance d’être, ou de n’être (bonheur
parfois de l’équivoque du naître) … de n’être que celui dont le corps se disjoint à l’endroit
d’une jouissance énigmatique qui l’affecte au point le plus vivant mais aussi le plus réel.
Ainsi, selon certaines remarques de Freud, lorsque Lacan dira que les femmes « ont la
parole mais pas le langage », c’est presque la même chose que lorsqu’il dit que « les japonais
n’ont pas d’inconscient » ou que l’écrivain James Joyce « est désabonné à l’ICS … ». Là
encore rien de péjoratif, bien au contraire, car c’est le même ordre d’hommage qu’il se
rendra à lui-même en prononçant « avoir inventé quelque chose qui va plus loin que l’ICS »,
que l’ICS parfois nommé freudien. Et il l’a inventé à partir de cette dimension touchée par
Freud en certains points de butée mais dégagée et nommée par Lacan en tant que telle
comme Réel.
Est-ce à dire que l’ICS symbolique freudien serait effacé par cet « inconscient réel » dont le
terme fut prononcé par Lacan une fois ? Il ne faut sans doute pas le penser ainsi.
Rappelez-vous que Lacan disait de l’ICS chez Freud qu’il est d’abord (je vous ai déjà parlé de
ça) de l’ordre d’une faille qui rejoint ainsi la question de l’être telle que l’énonce Lacan
comme « une faille inscrite en son essence ». Dès lors cette faille qu’est l’ICS on va l’aborder
selon l’ordre symbolique (quand il s’agit de la névrose) ou au plus près de ce qui s’inscrit
d’un trou dans le réel quand il s’agit de la psychose.
Il y a un trou lié au symbolique, une forclusion fondamentale qui concerne tout parlêtre:
c’est le lieu d’un Réel d’où fait retour la jouissance, en tout cas une jouissance hors sens non
soumise au signifiant et au symbolique, folle … énigmatique. Cette jouissance est celle qui
peut envahir le psychotique mais concerne aussi celle que Lacan interrogera comme
jouissance du corps au travers de la jouissance féminine ou de la jouissance mystique. Ainsi
pourra-t-il dire que « les femmes sont folles », au sens où elles ont à faire avec une
jouissance qui est de l’ordre de la folie … mais à la fois il ajoutera qu’elles sont … « pastoute
» folles. Et il y a là quelque chose d’essentiel concernant la psychose (nous verrons sur le
tableau des formules de la sexuation ce qui peut distinguer au regard de la jouissance le féminin du
psychotique).
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Une femme ayant cet « arrimage » au semblant phallique (jouissance qui se dérobe au
phallus) qui fait défaut au psychotique du fait de la forclusion du NdP … cela peut rendre
compte en effet de ce qui fut désigné comme « pousse à la femme » du côté de la psychose
(cf le « fantasme » du Pdt Schreber), ce qu’il faut suivre sans doute avec le psychotique pour
l’ « accompagner » vers un « pousse à CREER » (sinthome). De fait c’est la langue qui fait le
berceau de cette folie.
Ce qui s’introduit là c’est un ordre de rupture différent de la coupure signifiante, rupture par
rapport à laquelle quelque chose se détache et ne tient plus. Moyennant quoi la structure
subjective elle-même ne peut plus tenir.
Entre le séminaire « Encore » et celui sur « le Sinthome » Lacan reprend la question du Nom
du Père symbolique en le renversant comme père du nom, moyennant quoi il le pluralise : les
noms du père. Il s’agit alors de ce qu’il puisse y avoir un nom du père imaginaire, un nom du
père réel, un nom du père symbolique. En fait, l’essentiel, antérieurement à l’opération
symbolique du NdP, à la métaphore paternelle, c’est la nomination en tant que telle.
C’est ce qui nous conduira sur la voie du sinthome. Sinthome qui rejoint ainsi le père du nom.
Le père du nom est un bricoleur, le sinthome est de l’ordre de l’art au sens premier d’artisan
(ce qui peut faire aussi artiste). Le père du nom c’est celui qui, à l’endroit d’une disjonction
entre le symbolique et le réel, va bricoler tel un artisan ou un artiste c.a.d nommer comme il
peut ce noyau de réel, ce bout de réel que Lacan désignera dans le « non-rapport-sexuel ».
C’est grâce à son désir, son désir engagé vers une femme qui en est la cause, comme objet a,
qu’il pourra ainsi nommer, je dirai … les « choses de la vie » …
Ainsi, dira Lacan, concernant ce père du nom,
« Toute rationalisation est un fait de rationnel particulier, c’est-à-dire non pas d’exception,
mais de n’importe qui. Il faut que n’importe qui puisse faire exception pour que la fonction de
l’exception devienne modèle. Mais la réciproque n’est pas vraie. Il ne faut pas que l’exception
traîne chez n’importe qui pour constituer, de ce fait, modèle. Ceci est l’état ordinaire.
N’importe qui atteint la fonction d’exception qu’a le père. On sait avec quel résultat : celui de
sa Verwerfung, ou de son rejet, dans la plupart des cas, par la filiation que le père engendre
avec les résultats psychotiques que j’ai dénoncés. Un père n’a droit au respect, sinon à
l’amour, que si le dit, le dit amour, le dit respect, est, vous n’allez pas en croire vos oreilles,
père-versement orienté, c’est-à-dire fait d’une femme, objet petit a qui cause son désir. »
(Nous retrouverons cela au niveau des formules de la sexuation).
Dans la dernière partie de l’énoncé vous entendez que Lacan évoque ici le père du nom, celui
qui peut être n’importe qui mais pas pour celui ou celle dont il est le père, c’est-à-dire au
niveau de ce Réel disjoint du symbolique qu’il nomme pour son enfant du fait qu’il est
engagé lui-même dans ce réel de l’absence de rapport sexuel où il se débrouille comme il
peut avec ses propres fantasmes et ses symptômes, tourné vers cette femme qui cause son
désir … De là il se constituera comme père imaginaire et comme père symbolique au temps
de l’OEdipe … Nous sommes là dans la névrose, entre particulier et universel, où se constitue
le Nom-du-Père comme opérateur symbolique, métaphore séparatrice dont se structure
l’ordre signifiant (l’Autre symbolique). Le père, dira Lacan, « on peut s’en passer à condition
de s’en servir ». Ce bricoleur qu’est le père du nom affronté à l’impossible d’un réel révèle,
c.a.d dénonce, la forclusion fondamentale qui est celle du Réel de l’absence du rapport
sexuel. Et à la fois sachant « faire avec », il peut devenir pour son enfant le Père symbolique.
Si ça ne se produit pas (forclusion du NdP) alors, à son tour, son enfant devra inventer cette
suppléance qui fera de lui le père du nom … C’est ce que fera Joyce dans son sinthome. Ainsi
Lacan dira « Joyce-le-sinthome » pour indiquer que ces trois mots liés forment le nom de
Joyce. Car le sinthome qui est de l’ordre de l’écriture, et dont Lacan dira dans un séminaire
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ultérieur qu’il est bien de l’ordre du signe et non du signifiant, le sinthome chez Joyce est un
savoir-faire avec lalangue, grâce auquel Joyce se fait un nom pour suppléer à la carence
paternelle, sans sombrer dans la folie. Lacan alors reprend le sinthome à son compte pour
présenter le Réel comme étant sa réponse sinthomatique à Freud. Il répond ainsi au
privilège donné par Freud à la fonction paternelle, précisant ce faisant que celle-ci ,au regard
du réel, n’est qu’un mode de suppléance parmi d’autres. Le NdP, le père symbolique, la
métaphore paternelle, pourrait être le symptôme de Freud mais parce qu’il est aussi ce que
Freud découvre dans la névrose comme suppléance particularisée dans les symptômes
névrotiques au regard de l’ « universel » du complexe d’OEdipe.
Ce que nous pouvons avancer d’ores et déjà de lalangue c’est qu’il s’agit de quelque chose
qui concerne le signe en tant que tel (au-delà du signifiant qui est le propre du langage) mais
aussi de la dimension d’une écriture autonome, indépendante de la parole et au plus proche
d’un réel dont s’articule la parole. Ou plus exactement dans l’articulation silencieuse de la
parole. Et ceci est le fait de lalangue, non du langage. Par ailleurs Lacan insista toujours sur le
fait qu’il n’y a d’invention que d’écriture et, en effet, le sinthome est une invention et il est
fait d’un savoir-faire avec la langue qui concerne avant tout une écriture. Ainsi déjà dira-t-il
dans « RSI » à propos du symptôme au regard de la névrose, et peut-être justement à
l’endroit d’un « incurable » reste :
«L’important est la référence à l’écriture. La répétition du symptôme est ce quelque chose
dont je viens de dire que, sauvagement, c’est écriture, ceci pour ce qu’il en est du symptôme
tel qu’il se présente dans ma pratique. »
Mais qu’en est-il de cette écriture ?
Il s’agit d’une invention qui est là pour faire suppléance, pour tenir subjectivement dans la
névrose, face à un point de rupture d’où pourrait émerger dans le Réel une jouissance folle,
insoumise au signifiant. Celle-là même qui dans la psychose envahit et déborde le parlêtre,
d’abord sans recours. Cette dite « sauvagerie » évoquée par Lacan s’approche en outre sans
doute de ce que Freud relevait en ce qui, chez les femmes, lui apparaissait dans l’ordre du
non civilisé. Car la langue n’est pas, d’abord, civilisée et pour Freud la civilisation commence
par un meurtre, le meurtre du père.
La fonction paternelle, ce que Lacan théorisera comme NdP, est bien ce qui fonde l’ICS
comme … structuré. Ainsi la phrase de Lacan « L’inconscient est structuré comme un
langage » renvoie à la théorie du signifiant par laquelle il formalisera, au plus juste de ses
formules, l’ICS freudien.
L’ICS structuré comme un langage, c’est le fait d’une opération, celle du Nom du Père,
opérateur structural qui ordonne la langue, la lalangue maternelle, selon un discours, celui
dont elle se structure. L’introduction de ce discours comme lien à l’Autre (à l’Autre maternel
premièrement) fait médiation entre le Sujet et L’Autre. C’est ce qui fait que l’Autre existe en
tant que Symbolique et devient le lieu par rapport auquel le Sujet va apparaître comme
signifiant. Ceci est lié à l’appel de l’enfant par exemple, appel qui le fige en l’inscrivant au
lieu de l’Autre comme S1. Pourtant l’Autre dans le meilleur des cas répond à l’appel qui
finalement anticipait, sans le savoir vraiment lui-même, sa réponse. D’où ce S2 en réponse
de l’Autre Symbolique qui a sans doute effet de sens mais aussi d’éclipse pour le sujet. En
effet si Lacan peut dire que « le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant », ce S2
du couple signifiant S1-> S2, ainsi mis en relation, fait que le sujet inscrit comme S1
disparaît, s’élide en tant que tel dans le S2. De là on peut dire que le sujet ex-siste (en deux
mots donc) à l’ordre symbolique et au signifiant. Sujet divisé par le signifiant (S). Car cette
relation S1-> S2 est liée à une coupure entre deux signifiants. Cette coupure est ce
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qu’introduit la métaphore paternelle qui est donc à l’origine de cette structure de discours,
qui est le discours du Maître, entendons-le comme nommé ainsi à partir du signifiant S1 en
position d’agent, signifiant maître qui, à proprement parler, est le discours de l’ICS freudien
(que je vous écris au tableau). La coupure n’est rien d’autre que la castration symbolique, car la
métaphore paternelle introduit la signification phallique et, de là, l’effet du signifiant
manquant qui hante la coupure comme -1 : ce qui s’appelle le phallus (comme support du
manque-à-être du sujet). L’effet de cette castration c’est que la disparition du sujet s’articule
à ce qui se produit comme objet, l’objet premier de la pulsion, qui se retrouve là comme
manque, perte, objet cause du désir.
En effet si Lacan écrit la pulsion comme cela S <> D c’est pour dire que c’est par l’appel, et
donc la Demande qui suppose que l’Autre existe, que celui qui n’est pas encore sujet,
simplement sujet à venir, mais déjà parlêtre, saisit grâce à un trajet en boucle, qui lui revient
par la réponse de l’Autre, l’objet comme pur vide (Ecriture et schéma de la pulsion au tableau).
C’est là sans doute, comme le dit très bien Lacan, que l’amour entre aussi en jeu : l’objet du
besoin à l’origine de la demande ou de l’appel, disons d’abord le sein maternel, est oblitéré
par ceci, que la mère donne en réponse son amour au-delà de l’objet du besoin, qui s’en
trouve ainsi forclos et réapparaîtra comme perte, objet perdu en cause dans le désir. On
saisit là deux choses : c’est pour que se mette en place la problématique du désir et aussi du
sujet il faut une symbolisation primordiale (liée à la métaphore paternelle qui permettra le
refoulement et la structure du fantasme qui soutient le désir (que vous voyez là au tableau dans le
discours du maître). Si ça ne se produit pas (et je vous le montrerai sur un exemple issu de mon expérience
clinique) c’est parce qu’il y a cette forclusion qu’on appelle forclusion du Nom du Père. La
demande peut bien continuer son circuit mais l’Autre symbolique n’existant pas, il devient
cet Autre inconsistant, incomplet, auquel le phallus ne peut donner la solution d’un signifiant
manquant et se trouve donc réduit au niveau de son Réel, où l’Autre en tant que tel n’existe
pas ou, ce qui revient au même, se « barre » (comme le dit Lacan) … à tous les sens du
terme.
C’est ce que le névrosé rencontre vers la fin d’une psychanalyse. Mais c’est aussi le
problème de ce qui est en jeu dans la psychose pour laquelle l’Autre n’existe pas et dont
tout le problème consiste à y suppléer. Car il y a bien quelque chose qui ne cesse d’insister
pour qu’à la fin de la cure d’un névrosé reste un noyau irréductible de ses symptômes, la
même chose que ce qu’un psychotique rencontre d’emblée … Ce qui insiste c’est une
jouissance irréductible au signifiant, hors symbolique et hors sens qui concerne le corps
vivant du parlêtre à l’endroit d’un réel, singulier pour chacune et chacun. L’être ou même le
non-être, qui n’est qu’une façon de se poser la question de l’être pour l’être parlant, trouve
ses racines dans une jouissance énigmatique et sa question il la pose à travers le signifiant,
on appelle ça le sujet de l’ICS … Dans la névrose le sujet à recours au Phallus comme support
de son manque-à-être au travers du signifiant. Il en développe sa question. Le psychotique
ne peut s’en poser la question et c’est pourquoi, comme le dira Lacan, la réponse lui est
venue avant que la question ne se pose…
De fait cet Autre qui n’existe pas, inconsistant, troué à l’endroit d’un Réel, est donc
incomplet. Mais il a un lieu, et le lieu de cet Autre inexistant c’est lalangue.
C’est au regard de cette incomplétude, et face à ce trou, que la métaphore paternelle
introduit, grâce à la signification phallique, le phallus comme signifiant manquant
(castration). Elle répond au trou par un « moins un » si vous voulez. Mais ce faisant elle
constitue l’Autre symbolique comme existant, autour d’un pur symbole. Le Phallus deviendra
le signifiant de la jouissance, vidant le corps de sa jouissance, le corps devenant ce « désert
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de jouissance » comme l’exprimera Lacan. La jouissance dite phallique, donc « passée » au
signifiant, s’appareille comme jouissance sexuelle au moyen du fantasme où, par l’effet de la
castration, coupure, elle se donne en se dérobant en cet instant qui s’appelle l’orgasme …
Lire le sinthome
Mais revenons vers la Demande lorsque l’Autre ne se structure pas comme existant
symboliquement, demande qui n’est alors plus qu’un appel qui devient comme une bouteille
à la mer, si j’ose encore ce mauvais jeu de mot … Alors le sujet à venir, même pas sujet
encore mais, pour son malheur ou son bonheur, ce qui revient au même à ce niveau, déjà
parlêtre, va se trouver rester dans cette sorte d’autisme qu’est la langue, lalangue en un seul
mot. Un seul mot et pour cause…car en effet dans lalangue il n’y a que du S1 et … pas de
réponse de l’Autre qui vaille comme séparatrice entre eux deux car l’Autre n’existe pas ; cet
Autre dans lequel, s’il n’y a pas de coupure en lui, entre deux, dans l’entre deux signifiant, si
la mère en l’occasion n’en a pas indexé l’ailleurs de son désir pour un homme à l’endroit de
son amour, la réponse en S2 ne fera pas « réponse » mais amalgame de deux signifiants (S1
S2, si vous voulez). C’est l’holophrase dont parle Lacan, le gel signifiant que l’on retrouve
dans la psychose (et je vous le montrerai à travers un exemple clinique). C’est sans doute le cas aussi
dans certaines « pathologies » dites psychosomatiques. Les signifiants peuvent s’amalgamer
comme une suite de S1, essaim de S1 comme dira Lacan mais ils ne feront jamais que du
S1….sans S2. Ou bien, ce qui revient au même c’est du S1 tout seul qui a pris la place du S2.
De plus, du fait de la non-réponse au niveau de S2, il ne se produit pas ce retour vers le
« sujet » en puissance et donc pas de séparation de l’objet comme objet perdu (celui qui
devient cause du désir). Ainsi Lacan dira que le psychotique à son objet « dans la poche ».
En effet le S1 tout seul est signe et donc marque d’une commémoration de jouissance qui
fait disjonction de jouissance et s’inscrit simultanément comme objet « gros de jouissance ».
C’est par exemple la voix hallucinée de la psychose (dans son double jeu dedans-dehors …
mais pas pour lui) qui commande la jouissance, « voix » à la fois extérieure pour le
psychotique (disjointe) et qui réellement est en lui (non séparée et non perdue). De même le
sujet ne peut venir à l’existence car il n’est pas représenté pour un S2 en tant qu’autre
signifiant. Il se produit un amalgame de deux signifiants en un seul. C’est le principe de toute
équivoque, de l’homophonie, qui est si présente dans la psychose (revoilà mon
« hommage » et mon « dommage » !) et qui est à la racine de la langue, en elle-même.
Avec le névrosé on peut en jouer pour interpréter. Du fait du symbolique existant il y aura
effet de sens, effet « thérapeutique » au niveau de la souffrance des symptômes jusqu’à ce
point limite, ininterprétable, du trognon du symptôme où il va devoir passer d’un savoir
acquis à un savoir troué, quand l’Autre ne répond plus.
Il ne lui restera qu’à apprendre à lire ce qui s’écrit là, donc à savoir faire avec lalangue sans
aucun recours à l’Autre symbolique. Là il rejoint le psychotique avec lequel, dès l’abord, nous
ne saurions jouer de l’effet de sens, nous ne pouvons jouer, nous ne pouvons interpréter car
c’est elle, l’équivoque, qui se joue de lui. (ex d’équivoque utilisée par Lacan: les non dupes errent
… les noms du père (à développer car cela concerne bien ce dont il s’agit…))
L’interprétation dans ce cas étant même à éviter car elle ne pourrait avoir que des effets
aggravants, effet, par exemple, de persécution. Car il s’agit de signes ici et non de signifiants
et le signe peut avoir une infinité de sens ou pas du tout, sans jamais s’arrêter sur une
signification établie.
L’effet majeur du signe n’est pas de sens mais d’affect et de jouissance.
9
Nous le voyons avec l’interprétation possible dans la névrose et impossible dans la psychose:
il va y avoir un déplacement de la clinique de ce qui est de l’ordre du langage, du symbolique,
donc du désir, du sujet, du sens, vers une clinique recentrée par le Réel et donc vers lalangue
où il s’agira du parlêtre, de la lettre et du signe, donc du réel de la jouissance.
Lalangue donc vers laquelle nous sommes renvoyés du fait de la forclusion du NdP,
face à l’Autre inconsistant, inexistant, n’est faite que de S1 tout seul et c’est pourquoi ce
signifiant S1 tout seul … devient signe.
Ce signe se constitue d’une écriture qui lui est inhérente. Lalangue, ce sont des traces, des
inscriptions qui, comme au fond d’un fleuve pas tranquille car habité d’un réel à l’endroit de
ses trous, se forment comme autant de dépôts, illisibles d’abord, ceux que son histoire a
recueilli. Ce qui s’inscrit ainsi au creux de la langue vient de ce Réel que Lacan désignera
ainsi : « Il n’y a pas de rapport sexuel ».
Ce qui s’écrit dans lalangue s’écrit au regard, à la place de ce qui ne cesse pas de ne pas
s’écrire (le rapport sexuel) comme rapport entre un sexe et l’Autre sexe qui est celui qui ne
se trouve pas, celui qui a le plus grand rapport avec ce trou dans l’Autre.
Évidemment chaque parlêtre donne à sa lalangue ce tour bien singulier qui en devient
comme une signature et donc pourra faire signe. Derrida remarquait ainsi à propos de Joyce,
dont je vous disais qu’il s’agissait pour lui de se faire un nom, que ce dernier ne cessait de
signer son nom tout au long de son oeuvre. Il ne cessait d’écrire à la limite de l’illisible ce qu’il
lisait, sans doute pour ne pas l’entendre, dans les moindres équivoques de lalangue. Pour ne
pas l’entendre car la parole faisait sur lui effet de parasite, comme le notera Lacan. Pour
savoir faire avec la langue (ce dont il s’agit dans le sinthome) en retrouver la dimension
d’écriture il faut savoir lire et d’abord apprendre à lire, lire ce qui fait équivoque.
C’est pourquoi la clinique de l’entendre se déplace vers cette autre clinique qui consiste à
LIRE le sinthome.
La dimension d’écriture qui se trouve mise en jeu dans le signe n’est toutefois pas
réductible à la première conjecture de Lacan sur l’origine de l’écriture, qui la situait dès la
naissance du signifiant tout en la rendant dépendante, secondaire, par rapport à la
dimension du signifiant. Il devra, à partir de « Encore », reprendre la question du signe et de
l’écriture, d’une autre dimension de l’écriture, pour aller vers sa propre invention, invention
d’une autre écriture, ce que nous allons voir maintenant.
Le signe, l’écriture.
Lacan déclarait, le 5 juin 1970 :
« {…} sous prétexte que j’ai défini le signifiant comme ne l’a osé personne, (qu’) on ne s’imagine
pas que le signe ne soit pas mon affaire ! Bien au contraire c’est la première, ce sera aussi la
dernière. Mais il y faut ce détour. Ce que j’ai dénoncé d’une sémiotique implicite dont seul le
désarroi aurait permis la linguistique, n’empêche pas qu’il faille la refaire, et de ce même nom,
puisqu’en fait c’est de celle à faire, qu’à l’ancienne nous le reportons. »
Il dira sept ans plus tard, en 1977 :
« Tout ce qui est mental, en fin de compte, est ce que j’écris du nom de « sinthome »,
s.i.n.t.h.o.m.e. c’est -à-dire signe. Qu’est-ce que veut dire être signe ? C’est là-dessus que je me
casse la tête ».
Le séminaire « Encore »
Comment vous faire toucher du doigt, si j’ose dire, que nous sommes tous fous ?
10
Lalangue c’est ce à quoi on a toujours à faire, névrosé au bout de son « incurable » ou
psychotique beaucoup plus directement … Mais pas seulement car elle court toujours là, en
ce moment, entre nous. Même si nous sommes dans le discours, dans ce qui se structure
comme un langage, en faisant lien social, lien de « communication » si vous voulez, entre
nous, il peut y avoir un « couac », lapsus ou autre chose … C’est la présence de lalangue qui
un instant est apparue. Elle est ce lieu où l’on habite tous, cette folie qui nous hante.
Cette folie nous la rencontrons bien en nous-mêmes, et dans le quotidien, aussi, ça peut se
faire. « Ca peut LE faire », comme disent les ados … Car la langue est faite de signes et il peut
arriver qu’à certains moments de notre vie, pour nous qui sommes dans le langage, dans le
signifiant, le signifiant devienne signe. Ce qui nous replonge alors dans lalangue, toujours là,
quoi qu’il en soit de nos refoulements et de notre « non forclusion »…. Et je peux vous
révéler tout-de-même que vous avez, au regard de votre propre expérience, rencontrer
cette folie, cette folie qui s’appelle l’Amour…
Car l’Amour est un signe et, en ce sens, directement branché sur cette folie qui gite au coeur
de lalangue. Mais dites-moi en quoi c’est interprétable ? En quoi ça a un quelconque sens ?
Que l’amour soit de la folie, il n’y a pas que Lacan qui le dise. Ecrivains, poètes, artistes
ne font que le répéter et nous le savons tous au fond, sans vouloir trop le savoir. En tout cas,
avec l’amour nous ne sommes plus dans l’interprétable, dans le sens.
Nous ne savons plus lire ce qui s’est inscrit ainsi, entre deux, alors que justement nous
avons su lire au moment d’une rencontre, nous avons su lire ce quelque chose … qui sinon
ne se serait pas inscrit.
Quelque chose s’est inscrit du fait qu’un moment, ne serait-ce qu’un instant, nous avons su
le lire … Cet entre-deux n’est pas de l’ordre de la coupure signifiante, mais d’une écriture
illisible d’abord. En effet Lacan dira dans son séminaire « Encore », très justement, que
l’amour est ce qui s’inscrit de la rencontre de deux savoirs inconscients et à la fois qu’il ne
s’agit pas de savoir dans l’Amour.
Mais ça s’inscrit et ça s’inscrit dans l’ordre d’un savoir, d’un savoir issu d’un Réel
inaccessible. D’un savoir qui habite la langue mais d’un réel dont nous ne pouvons rien
savoir : impossible… et non pas seulement interdit. Le signe, signe d’amour nous affecte mais
en tant que tel il n’a ni queue ni tête, si j’ose dire, … aucun sens.
Et pourtant on ne peut que s’y précipiter à tous les sens du terme, on se précipite vers ce
précipité de la langue, ce qui s’y est précipité comme dépôt, qui ne s’est pas réalisé tant qu’il
n’a pas trouvé son lecteur. Moyennant quoi c’est un précipice qui peut s’ouvrir à nous … et
c’est tant pis car on ne pouvait faire autrement que d’affronter cette folie. Avec l’amour il
n’y a aucun savoir possible car ce qui s’y inscrit est produit d’un savoir qui gîte dans
l’impossible, ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, et qui est le rapport sexuel, entre deux.
Moyennant quoi l’amour est l’illusion de ce qui, un instant, (et il faut tenir compte de ce
moment qui est celui du signe), cesse de ne pas s’écrire ce qui… autrement, ne cesse pas de
ne pas s’écrire. C’est ce que dit Lacan dans « Encore ». C’est-à-dire qu’il y a là une dimension
d’écriture en jeu dans lalangue, dimension qui est autre que celle que nous concevons
ordinairement.
Nous avons, René Marchio, qui n’a pu intervenir lors de la session précédente, et
moi, animé un séminaire en trois après-midi à Marseille autour d’une approche de l’écriture,
qui ne se saisit que dans l’instant, et du fait d’un acte de lecture. C’est par la mise en acte
d’un tracé qui est contemporain d’une lecture. Comme, si vous voulez, le premier homme
qui lit dans les étoiles, qui lit les constellations en les fondant ainsi comme signe et écriture …
du Lion, du Sagittaire, de la Licorne ou de la Grande Ourse … Et celles-ci fonctionnent dès
11
lors comme signe et comme écriture, alors que dans les étoiles il n’y avait à proprement
parler … ni signe, ni écriture. C’est la très belle phrase d’Hofmannsthal :
« C’est dans le ciel que les hommes apprirent à lire ce qui n’a jamais été écrit ».
Il y a du Réel là-dedans, il y a du Réel dans les étoiles … comme dans l’Amour.
Autrement dit il y a une dimension d’écriture qui touche à un Réel, qui s’écrit d’un Réel dont
nous ne savons rien et qui ne dépend pour se réaliser comme écriture que de celui qui arrive
à la lire … Ecriture inventée par son lecteur, écriture comme invention.
Vous allez me dire … « c’est de la folie ! ». Oui justement … mais c’est aussi l’invention
joycienne, l’invention d’écriture dans le sinthome. Celle qui contre aussi bien cette folie … et
qui est un « savoir-faire avec ».
Cette dimension de l’écriture nous l’avons retrouvée dans les travaux d’une linguiste, Anne-
Marie Christin, sur l’intervalle entre signes en tant que caractères, intervalle comme blanc et
comme écriture c’est-à-dire le blanc comme signe lui-même. Un intervalle donc inscrit en
tant que tel et non comme coupure entre deux signifiants. En effet au niveau du signifiant
(et non du signe) l’intervalle de la coupure est manque, perte, comme il en va dans la logique
du signifiant. Mais l’intervalle entre signes est un « blanc » qui est lui-même écriture et non
perte ou manque.
Ainsi ce sont aussi les travaux de celui qui fut l’interlocuteur de Lacan, François Cheng,
autour de l’ « Unique trait de pinceau de Shitao » qui renvoie au Taoïsme : il s’agit de
l’inscription d’un trait comme vide médian (dans le Taoïsme, il s’agit d’un souffle,
mouvement issu du corps et vide médian entre le Yin et le Yang, pas pour rien sans doute, le
trait d’un vide qui les réunit …). C’est un pur et unique trait d’écriture, de pinceau qui, d’une
attaque et d’un suspens, ce qui est un pur évènement de corps et de la souplesse d’un
poignet, inscrit un trait, un seul trait, comme le S1 dont j’ai parlé dans la langue, inscrit donc
un trait et son effacement en un seul moment, en un seul acte. Lacan remarquera cette
prouesse dans un article intitulé « Lituraterre » qu’il a écrit à son retour du Japon où il eut
l’occasion d’admirer ces peintures calligraphiques qui à partir de la Chine ancienne ont
essaimé dans la zone sino- coréo-japonaise.
Lacan remarquera que, contrairement au signifiant qui nécessite deux temps pour son
engendrement, celui d’un trait et celui de son effacement, comme nous l’avons approché
dans la relation S1->S2, le trait unique fait « bouquet (dit-il) du trait premier et de ce qui
l’efface » en un seul temps, donc en un seul acte.
Mais ce faisant, comme l’écrit Lacan, il inscrit ce petit supplément de l’ « Hun-en-peluce »,
c’est à-dire il s’inscrit aussi, simultanément, comme objet a, plus de jouir.
Ce qui est bien en jeu dans le S1 de la psychose comme je vous en ai parlé à propos de la
voix. Il s’agirait donc bien de l’un seul de l’écriture en jeu dans le signe (S1 tout seul).
Du moins ce fut notre hypothèse.
Un seul trait qui fait disjonction, à la fois écriture et effacement. Dès lors dans le signe
d’amour il s’agirait aussi de cet Unique trait, tout le monde peut se rendre compte qu’il y a
de l’Unique dans la rencontre d’amour, qui à la fois cesse de ne pas s’écrire (illusion que le
rapport sexuel s’écrit) et pourtant ne cesse pas de ne pas s’écrire (impossibilité du rapport
sexuel) : un trait et son effacement, en un seul acte, en une seule fois.
Imaginez ce qui en résulte pour le couple formé de ce qui en provient (à moins pour chacun
justement de se ré-inventer sans cesse … de savoir-faire avec (comme un poète écrivant) …
ça peut bien filer vers le couple du langage S1->S2 qui réalisera en deux temps (signifiant) ce
qui s’est produit en une seul temps lors de ce qui s’inscrit d’une rencontre (écriture) : après
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la réunion viendra (ça durera un certain temps) la séparation …) En effet ce qui s’inscrit
dans le signe est trait disjonctif, un trait qui fait lien d’un pur vide entre deux en donnant
simultanément l’illusion d’un rapport.
Ainsi Lacan reprend la question du signe dans « Encore » où il le retrouve dans une
définition différente, en tout cas plus « élaborée » que celle qu’il avait maintenue, à partir de
Pierce, durant des années (le signe en tant qu’il représente quelque chose pour quelqu’un).
Il la reprend de la grammaire de Port Royal : le signe est alors défini « comme disjonction,
rupture de deux substances qui n’ont en commun rien d’identique». Disjonction et non pas
division car cette dernière est le fait du signifiant et non du signe. Or la disjonction est à
entendre comme disjonction dans le champ de la jouissance, alors que la division, division
du sujet par le signifiant, concerne plutôt celui du désir.
On voit le déplacement d’accent de la clinique, du champ du langage, du désir, du sujet et
du signifiant vers celui de lalangue, de la jouissance, du parlêtre et du signe. Du signe et de
l’écriture.
Mais qu’en est-il de cette écriture en jeu dans le signe ?
Elle est disjonctive, autonome (comme le démontre à partir de la Chine ancienne, de
la calligraphie et du devin chinois (mais pas seulement, cf Anne-Marie Christin) donc
indépendante par rapport au signifiant et si elle sert à transcrire la parole, elle se développe
avant tout dans une dimension autonome qui ne s’y réduit nullement.
Les devins chinois inventèrent l’écriture en lisant sur les carapaces calcinées des tortues, c’est
ce que nous rappelle à son tour, en passant, Patrice Maniglier dans son ouvrage récent « La
vie énigmatique des signes ». Ouvrage justement consacré aux récentes découvertes de
notes de Saussure qui relativisent beaucoup ce que l’on a pu faire de sa définition du
signifiant dans le cadre du structuralisme en ignorant son approche du signe. Et sur un
même fil, Foucault dans « Les mots et les choses » écrit :
« Le signe n’attend pas silencieusement la venue de celui qui peut le reconnaître: il ne se
constitue jamais que par un acte de connaissance ».
Il faudrait, en ce qui nous concerne, dans la psychanalyse, parler plutôt d’ « acte de lecture »
et donc de ce qui le reconnaît, et ainsi le constitue comme écriture. L’opération est bien celle
que décrit Foucault : le signe se constitue comme écriture au moment même de l’acte qui le
lit, de l’acte de lecture.
Ainsi le noeud borroméen comme écriture ne tient que dans l’acte de le faire, il faut « se le
faire » disait Lacan comme mise en acte d’une lecture, « clinique », si vous voulez. Ça ne tient
pas tout seul éternellement. Mais sans cesse ça se reprend pour faire oeuvre, comme celle de
Joyce. Ainsi Lacan est-il conduit, aussi, lors de ce séminaire où il introduira lalangue et le
parlêtre autour de la question du signe, de l’Amour et d’une jouissance qui reste folle,
énigmatique, pas toute prise dans le signifiant, à inventer une autre écriture… la sienne,
propre à son sinthome, le Réel. Et il ne cessera de la reprendre, encore et encore…
A la fin du séminaire « Encore », justement, Lacan précise, comme je vous l’ai dit plus haut,
ce dont il s’agit dans l’ICS, moyennent quoi l’ICS freudien, symbolique, celui de l’ICS structuré
comme un langage, celui de la métaphore paternelle tel qu’il le reprendra lui-même pour le
définir, ne s’efface pas au regard de l’ICS en tant que tel que Freud situait lui-même déjà de
l’insondable refoulement originaire. Ce à quoi Lacan répondra …
Il répondra de son Réel comme impossible.
l’ICS n’est que faille, faille d’un savoir qui choit dans le Réel, dans le Réel d’un savoir qui ne
se sait pas. Moyennant quoi il n’y a, à partir de lui, que moments d’invention qui permettent
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de l’appréhender jusqu’au point où il reste rebelle à toute appréhension. C’est l’analyse
infinie de Freud, c’est l’incurable et la folie, c’est le travail de Freud et de Lacan … jusqu’à ce
que la mort inscrive le mot « FIN ». L’ICS n’est qu’une hypothèse écrivait Freud.
Lacan, à la fin du séminaire « Encore » précisera :
« Si j’ai dit que le langage est ce comme quoi l’inconscient est structuré, c’est bien parce que le
langage, d’abord, ça n’existe pas. Le langage est ce qu’on essaye de savoir concernant la
fonction de lalangue. » De fait ajoute-t-il : « L’inconscient est le témoignage d’un savoir en
tant que pour une grande part il échappe à l’être parlant. Cet être donne l’occasion de
s’apercevoir jusqu’où vont les effets de lalangue, par ceci, qu’il présente toutes sortes d’affects
qui restent énigmatiques. Ces affects sont ce qui résulte de la présence de lalangue en tant
que, de savoir, elle articule des choses qui vont beaucoup plus loin que ce que l’être parlant
supporte de savoir énoncé. Le langage sans doute est fait de lalangue. C’est une élucubration
de savoir sur lalangue. Mais l’inconscient est un savoir, un savoir-faire avec lalangue. Et ce
qu’on sait faire avec lalangue dépasse de beaucoup ce dont on peut rendre compte au titre du
langage. Lalangue nous affecte d’abord par tout ce qu’elle comporte comme effets qui sont
affects. Si l’on peut dire que l’inconscient est structuré comme un langage, c’est en ceci que les
effets de lalangue, déjà là comme savoir, vont bien au-delà de tout ce que l’être qui parle est
susceptible d’énoncer. C’est en cela que l’inconscient, en tant qu’ici je le supporte de son
déchiffrage, ne peut que se structurer comme un langage, un langage toujours hypothétique au
regard de ce qui le soutient, à savoir lalangue. » (cmqs).
Retenons qu’il définit ici l’ICS comme savoir qui, au-delà de son élucubration sur lalangue
comme langage, même si elle est un moment obligée, est avant tout savoir-faire, artisanat
donc bricolage qui va au-delà de ce dont peut rendre compte ce moment où lalangue vient se
structurer comme un langage. Ce qui donc permet d’aborder par l’ICS en tant que savoir-faire
ce à quoi le psychotique doit s’affronter : lalangue qui a du mal à se structurer pour lui
« comme un langage », faute d’un discours établi. Et justement c’est pourquoi il faut
accompagner le psychotique afin de lui permettre d’élaborer comme suppléance ce qui
serait à sa façon un lien social, donc un discours fut-il bien singulier à lui-même.
L’ICS alors devient source d’invention et non d’un savoir qui ne peut être rejoint mais qui
nous fait ressource.
Sur le chemin de lalangue, du signe et de l’écriture, Lacan est alors conduit à l’invention
d’une autre écriture, proche de cet UN, S1 tout seul ou ce qui revient au même, essaim de
S1, signe et marque de jouissance en jeu dans lalangue :
« Le Un incarné dans lalangue est quelque chose qui reste indécis, entre le phonème, le mot, la
phrase, voire toute la pensée. C’est ce dont il s’agit dans ce que j’appelle signifiant-maître.
C’est le signifiant Un, et ce n’est pas pour rien qu’à l’avant-dernière de nos rencontres, j’ai
amené ici pour l’illustrer le bout de ficelle, en tant qu’il fait ce rond, dont j’ai commencé d’interroger
le noeud possible avec un autre. »
Comme il le dira, l’essaim de S1, se caractérise d’un « enveloppement » par où toute la
chaîne subsiste. Enveloppement qui conduit bien au rond, au rond de ficelle comme un-toutseul.
Lalangue comme « Une » et Pas Toute à la fois car elle ne fait qu’enserrer un trou.
C’est l’acte de naissance de la clinique des noeuds qui conduira à l’écriture borroméenne, à
l’écriture du sinthome, du sinthome comme écriture.
L’essaim de S1 s’écrit ainsi, comme une droite à l’infini, qui donc peut faire cercle et donc
avec un trou central … : S1(S1(S1(S1(S1….(S2))))). Le S2 recule à l’infini et devient lalangue
elle-même, pur « enveloppement » du S1 tout seul qui n’enveloppe qu’un trou … qui vient à
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la place du S2. L’essaim de S1 peut résulter du déchiffrage dans la névrose qui au S2
substitue le S1 ou de la forclusion dans la psychose.
Au bout du compte, quoi qu’il en soit, le S2 reflète la division du sujet dans le champ du désir
et du langage ; il est porteur du S1 tout seul comme disjonction dans celui du parlêtre et de
la jouissance. S1 disjoint en, ou entre, symbole et sinthome… S1 comme écriture de l’objet
a. Le S1 tout seul devient « Un », l’Un comme l’ un seul rond de ficelle donc …
L’écriture borroméenne est cette écriture, indépendante du signifiant, « os, ossature », « osbjet
» comme l’exprime Lacan dans le « sinthome », écriture disjonctive de l’objet a (« a »
comme le « a » d’une «(a)utre écriture » comme il le précise également). Ossature à quoi,
ajoute-t-il, on accroche du signifiant par cette dimension, dit-mention, qui est la mention du
dit.
Ce que certains écrivains, poètes ou artistes et d’abord, avant tout, artisans de lalangue,
réalisent autrement comme autant de « performances » dans un style qui leur est propre, et
donc, bien singulier.
On y saisit ce renversement : cette « autre » écriture n’est pas seulement l’écriture inventée
par Lacan mais une « autre » dimension de l’écriture qui existe en effet. Dimension de
l’écriture non seulement comme inventée mais écriture comme invention.
**Je vous ai écrit au tableau les formules de la sexuation, qui vont nous permettre de
visualiser, ce que j’ai pu vous dire sur la jouissance, lalangue et la folie… sur la distinction
entre « femme pas-toute folle » et… psychose au niveau de la jouissance. Ce qui rend compte
du « pousse-à-la femme » chez le psychotique mais aussi du « pousse-à-créer »…
S( A) est ce trou qui habite lalangue, lieu d’un réel, impossible à dire mais non pas à
écrire…c’est le lieu de la folie, folie native de lalangue où l’Autre symbolique défaille… Autre
incomplet, inconsistant, Autre réel inexistant ou Réel (d’une jouissance) qui ex-siste sans
consister comme Autre.. en tant que tel. Ce serait la place d’un nom et comme le dit
remarquablement Marguerite Duras, un mot-trou où s’engouffreraient tous les mots,
ajoutant « il est impossible à dire mais il existe… »

**

molinier

Fantasme: $ <> a                             Pulsion: $ <> D                                    (D= Demande)

Discours du Maître: S1 ——-> S2
.                                    .$              .a

J.- Claude Molinier: Psychanalyse et linguistique

Alger, 21 février 2009

(Exposé présenté à l’hôpital Maillot, Bab-El-Oued ; Service de psychiatrie du Dr Benouniche)

Quels rapports, quelles relations entretiennent la linguistique et la psychanalyse ? La
réponse est bien loin de l’évidence qui consisterait à penser qu’elles auraient un objet
commun qui serait le langage. Au moment de la préparation de cette présentation je me
suis rendu compte de la complexité que j’essayais de réduire en questionnant ses rapports.
Je dois dire aujourd’hui que malgré mon effort il est difficile de dépasser cette limite à partir de laquelle, rebondissant de notion en notion mal comprises ou mal cernées, on finit par délivrer des contre sens qui n’ont pas malheureusement pas entièrement disparu de la
littérature psychanalytique actuelle. Plutôt que de relations où l’une fournirait à l’autre les
notions ou concepts qui pourraient lui faire défaut nous essaierons de penser ces notions en termes de rencontres. J’ai délimité ce travail autour des termes et concepts essentiels
importés de la linguistique dans la psychanalyse et permettant d’entendre le moins mal
possible ce que veut dire Lacan en tant que lecteur de Freud. Nous le verrons, il s’agit de
points de croisement entre linguistique et psychanalyse en lesquels ces termes se
transforment dans leur usage et dans leur sens. Ainsi peut se mettre en évidence la
spécificité de la psychanalyse quant à la singularité et l’originalité de son objet. Ce que je
souhaite vous apporter en tout cas ce sont les termes essentiels de la psychanalyse issus de
la linguistique qui vous permettront, je l’espère, de mieux entendre ce qui sera exposé ici
concernant les Concepts Fondamentaux.
Généralités au niveau des différences.
L’étymologie, cad l’histoire de la formation des mots peut rendre compte de traces, de
sédiments déposés au cours de la longue histoire de la langue. Elles peuvent se manifester
sous le regard du chercheur mais Il est évident que le locuteur (celui qui fait usage de la
langue pour le linguiste) ne saurait en avoir conscience. Pourtant cette « inconscience »,
cette non-conscience, ne renvoie nullement à un oubli susceptible d’être appréhendé dans
les termes de l’ ICS freudien.
1
Ce dernier ne saurait apparaître dans une relation directe à la langue comme objet d’étude
(ce qu’elle est pour le linguiste). Ainsi le rapport de la psychanalyse à la langue se fera par
exemple au regard de la littérature de façon indirecte. Lorsque Freud dans la solitude et
l’isolement au sein de la communauté scientifique lit l’OEdipe de Sophocle, il rencontre
Sophocle comme compagnon de route. Cette tragédie il ne l’analyse ni ne l’interprète , bien
au contraire il considère que l’oeuvre de Sophocle est en elle-même déjà une interprétation
du sujet parlant, une tragédie qui le révèle dans sa structure ; c’est elle qui va analyser en
tant que telle l’Hamlet de Shakespeare révélant ce qui s’y cache en termes de refoulement :
si la première apparaît à Freud comme une tragédie de la révélation c’est dans l’après-coup
de la seconde qui est une tragédie du refoulement interprétée par la première. De même on
peut plus généralement considérer que pour la psychanalyse la langue se passe bien de
l’analyste pour interpréter déjà le sujet parlant. Par le jeu d’une homophonie, d’une
particularité étymologique, par tel détail d’une oeuvre y compris d’une oeuvre d’art (de
Freud à Lacan les exemples ne manquent pas) la langue en des émergences ponctuelles
interprète déjà ce que le psychanalyste n’a plus qu’à savoir lire. Mais justement cette
ponctualité est la marque d’une subjectivité, cad aussi d’une singularité et d’une originalité
qui ne saurait intéresser (sauf de façon latérale ou secondaire) le linguiste. D’autre part elle
concerne l’émergence fragile de ce qui va aussitôt bien souvent disparaître dans l’ensemble,
dans le corps si vous voulez, de l’oeuvre elle-même. A l’inverse la linguistique ne va
s’intéresser qu’aux régularités constituant la langue comme la structure formelle d’un
système qui peut bien échapper à la conscience du locuteur mais ne relève en rien de
l’inconscient freudien. Ce dernier ne se surprend que dans des transferts, des résistances ou
des refoulements dont Freud suit les effets certes au niveau du langage (comme celui du
rêve) mais qui sont avant tout des effets de parole. Or c’est bien la parole qui se trouve
exclue du champ scientifique de la linguistique tel que le définira F. de Saussure. C’est ainsi
la première différence importante qui nous introduit immédiatement à la seconde qui
concerne plus précisément le sujet parlant. Nous l’avons appelé locuteur du côté de la
linguistique pour bien marquer une différence. Aussi loin que la linguistique ait pu en
pousser la définition ( y compris dans la linguistique dite de l’énonciation qui s’intéresse
moins aux énoncés et plus à l’ acte de parole cad au fait de « dire » (Ducrot, Searle,
Benveniste entre autres)) il restera de l’ordre peu ou prou d’un sujet psychologique voire à
la limite d’une sorte d’Ego Transcendantal (pour l’exprimer en termes philosophiques) mais
n’approchera jamais la notion de sujet parlant et ajoutons désirant (car l’incidence du désir
s’ y trouve immédiatement articulée). En effet ce sujet pour le linguiste reste toujours plus
ou moins maître de la langue mais surtout il l’utilise comme un instrument et d’abord aux
fins de communication. Bien au contraire pour la psychanalyse le sujet semble plutôt
« instrumenté » lui-même par le langage, cad que c’est le langage qui le détermine bien plus
que lui-même ne s’en sert. Ceci va rejaillir sur la conception du discours, notion qui implique
toujours la dimension d’une adresse, d’une relation à l’autre. Pour le linguiste, le langage est
avant tout une synthèse logique, un acte de compréhension assurant la communication ; le
discours est ainsi de l’ordre d’un lien social relativement simple dans son schéma : le
locuteur devient l’émetteur d’un discours dont l’autre est le récepteur avec comme
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instrument la langue qui assure la transmission d’informations sur des réalités extra-
linguistiques. Pour la psychanalyse le sujet dépend beaucoup plus d’un acte qui, lui, ne
dépend pas d’un choix ou d’une volonté psychologique car avant d’être de communication il
s’agit d’un acte de parole qui peut dépasser en ses effets celui qui en est « habité ». Car ce
qui est au ressort du discours par lequel il s’adresse à l’autre est plus une vérité subjective
qui hante l’ICS qu’une volonté de communiquer : l’agent du discours n’est plus le locuteur du
linguiste mais s’il est sujet il l’est en tant qu’assujetti au langage dont il est l’effet alors qu’il
croit lui-même s’en servir. Cet ordre du discours en psychanalyse sera donc défini de façon
originale mais c’est une question dont je ne peux parler ici. Sachez seulement que l’on peut
définir ce que Lacan nomme « le discours de l’analyste » qui renvoie à une disposition
particulière de la relation du sujet à l’autre auquel il s’adresse dans le cadre du transfert
(qui est l’un des Concepts fondamentaux dont on vous parlera lors d’une prochaine session).
Freud, Lacan et la linguistique.
Quel fut le rapport de Freud à la linguistique ? Mis à part sa question concernant le sens
antithétique des mots primitifs soit la recherche souhaitant fonder sur le passé de la langue
le principe de non-contradiction qu’il rencontre au niveau des processus primaires dans l’ICS
(ce qui, nous venons de le voir, ne présentait aucun intérêt quant au rapprochement entre le
passé de la langue et l’histoire du sujet parlant) Freud ne s’est guère intéressé à la recherche
linguistique, à sa méthode scientifique. La grammaire comparée par exemple était en plein
essor à son époque et prenait pour objet non seulement la langue allemande mais aussi les
langues dites classiques ; langues qui, on le sait, intéressaient Freud au plus haut point. Il est
resté pourtant, alors qu’il est difficile de penser qu’il n’en eut pas connaissance, tout-à-fait
silencieux à l’égard de ces travaux. Nous verrons plus loin pourtant comment il a pu être dit
qu’il anticipa dans ses propres travaux les découvertes de la linguistique moderne.
Lacan lui s’intéressa beaucoup plus à la linguistique scientifique : il parle ainsi souvent de
Benveniste et surtout de Ferdinand de Saussure et de Roman Jakobson. Pourtant sa propre
position par rapport à cette science n’est pas si éloignée de celle de Freud lui-même. Pour
bien marquer cette distance on sait qu’il emploiera pour désigner l’usage qu’il fait de la
linguistique le terme de « linguisterie » (Encore). La distance est tout aussi mesurable
lorsque forgeant le terme (en un seul mot) de « Lalangue » il définit ce qui va beaucoup plus
loin que le concept de « langue » tel que l’entend le linguiste. Linguistique et psychanalyse
restent fondamentalement distantes. On mesure cette distance quand après avoir assisté à
l’exposé de Lacan sur « Fonction et champ de la parole et du langage » Benveniste
exprimant son adhésion interprète une phrase de Lacan dans un sens diamétralement
opposé : l’ICS dira-t-il est la condition du langage alors que ce que soutenait Lacan c’est
« « Le langage est la condition de l’inconscient » ce qui entraîne aussi que ce soit
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l’inconscient qui dés lors devient la condition de la linguistique elle-même (et non du
langage…). On comprend le désaccord.
Connu pour l’usage intensif qu’il fit du terme de signifiant issu de la linguistique
saussurienne ses lecteurs ont quelquefois oublié que la « grande affaire » de Lacan fut,
comme il l’a lui-même rappelé, le signe. Ce signe vers lequel il revint à la fin de ses travaux
pour lesquels il dut accomplir ce qu’il désignera comme un « long détour par le signifiant ».
Son approche du signe le rapprochera beaucoup plus de la lettre que du signifiant en tant
que tel. Mais elle reste relativement peu dégagée encore du fait de l’abord difficile de ses
dernières élaborations.
Qu’en est-il donc de ce signe, initialement, lorsque Lacan le cueille dans la linguistique
scientifique ?
Le signe et la linguistique structurale.
Rappelons d’abord que le signe pour le logicien, non pour le linguiste, renvoie à un ordre de
représentation : pour le résumer ainsi le signe est alors ce qui représente quelque chose
pour quelqu’un (par exemple la fumée est le signe du feu et pourquoi pas, selon le contexte,
du fumeur, etc…)
Mais qu’en est-il du signe pour le linguiste ? Pour le comprendre nous devons aborder les
fondements de la théorie saussurienne. Pour Ferdinand de Saussure le langage n’est pas
l’objet de la linguistique parce qu’il n’est pas homogène et engendre des antinomies : ce
caractère non unitaire ne permet pas de le définir comme objet : ainsi plusieurs sciences
peuvent aborder tel ou tel de ses aspects démontrant ainsi qu’il ne peut constituer
justement le champ d’une seule (la psychanalyse à ce titre est bien l’illustration de ce que
Saussure pose ainsi). Une langue au contraire peut être considérée sous l’angle des
régularités, des constances soit aussi du caractère répétable des phénomènes qui s’y
produisent. Ainsi elle s’oppose aussi à la parole : en effet une occurrence singulière de la
langue constitue une donnée linguistique indépendante des circonstances de son apparition,
ce qui n’est pas le cas de la parole. Enfin la langue est une matérialité psychique soit « une
somme des empreintes déposées dans chaque cerveau de la collectivité » alors
qu’évidemment la parole n’a rien de collectif et n’est que le lieu de « manifestations
individuelles et spontanées ». Saussure retient la langue comme objet de ses travaux,
excluant de son champ la parole mais aussi le langage en tant que manifestant un caractère
non unitaire. Comment dés lors entendre la célèbre phrase de Lacan : « l’inconscient est
structuré comme un langage » ou le langage figure « comme un » justement. Il semblerait
qu’il y ait divergence alors que précisément c’est bien cet « UN » là qui va nous retenir car
Lacan en définira le concept à partir justement des travaux de Saussure….pour en faire autre
chose.
Pour Saussure le signe n’est pas à définir comme le ferait une théorie du signe, comme l’a
fait par exemple la Logique de Port-Royal. Pour lui il s’agit d’un concept primitif qui n’est
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justement pas à définir. Le signe au contraire est ce qui va servir à définir l’ « élément
linguistique » en tant que tel (et c’est ce qui intéressera Lacan). Pour Saussure le signe se
rencontre primitivement comme « une entité psychique à deux faces….nous appelons signe
(dira-t-il) la combinaison du concept et de l’image acoustique ». La langue est un système
de signes et l’élément linguistique est le signe. Ce dernier est fondamentalement structuré
par une réciprocité : « une suite de sons n’est linguistique que si elle est le support d’une
idée….(inversement) des concepts…ne deviennent entités linguistiques que par association
avec des images acoustiques ». Ainsi va-t-il nommer les constituants du signe : signifiant
pour désigner l’image acoustique d’une suite de sons, la matérialité sonore, et signifié pour
désigner l’idée. Retenez pourtant qu’il ne s’agit pas d’une relation de représentation comme
dans une logique du signe mais seulement d’une relation réciproque d’association : il n’y a
de signifiant qu’associé à un signifié et…réciproquement. C’est cela l’essentiel. Le signe dans
son ensemble ainsi défini ne représente pas la chose signifiée : il n’y a pas de théorie de la
représentation chez Saussure. Ainsi le signifié saussurien devient à proprement parlé
…insaisissable ! Car s’il renvoie au concept, comme le dit Saussure, alors on voit mal ce qu’il
peut en être de ce concept. Le signifié est d’abord et essentiellement posé comme
radicalement distinct du signifiant. De plus il se trouve être déterminé par le signifiant et en
retour lui-même le détermine…Le signifié en fait pour Saussure, et en tant que concept, est
l’ensemble des occurrences d’un signifiant (on le conçoit mieux si l’on pense que le signifié
de l’arbre est l’ensemble de ses occurrences cad des contextes possibles de son emploi).
Pour Saussure en effet « la langue est une forme et non une substance » : il ne saurait donc
introduire la moindre substance dans le signe fut-elle sous la forme du terme d’idée sur la
face du signifié. Par ailleurs cette notion d’ensemble des occurrences contextuelles le
conduira à la notion de famille de signifiants, de « groupements associatifs » que nous
retrouverons plus loin avec Lacan. Toutefois n’allons pas trop vite dans ce qui réduirait le
signifié en un arrangement de signifiants. Car la question s’en trouve pour l’instant
seulement déplacée. En effet le maintien de cette double face du signe, l’hétérogénéité
Sa/sé Saussure y tient et il a raison…Ainsi si pour Saussure le signifiant est bien un
représentant psychique, la question demeure : de quelle représentation est-il le
représentant ? On peut la nommer « concept » mais le concept saussurien n’a alors rien à
voir avec le concept au sens logique voire psychologique. Pour reprendre un terme traduit
de Freud par Lacan : le signifié n’est qu’un tenant-lieu de représentation…C’est ce que veut
dire Saussure par le terme d’ « arbitraire du signe »: entre signifiant et signifié il y a une
négativité, simplement une absence de relation. L’important c’est que le signifié tienne sa
place…Saussure va alors proposer l’analogie de la feuille de papier : au recto la pensée, au
verso le son ; ce qui se trouve au verso n’a aucune relation avec ce qui se trouve au recto.
Mais alors ce signe qui est UN d’origine et pourtant constitué selon cette double face qu’est-
ce qui le fait tenir ? Qu’est-ce qui fait tenir ensemble, comme UN, Sa et Sé, alors même qu’il
s’agit de deux dimensions distinctes, séparées et hétérogènes ? Ce fut bien aussi une
question essentielle pour Lacan jusqu’à la fin de son travail et de sa vie : mais ce fut pour
lui avec trois dimensions, R, S et I (évoquer le noeud borroméen).
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Restons avec Saussure qui, pour répondre à sa propre question produira une autre analogie
comme sortie tout droit d’une image de la Genèse. Imaginez sous le souffle rectiligne du
vent la surface d’abord lisse et plane de la masse amorphe d’une nappe d’eau. La brise
soufflant dans une direction constante va rider la surface de l’eau en formant une vague.
Celle-ci peut bien se décomposer en ces deux éléments que sont l’eau et le vent, comme un
signe en ses deux faces, la vague dans sa forme reste irréductible autant à l’un qu’à l’autre :
le vent n’est pas un phénomène ondulatoire alors que l’eau tend naturellement vers
l’immobilité. La vague ne naît que de la rencontre ponctuelle de la brise et de l’eau comme
le signe dans la langue issu quant à lui de celle des flots de la pensée et du souffle du son.
Filant l’analogie remarquons que pour être ponctuelle cette rencontre n’en est pas moins
répétitive. La vague n’existe pas de façon isolée : l’unicité de la rencontre s’articule à sa
répétition. Il n’y a pas de vague seule. Car ce qui se répète instaure une division dont
s’engendre la multiplicité. Ainsi en ira-t-il du signe dans la langue n’existant que par une
rencontre et simultanément dans la multiplicité. Conception fondamentale du signe en tant
qu’élément compté comme UN mais qui simultanément ne tient que de sa relation avec les
autres. C’est à partir de cela que la linguistique scientifique trouvera son fondement
épistémologique donnant naissance au structuralisme. Statut scientifique original et
novateur dans lequel il suffit (comme le précisera J.-C Milner) de se donner deux flux, deux
magmas et un seul évènement, la rencontre. Cette seule rencontre suffit à faire venir à
l’existence des entités, des éléments se définissant à partir d’une pure différence issue de la
division qu’elle instaure en se répétant. Division que Lacan nommera coupure. Ce qui n’est
pas difficile à concevoir si nous revenons vers la première analogie, celle de la feuille de
papier. Cette coupure est le support de propriétés différentielles et ainsi l’élément dans un
tel système va se définir négativement et différentiellement, de manière oppositive et
relative:
-il est ce que ne sont pas les autres.
-il n’est que de sa différence avec les autres
Ainsi Saussure peut dire que « dans la langue il n’y a que des différences sans terme
positif ». Nous pouvons aller plus loin car cette curieuse unité que définit l’élément
linguistique se trouve sans disparaître traversée elle-même par la coupure maintenue par la
distinction interne signifiant/signifié. Ainsi cet élément que Saussure appellera de plus en
plus « valeur » plutôt que signe subvertit l’ordre scientifique traditionnel qui de mémoire de
philosophe définit l’élément par l’identité de soi à soi : en effet nous voilà avec un élément
qui se définit comme pure différence et de plus différent de lui-même. Nous savons qu’en
biologie Monod et Jacob revendiqueront cette filiation scientifique concernant leurs travaux
sur le code génétique.
Lacan et l’algorithme saussurien.
C’est comme cela en effet qu’il va nommer ce qu’il écrit ainsi :
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Cette écriture est de Lacan, on aurait du mal à la trouver telle quelle dans le Cours de
Linguistique Générale. Par ailleurs Lacan nommant cette écriture algorithme indique comme
le fit Saussure avec le terme de « valeur » la distance prise à cet endroit avec le terme même
de signe ainsi redéfini comme « élément » d’un système. Remarquons qu’à mettre ainsi le
Signifiant en position supérieure Lacan redouble le poids de la signification du S majuscule
en marquant ainsi pour lui la primauté du Signifiant sur le signifié (Saussure représentait la
pensée, le signifié donc pour lui, plutôt au dessus ce qui ne signifiait pas, par ailleurs, une
quelconque primauté de l’un sur l’autre). Ne nous méprenons pas toutefois sur la
signification de cette primauté : Lacan maintient bien l’hétérogénéité des deux faces de
l’élément et la distinction des places. C’est pour cela qu’il insistera sur la barre entre elles
deux, infranchissable précisera-t-il, pour pouvoir définir ensuite dans quelles conditions elle
peut être franchie. Mais pour lui aussi elle a valeur de pure différence, de coupure
homogène à celle qui s’inscrit aussi entre deux Signifiants comme à ce qui divisait nos vagues
saussuriennes il y a quelques instants. Toutefois la barre dans cet algorithme renvoie
également à autre chose : à côté du Signifiant et du signifié elle constitue en elle-même le
troisième terme de l’algorithme. En effet elle renvoie à ce troisième composant du signe en
linguistique que l’on nomme le Référent. On peut trouver là un abord praticable de cette
troisième dimension qui intéressera au plus haut point la psychanalyse et que Lacan
nommera le Réel. En effet le référent renvoie en linguistique, à partir du Signifiant, non au
signifié en tant que concept mais bien à la chose réelle, cad pour le linguiste à la chose dans
sa réalité extérieure, extra-linguistique. Pour Lacan et la psychanalyse cette chose en tant
que telle est toujours ratée. « Le collimateur ne fonctionne pas » dira Lacan ; le Réel pour lui
c’est d’abord l impossible. Pour en rester à ce qui nous intéresse ici nous pouvons dire que
cette barre prend alors une double fonction : elle maintient l’hétérogénéité et la place du
signifié où glisse le flot du sens et de la pensée (sous le Signifiant) faute par ailleurs de la
chose de la « réalité » qui au niveau du référent pourrait réellement l’arrêter en saisissant
quelque chose. C’est pourquoi Lacan proposera pour l’opposer à la chose que la linguistique
situe au niveau du référent le terme de l’ « achose » (dont la graphie exhibe un « a »
privatif). La chose freudienne, comme il la nommera, qui se situe dans le Réel comme le
référent ultime de notre pensée et de notre discours est impossible à saisir. Dés lors on
peut se demander ce qui peut arrêter ce flot voire cette hémorragie de la pensée et du sens
qui glisse et court sous la barre : nous le verrons plus loin avec la notion lacanienne du point
de capiton mais aussi avec l’opération de la métaphore. Mais il n’est pas possible d’éluder
les étapes permettant d’y parvenir. Revenons donc vers cette écriture de l’algorithme
saussurien destinée aussi à nous éloigner de l’écriture très diffusée du signe saussurien qui a
pu engendrer une incompréhension de la pensée de son auteur :

    arbre

On conçoit que l’image de l’arbre à l’étage du signifié correspond mal à la définition du concept selon Saussure. On est dans l’ordre du « vous voyez ce que je veux dire »…Pour tourner cette représentation en dérision Lacan la détourne pour en représenter l’idée de la ségrégation urinaire :

portes

Je ne développerai pas ici les conséquences pourtant intéressantes de cette transformation
car ce n’est pas vraiment notre propos aujourd’hui… (histoire des deux enfants dans le train :
« raconter » selon le temps…ce qui importe n’est pas le signifié (à l’étage des portes de
l’isoloir) mais la querelle naissante sur la « ligne » du signifiant (autour du phallus
« séparateur »)) Retenons seulement l’idée, en tout cas, qu’au niveau du signifié le sens, au
regard de la conception psychanalytique du fonctionnement de la langue, va se trouver
déterminé par le jeu du signifiant et par les lois qui en régissent le fonctionnement, d’où
cette primauté du signifiant pour lequel il retiendra la définition de l’élément linguistique
selon F. de Saussure : son caractère principal est d’être UN, unité donc mais définie selon les
termes de Saussure. Il n’est UN finalement que d’être UN d’une pure coupure. C’est-à-dire
UN en tant qu’unité différentielle, oppositive et définie négativement ; non seulement il est
pure différence, n’étant rien d’autre que ce que les autres ne sont pas et n’apparaissant
que dans l’ordre d’une coupure mais de plus il est différent de lui-même. Cette importance
de la coupure dans la genèse du signifiant est le ressort de l’interprétation psychanalytique
qui par une ponctuation du discours entendu fait surgir un signifiant inattendu. Pour le
signifiant en tout cas cette différence d’avec lui-même est cette qualité qui se saisit de façon
triviale dans un exemple qu’a produit Lacan dans le contexte d’une de ses conséquences à
savoir que le signifiant ne pouvait se représenter lui-même. Il s’agit de l’énoncé : « Le mot
obsolète est lui-même un mot obsolète » où l’on voit que le premier (obsolète) ne saurait se
confondre avec le second. En tout cas ce qu’il s’agit de retenir c’est que du fait de cette
différence d’avec lui-même le signifiant se répète, comme la rencontre de l’eau et du vent,
et il se répète toujours différent de lui-même : cette répétition du signifiant en tant que UN
est bien ce que Freud nommait « principe de répétition » (que vous retrouverez dans une
prochaine session comme « concept fondamental »). Nous avons vu avec Saussure qu’après
avoir posé le Signifiant comme représentant il était possible de se demander de quelle
représentation il était ainsi le représentant. Lacan posera autrement la question du
représentant dans la mesure où la psychanalyse a affaire, elle, à la parole d’abord. A la place
du locuteur nous l’avons vu elle désigne le sujet parlant et désirant : dés lors le signifiant, tel
un ambassadeur représentant un pays auprès d’un autre, est le représentant du sujet.
Lacan l’énoncera ainsi : « Un signifiant c’est ce qui représente le sujet pour un autre
signifiant »…à entendre aussi bien comme « auprès d’un autre signifiant » que comme « à
la place d’un autre signifiant ». Considérons le signifiant comme un anneau, les anneaux
s’enchaînant les uns aux autres forment une chaîne signifiante (celle qui est effectivement
prononcée). Poussons alors la logique de la répétition signifiante abordée plus haut dans
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cette chaîne. Le sujet représenté dés qu’il parle par un signifiant s’engage dans ce défilé de
la chaîne signifiante et l’on pourrait espérer qu’il rencontre auprès de l’autre signifiant (le
second) la représentation de ce qu’il est : cad la réponse à la question de son être de sujet.
La question de ce que je suis se posant dés la prime enfance. Je vais vous désespérer tout-
de-suite en vous disant que c’est bien ce qui ne se produit pas : cette question restant à
jamais sans réponse. En effet écrivons cette chaîne réduite au couple essentiel de deux
signifiants et à la relation de représentation : S1 ——– > S2 ; du fait de la logique de la
répétition et si nous ajoutons à l’autre signifiant en accord avec la loi de l’inconscient ce que
Lacan nomme un déchiffrage nous allons retrouver au niveau du second (noté ici S2) la
répétition du premier (S1) ; nous pouvons alors l’écrire ainsi dans la chaîne telle qu’elle va se
poursuivre: S1 (S1 (S1(S1(S1—– (S2))))) . Ainsi le second signifiant où le
sujet trouverait la réponse à la question de son existence est indéfiniment repoussé dans la
chaîne signifiante. Non seulement il ne trouve pas la réponse mais de plus émergeant avec le
premier signifiant il disparaît sous l’effet du « comportement », si j’ose dire, du « second ».
Son existence se réduit ainsi à cette forme répétée d’une éclipse subjective. Il y a là au
niveau de ce S2 qui recule indéfiniment l’indication de ce qu’il y a dans une langue, quelle
qu’elle soit, un terme manquant : au double sens du mot cad signifiant manquant et aussi
bien absence d’une fin. Autrement dit pas de « fin mot » : la langue est un système
incomplet. Bien sûr ce ne peut être que pour le sujet désirant que cette incomplétude se
manifeste (d’où le concept de Lalangue) car ce n’est que par rapport à « lui », à son
énonciation, qu’il est possible d’attester que « tout ne peut pas se dire ». Le linguiste et
épistémologue J.-C Milner développera avec rigueur ce thème dans son livre « L’amour de la
langue » en se penchant sur l’incidence du désir inconscient pour le sujet parlant : il
reprendra le terme de Lacan pour désigner ce caractère d’incomplétude. Lacan en effet
exprime cela en disant que la langue est « pas-toute » (ce qu’il dira aussi des femmes…mais
c’est une autre histoire qui ne peut être abordée dans le cadre de cet exposé. Retenons
seulement que ce terme manquant autour de quoi tourne la langue renvoie à la question de
l’être et au « féminin »).
Lacan et R. Jakobson
Afin d’en dire un peu plus sur ce signifiant manquant nous devons aborder la seconde
rencontre essentielle entre psychanalyse et linguistique au travers de l’oeuvre de Roman
Jakobson.
Ce dernier, linguiste et d’abord phonologue, nous permettra de préciser d’abord
l’algorithme saussurien présenté par Lacan. En effet la phonologie est l’approche formelle
du phonème défini comme étant la plus petite unité distinctive de la chaîne parlée. Cette
unité distinctive Jakobson l’étudie lui aussi selon la définition structuraliste de l’élément
selon Saussure. Ce faisant il deviendra le chercheur ayant avec succès poussé à son ultime
achèvement la découverte saussurienne. Le phonème en tant qu’unité distinctive va être
dégagé par la mise en contraste d’éléments plus complexes (morphèmes, monèmes) et
constitués par un ensemble de traits pertinents. Le phonème n’est finalement rien d’autre
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(comme le remarquera Lacan lui-même) que le signifiant lacanien : sans aucun rapport
avec le sens et isolé en tant qu’unité distinctive dont les seules propriétés sont liées à la
mise jeu d’une pure différence dans un système d’opposition. Chaque langue pourra ainsi
être décrite à partir d’un nombre limité de phonèmes (36 pour la L. française). Illustrons ce
que nous apporte l’analyse phonologique au niveau de l’algorithme saussurien et partant du
signifiant au sens lacanien. Si nous écrivons avec de simples lettres les phonèmes T et D,
nous allons d’abord définir par une mise opposition que l’on écrira T/D la pertinence de leur
distinction dans la langue française. On voit que si je dis TATA et si je dis DADA le
remplacement du T par le D entraîne un changement de sens (le sens ici ne sert que de
critère discriminant). La différence entre T et D est donc pertinente et l’unité distinctive
n’apparaît que par une mise en opposition des sons. Comment dés lors la définir en tant
que telle ? Nous allons faire intervenir ce que l’on appelle des traits pertinents. Ils sont
utilisés pour décrire les sons actualisés dans une langue et renvoient eux-mêmes de façon
descriptive à des caractéristiques physiques au niveau des organes de la phonation lors de la
prononciation des sons. Ainsi au niveau de la mise en opposition T/D, UN seul trait pertinent
les distingue c’est le trait nommé en phonologie « voix ». T est non voisé alors que D est
voisé. Observons alors que l’unité distinctive ne se réalise qu’au travers d’un système
d’opposition manifestant une pure différence qui se laisse ici définir par le jeu de la
présence et de l’absence d’un seul trait. Or, et ce sera de la plus haute importance pour ce
qui nous intéresse, ce trait pertinent en tant que tel, cad pris isolément, n’est pas lui-même
réalisé dans la langue au sens où il ne s’y manifeste pas isolément. Il ne se manifeste pas
seul ; seul il n’y est pas prononcé. Le trait ainsi défini ne se réalise que dans un système
d’opposition et par le jeu d’une présence et d’une absence. C’est pourtant lui qui soutient
l’ensemble du système ou en tant que tel il n’apparaît pas lui-même. Nous pouvons alors
pousser un peu plus loin en rapprochant ce trait pertinent de ce que Lacan appelle à
l’endroit du signifiant le trait unaire. Ce trait unaire définit cette unité ce « UN » bien
singulier du signifiant lacanien. Lacan le traduit à partir du terme employé par Freud au
niveau de l’identification : Ein enziger Zug, cad un seul trait. Lacan réduit là le signifiant à
son support minimal : un trait et rien de plus , un trait dont la seule qualité est d’être « UN »,
« UN » de pure différence, « UN » de coupure. Ce trait unaire domine l’ensemble du
système signifiant et devient le support de tout l’ordre différentiel. Ce qui met en
mouvement la chaîne signifiante c’est le jeu de la présence et de l’absence de ce trait
signifiant qui en tant que tel ne se manifeste jamais, tel le trait pertinent, dans la langue et
dont il devient pourtant le support. Retrouvons là le signifiant manquant de tout-à-
l’heure. En effet Lacan désignera dans un signifiant le support de toute chaîne signifiante
tout en le comptant comme manquant dans l’ensemble des signifiants lui-même… Ce
signifiant que l’on peut écrire finalement comme -1, manquant donc, c’est le Signifiant
Maître par excellence que la psychanalyse nomme Phallus. Pourquoi ? Ce nom lui vient
d’une signification et même de la signification fondamentale introduite dans l’ICS du sujet au
moment du complexe d’OEdipe et mobilisée par la fonction paternelle (intervenant selon une
opération métaphorique, sur laquelle nous allons nous pencher). La signification phallique
fait du Phallus (du Père) le terme majeur de l’ICS. C’est le Symbole en tant que tel comme
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l’exprimera Lacan. En tant que Symbole il ne manque pas mais renvoie au signifiant
manquant (disons qu’il le « marque »)…ce qui n’est pas la même chose ! Ainsi le Phallus est
le signifiant que Lacan qualifiera de Symbole majeur de l’ICS et c’est lui qui soutient
l’ensemble de l’ordre signifiant appelé Ordre Symbolique. En tant que signifiant manquant il
fonctionne à la manière de ce trait pertinent de la « voix » et sans se manifester dans une
existence effective au niveau de la chaîne signifiante il y soutient le jeu d’une présence-
absence et intervient comme coupure présidant ainsi à la naissance de tout signifiant. Au
regard de l’absence du Référent évoqué lui dans l’ordre du Réel il reste, sans le remplacer,
comme polarisant la signification au niveau du discours. C’est ainsi que Lacan pourra dire
que toute signification se réduit finalement à la signification phallique. C’est bien ce
signifiant comptant comme -1 qui nous fait saisir en quoi on ne peut définir la castration au
sens psychanalytique que comme une opération symbolique. Castration liée à la structure
même de l’ordre symbolique. C’est ainsi par l’intervention dans la langue de l’ICS au sens
freudien que s’introduisent ce manque et cette coupure qui sont au ressort de la découverte
saussurienne et partant du structuralisme scientifique. Nous pouvons mieux entendre alors
Lacan soutenant que « l’ICS est la condition de la linguistique ». Ce fut aussi l’une des
grandes découvertes de Freud séparant le génital (versant biologique) du phallique (versant
du langage).
Les lois de fonctionnement du signifiant : Métaphore et Métonymie.
Nous allons pour finir nous pencher sur les lois réglant le fonctionnement du système
signifiant dans l’ICS. Précisons tout d’abord comment la linguistique conçoit l’organisation du
signifiant. Elle la représente selon deux axes perpendiculaires : le premier, horizontal, est
l’axe orienté sur lequel se réalise de façon actuelle, contemporaine, la chaîne des signifiants
constitutifs des énoncés : les signifiants se succèdent selon un ordre obéissant aux règles de
la syntaxe. Cet axe est celui des combinaisons, de la contigüité et de la synchronie sur lequel
s’opère ce que le linguiste appelle encodage. Les linguistes le nomment axe syntagmatique.
Le second dit axe paradigmatique se trouve lui orienté à la verticale du premier. A chaque
point de la ligne horizontale correspond donc un axe vertical sur lequel les signifiants se
trouvent en position de similarité au regard d’une sélection qui vient y opérer. Ce que le
linguiste appelle décodage se trouve dans cette dimension de la diachronie qui renvoie à la
longue histoire de la langue durant laquelle s’est constitué ce stock, cet ensemble de
signifiants. Lacan va conserver ces deux orientations mais « renversera » ce rapport entre
diachronie et synchronie.
Nous allons comprendre pourquoi en nous penchant plus précisément sur le travail de
Jakobson. Très au fait de la chose poétique d’une part et de la rhétorique classique d’autre
11
part Jakobson va emprunter à cette même rhétorique les figures de discours comme
moyens de décrire le fonctionnement du langage. Son ouvrage le plus achevé à ce niveau
s’intitule « Deux types de langage et deux types d’aphasie » où la description des troubles
cliniques de l’aphasie suivra la distinction selon les deux axes de fonctionnement qu’il va
redéfinir en termes d’opérations réalisées par le sujet parlant. Ce dernier effectue deux
opérations pour fabriquer une phrase: l’une consiste à faire un choix (sélection pour des
raisons sémantiques) à l’intérieur du corpus qu’il connait (axe paradigmatique) et par l’autre
il combine par la syntaxe les éléments choisis (axe syntagmatique, de la synchronie).
Jakobson appelle la première opération « Métaphore » et la seconde « Métonymie ».
Empruntant les termes de Métaphore et de Métonymie à la rhétorique dans laquelle il
s’agissait de figures jouant dans l’ordre du sens, cad du signifié, il en fait tout autre chose à
savoir des opérations fondamentales du sujet parlant recouvrant les lois de
fonctionnement de l »ordre signifiant en tant que tel. Ainsi si l’on veut dessiner l’opération
métaphorique selon Jakobson et en matérialisant les deux axes par des lignes on obtiendrait
ceci:

axes

 

cad substitution, à une même place sur l’axe syntagmatique, d’un signifiant issu de l’axe
vertical (paradigmatique) par sélection selon une règle de similarité, à un autre signifiant.
On peut s’amuser de cette représentation car elle est identique à celle que l’on peut, avec
Lacan, définir comme illustrant …une métonymie. Vous comprendrez mieux pourquoi par
la suite…
En effet, Lacan va à son tour emprunter les termes de Métaphore et de Métonymie pour
désigner les deux lois fondamentales du langage que Freud, « anticipant » comme on a pu le
dire leur découverte linguistique, nommera au chapitre VII de « l’Interprétation des rêves »
respectivement « Condensation » et « Déplacement ». Nous le savons il s’agit pour Freud des
lois de disposition du discours latent dans son rapport au discours manifeste tel qu’il se
présente au rêveur. Tout thème inconscient émerge au niveau conscient sous la forme d’un
représentant qui peut supporter un motif unique ou unifier des représentations groupées:
c’est la condensation, manifeste aussi bien dans le mot d’esprit (exemple du
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« famillionnaire ») que tout simplement dans la constitution de ce que l’on nomme
« symptôme ». Par ailleurs un terme n’existe pas isolément mais se trouve pris dans une
chaîne associative en laquelle il se combine avec d’autres éléments ordonnés
successivement et auxquels il se trouve ainsi lié. C’est cette chaîne d’associations que Freud
nomme déplacement permettant un effet de masquage de dissimulation obéissant à la loi
du refoulement. La libre association dans l’analyse repose sur l’existence de ces deux lois de
fonctionnement.
Nommer « métaphore » la condensation freudienne et « métonymie » le déplacement mérite
toutefois quelques éclaircissements afin d’en assurer la légitimité. Ce faisant ces notions
pourront délivrer le sens qu’elles ont pris dans la psychanalyse.
Rappelons tout d’abord que l’incidence du désir dans la langue fait du sujet parlant un tout
autre sujet que celui qui, dans la linguistique, pourrait être conçu comme susceptible de
faire un choix sémantique selon l’axe d’une sélection (lui offrant un corpus mis à disposition
par la langue qui l’habite). A l’inverse d’un choix il s’agit plutôt pour lui de détermination par
le signifiant, signifiant se constituant selon un ordre que nul sujet ne saurait maîtriser : le
sujet est donc avant tout l’effet du signifiant qui le représente jusqu’à en porter la marque
de non identité à soi. Cette inadéquation de soi à soi, cette discordance se signifie aussi dans
le terme de « sujet divisé » qu’emploie Lacan pour désigner cet effet de coupure à
répétition. Ecartelé entre deux signifiants il ne rejoindra jamais la moitié qui lui manque…Le
sens fuit sans cesse tout autant que le désir court sous la chaîne signifiante qui se déploie
dans la parole. Il court et nous retrouvons dans ce glissement le sens du déplacement
freudien. Déplacement qui ne cesse pas, à défaut de trouver le terme ultime où il se saisirait.
On l’a déjà vu ce terme est manquant : et c’est bien dans cette vacuité, dans cette vacuole
ouverte par un manque inscrit dans le mouvement de la chaîne signifiante que vient se
placer l’objet perdu freudien, l’objet en tant que perte lui-même, qui est la véritable cause
du désir au sens psychanalytique (son origine est à situer dans ce dont Mireille Paulin vous
parlera en avril cad la « pulsion »). Voilà ce dont il s’agit dans la métonymie,
psychanalytiquement. La façon dont Lacan la définira conduira certains de ses élèves à
remarquer qu’il va inverser le sens des termes qu’il emprunte à Jakobson, parlant de
métonymie là où Jakobson désignait la métaphore. Lacan fera alors remarquer simplement,
avec beaucoup d’humour, qu’ils avaient mis du temps à s’en apercevoir…cad qu’ils suivaient
mal ce qu’il enseignait. Il ne s’agit pas d’une erreur de sa part mais d’une réécriture imposée
par ce que son expérience lui présente au niveau de la logique même du signifiant « en
exercice » (si l’on peut s’exprimer ainsi). En effet il note dans ses « Ecrits » qu’ à chaque
point de la chaîne signifiante, de la chaîne parlée, à chaque coupure signifiante si vous
voulez, est appendu à la verticale l’ensemble des contextes d’occurrence d’un signifiant ( ce
qui renvoie la verticalité à autre chose qu’à la règle de similarité) Ce qu’avance Lacan n’est
pas sans rappeler les groupements associatifs saussuriens dont nous avons déjà parlé (au
niveau de la notion saussurienne de concept); au dessous de la chaîne signifiante Lacan
installe donc, à l’étage du signifié, ce qui va constituer comme les portées d’une partition
musicale, en doublure de la chaîne signifiante effectivement parlée et présentes
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simultanément dans l’inconscient. Voilà donc le Signifiant descendu à l’étage du signifié
mais pour autant la barre saussurienne de l’algorithme n’est pas abolie ; bien au contraire
elle résiste. Ceci a donc pour effet non de produire un sens mais de le laisser glisser. C’est
bien là, dans le jeu étagé de ces divers niveaux, que court sous la barre à l’endroit du
signifié non seulement le sens mais le désir aussi : masqué, déguisé, non reconnaissable et
pour tout dire satisfaisant à la loi du refoulement par le jeu de la métonymie. Le
groupement associatif des signifiants obéit à l’ordre topologique par lequel Lacan conçoit le
signifiant dans l’inconscient ce qui pour le mathématicien correspond à un ensemble ouvert
(non fini) appelé « voisinage » (cf N. Charraud). Ecrivons alors la structure « métonymique »
à partir de l’exemple consistant à dire « trente voiles » pour dire « trente bateaux » :

trente bateaux

Vous pouvez constater la ressemblance de cette écriture avec celle produite plus haut à
partir de Jakobson et correspondant alors à la métaphore. Mais il est possible d’en dire plus
au niveau de cette fameuse « inversion ». Car ces « contextes attestés » dont parle Lacan,
constituant l’ensemble des voisinages appendus de point en point à la chaîne parlée,
forment à sa verticale rien de moins que le savoir inconscient dont la caractéristique est
d’être en synchronie : ce qui est en accord avec l’énoncé freudien selon lequel
« l’inconscient ignore le temps » ; il est hors temps. Nous voyons donc la synchronie
s’installer dans la verticalité alors que la diachronie (qui implique le temps) s’installe dans
la linéarité des énoncés que constitue la chaîne signifiante. Celle-ci se déploie en effet dans
le temps et la temporalité articulée à l’ordre des places s’y trouve fondamentale : de façon
très élémentaire un terme apparaît bien avant ou après un autre, l’inversion du temps
inversant l’ordre va entraîner un changement. En inversant l’ordre temporel de la phrase
vous changez en effet la signification : on le voit bien avec « Pierre bat Paul » par exemple.
Ainsi par rapport à la linguistique la disposition synchronie-diachronie se trouve inversée
du fait de la prise en compte de la dimension de l’inconscient dans l’expérience de l’acte de
parole.
Pour revenir vers notre exemple le terme voile apparaît ici selon la loi réglée par la
métonymie à la place du « bateau » et est bien de l’ordre d’un échange de signifiant ce qui
semblait pourtant réservé à la métaphore. Pourquoi ? Parce qu’il y a bien un contexte où le
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signifiant « voile » apparaît en liaison avec le « bateau » : c’est ce que Lacan nomme le mot
à mot. La substitution ici opère donc entre deux signifiants appartenant à un même
voisinage. Et cette liaison métonymique se maintient dans un groupement associatif qui,
inconscient, joue sur une autre portée ne se manifestant pas dans le discours tenu. Ce qui
permet à la « voile » d’apparaître à la place du bateau c’est leur liaison dans l’un de ces
groupements associatifs glissant au dessous de la chaîne effectivement prononcée. De fait le
sens ici glisse, comme sur les diverses portées d’une même partition et l’on s’aperçoit bien
qu’il ne peut correspondre à l’emploi isolé du mot « voile ». Considérez ce jeu complexe et
incessant se reproduisant sans cesse de point en point de la chaîne parlée…La métonymie,
pour être l’une des lois de fonctionnement du langage au niveau ics, peut être également
utilisée par un bon orateur qui veut faire entendre quelque chose sans pour autant le
prononcer de façon trop manifeste. Moyen de déjouer parfois la censure dite sociale… C’est
ce que l’expression courante « faire lire (ou entendre) entre les lignes » exprime très bien: il
s’agit de jouer sur plusieurs portées simultanément pour faire entendre autre chose que ce
qui est dit (ce qui se saisit par exemple chez ce maître du signifiant qu’était Raymond Devos).
Quoi qu’il en soit ça peut continuer comme ça bien longtemps car il n’y a pas dans la
métonymie en tant que telle de principe d’arrêt. Or il faut bien que ça s’arrête sur un terme,
au moins pour que la phrase prenne un sens, même provisoire. Un bon exemple de
l’inachèvement qui conduit à laisser le sens en suspens est constitué par les « énoncés »
relevés dans les « Mémoires d’un névropathe » écrits par le Président Schreber ; il s’agit de
phrases interrompues ce qui se représente habituellement par des points de suspension.
Notez que dans cet exemple l’inachèvement prendra une autre dimension :
« Maintenant, je vais me… » « Vous devez quant à vous… » « Je vais y bien… »
Le sujet peut bien répliquer à la « voix » qu’il entend mais on perçoit le trou à l’endroit des
points de suspension renvoyant à la place du signifiant manquant entre l’Autre de la voix
hallucinée et lui-même : « Maintenant, je vais me… me rendre au fait que je suis idiot ».
De fait, plus banalement, une phrase ne réalise sa signification qu’avec son dernier terme,
cad celui par lequel enfin elle se boucle, se refermant sur un sens qui se produit de
l’ensemble des signifiants de la phrase et non, c’est évident, du signifié dont est capable
chaque terme pris isolément. Ce « dernier terme » qui ne sera jamais bien sûr nous l’avons
vu le terme ultime, toujours manquant, n’en est pas moins indispensable pour que le
moindre sens puisse se réaliser. Dans notre exemple on sait que cela va beaucoup plus loin
car c’est le sujet lui-même qui se trouve rester en suspens dans l’impossibilité de se réaliser
fut-ce dans l’instant d’une éclipse. Ce « dernier terme » (pas ce « terme dernier » …) renvoie
alors dans ce cas pour Lacan à ce qu’il appelle « point de capiton ». Souvenez-vous des flots
ou des flux qui s’écoulent sans cesse dans l’analogie utilisée par Saussure. Imaginez cela sous
la forme d’un matelas : le point de capiton c’est ce qui vient selon certains intervalles
resserrer ces flots, afin d’enserrer, de contenir quelque chose, avec d’abord pour effet de
boucler la signification et de produire un sens. Mais qu’en est-il quand il s’agit du sujet lui-
même? Leur absence dans le cas du président Schreber, le laisse subjectivement en suspens
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comme dans l’attente de quelque chose qui ne peut advenir, et constitue la marque même
de la psychose. Elle renvoie à la notion de « forclusion » chez Lacan. Ce qui nous conduit à ce
qu’il va nommer « Métaphore » comme loi de fonctionnement dont dépend aussi la
réalisation de tels points de capiton. La métaphore c’est rigoureusement la convergence et
la rencontre de deux métonymies : c’est à ce niveau qu’il sera légitime de soutenir que la
condensation freudienne peut être nommée métaphore. Il ne s’agit plus d’un mot à mot
mais d’un mot pour un autre. Un mot se substitue à un autre et c’est le mot chassé de sa
place qui est en relation de voisinage avec le reste de la phrase, contrairement à la
métonymie où le mot chassé n’est en relation de voisinage qu’avec celui qui l’a remplacé. Ce
mot prend alors pour fonction à la fois de faire surgir un sens nouveau et inattendu, cad de
le créer et simultanément, en cela même, de constituer au point d’arrêt dans la chaîne
signifiante (contrairement à la métonymie qui laisse glisser le sens). Voilà comment on peut
la représenter :

booz

C’est le ressort, parfois utilisé jusqu’à l’usure, de bien des créations « poétiques ».
L’opération métaphorique réalise un effet de sens par un signifiant qui, franchissant la
barre saussurienne (entre signifiant et signifié), vient occuper la place du signifié (Booz).
« Sa gerbe n’était point avare ni haineuse ».
Si nous prenons l’exemple de cette métaphore canonique analysée par Lacan et extraite du
poème de V. Hugo « Booz endormi », le signifiant GERBE vient à la place du Nom propre du
vieil homme (BOOZ) qui se trouve aboli là où il aurait dû se trouver. Booz chassé ailleurs et
passé à l’étage du signifié reste en relation métonymique avec le reste du texte alors que
« gerbe » qui a pris sa place se trouve « forcé » dans un contexte métonymique (celui de
l’énoncé) qui n’est pas, reconnaissons le, l’un de ses contextes habituels. On perçoit bien
dans cet exemple qu’il n’y a justement aucune relation de similarité entre Booz et la gerbe
qui l’évince de sa place ; c’est en quoi, entre autres, nous ne pouvons considérer ici la
métaphore à la manière de Jakobson selon l’axe d’une sélection. C’est bien la rencontre de
ces deux métonymies dont on voit comment elle enserre la phrase par l’opération de
substitution du signifiant qui produit la création du sens ; le sens jaillit avec le signifiant lui-
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même dans la généreuse fécondité de la gerbe ; évidemment on touche là à la question de
la paternité pour ce vieil homme dont la question se pose pour Ruth auprès de lui : qu’il
puisse ou non avoir encore une descendance. C’est le signifiant Booz qui, à l’étage du
signifié, maintient ce champ de signification qu’est la paternité par son lien métonymique
(contextuel) avec le reste de la phrase. C’est dans ce champ que la « gerbe » peut produire
son effet de sens… Mais tout autant le sens peut, passé l’instant de cet éclair, retomber dans
le non sens de la gerbe, bête à manger comme du foin (comme disait Lacan), n’ayant plus
rien à faire avec l’avarice ou la haine… La métaphore illustre dés lors à rebours comment le
sens peut-être créé à partir du non sens par le jeu simplement du seul signifiant réglé par les
lois du langage. De la même façon qu’une métaphore peut se défaire en filant vers le non
sens le symptôme qui en est fait (de l’opération métaphorique) peut se défaire des suites de
l’interprétation. (Ajoutons concernant le sens que pour compléter les dimensions de l’être
parlant pour Lacan nous rencontrons ici l’Imaginaire en tant que le sens se situe à
l’intersection de la dimension Symbolique et de la dimension Imaginaire ; la troisième
dimension, que nous avons évoquée, étant celle du Réel qui, lui, reste hors sens).
Cette opération métaphorique, dans son utilisation poétique, est le fait du choix du poète
qui va cueillir un signifiant, dans un « voisinage » étranger à celui constitué temporairement
par l’énoncé, pour l’insérer à l’endroit même où un autre avait sa place. Il en va autrement
lorsque dans l’ICS cette opération intervient au service du refoulement dans la rencontre de
deux chaînes associatives « qui n’avaient rien à faire ensemble » : il s’agit bien alors d’une
« Condensation » au sens freudien. Le signifiant qui vient alors à la place où le pousse
l’opération métaphorique va apparaître (contrairement à la poésie) d’abord dans le non-
sens: car il doit être déchiffré pour retrouver le sens qui s’y trouve maintenu encore dans
l’inconscient. Ainsi c’est la rencontre de chaînes associatives différentes, donc de
métonymies, qui par des effets de dislocation et de recomposition liés à cette collision va
produire un signifiant nouveau et inattendu se substituant à celui qui pouvait être
attendu: c’est cela une condensation dont l’opération appelée « Métaphore » est
responsable. Le fameux « mot » « famillionnaire » rapporté par Freud en constitue un bel
exemple. Il va surprendre Hirsch Hyacinthe, parlant de la façon dont il fut reçu par Salomon
Rothschild, au moment de prononcer le mot « familière » alors qu’erre quelque part dans
son inconscient celui de « millionnaire » : deux chaînes associatives (l’une prononcée l’autre
inconsciente) se rencontrent et donnent au niveau du télescopage ce signifiant embouti,
nouveau, porteur de ce qui fonctionne comme un trait d’esprit. Vous apercevez qu’il est
composé d’éléments signifiants d’abord dissociés de deux signifiants différents puis
recomposés :

:

Fa                                                        .er (familière)
.                           .MIL(L)I                                                                                 >>> famillionnaire
.                                                          .onnaire (millionnaire)

C’est le signifiant « MILI » (sans aucun sens) qui provoque la rencontre de deux
groupements associatifs cad de deux voisinages (celui de familière et celui de millionnaire).
Le signifiant nouveau surgissant comme un mot d’esprit résulte d’une recomposition par
condensation des fragments signifiants résultant de cette collision. Notons qu’à partir de cet
exemple du fonctionnement du signifiant on perçoit évidemment que le signifiant n’est pas
le mot. Non seulement il est hors sens en tant que tel mais de plus il doit être conçu dés le
niveau le plus élémentaire du phonème (Mili n’est pas un mot).
Au niveau des groupements associatifs dans l’ics, cad des voisinages, les signifiants n’ont pas
d’ordre défini. Le système ordonné des places apparaît avec la temporalité dans la chaîne
signifiante effectivement prononcée selon les règles de la syntaxe. Les lois de
fonctionnement du langage s’articulent à ce système ordonné des places. La relation du
signifiant à la place est essentielle. Qu’est-ce qui vous permet de dire que sur le rayon d’une
bibliothèque un livre manque si ce n’est qu’il devrait être là ? En effet il ne saurait manquer
dans l’absolu. De même un signifiant peut manquer à sa place. C’est bien ce qui arrive dans
le cas du président Schreber. Le signifiant qui fait défaut et ne permet donc pas le
« capitonnage » est dans ce cas un signifiant primordial : il s’agit de ce que Lacan appelle le
Nom-du-Père. Ce dernier n’est pas venu à l’existence à la place où il fut appelé dans l’ICS du
Sujet. C’est ce que Lacan nommera forclusion, à l’origine de la psychose. Car le Nom-du-Père
est responsable d’une opération métaphorique que j’ai évoquée plus haut autour de la
fonction paternelle dans le complexe d’OEdipe. La métaphore paternelle substitue au
Signifiant du Désir Maternel dont le signifié reste pour l’enfant énigmatique (cad dont le
sens reste absolument inaccessible) le Nom-du-Père qui introduit, en évinçant ce signifiant,
la signification phallique dans l’ICS du sujet. Ainsi le Phallus devient le terme du Désir de
l’Autre maternel. Je vais ici écrire cette métaphore selon les représentations déjà utilisées :

ndp

La signification produite introduit le Phallus comme terme du Désir dans l’ICS du sujet. La
castration signifie que ce terme va désigner un signifiant manquant. Venant donc à cette
place où le sujet attendez du signifiant la réponse à la question de son être. Dés lors c’est de
ne pas l’avoir que le sujet est poussé vers cette longue quête au travers de la métonymie
du désir, de métaphore en métaphore qui ne laisseront que la trace de ce qui toujours fera
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défaut. Ainsi Lacan peut-il écrire : « Car le symptôme est une métaphore, que l’on veuille ou
non se le dire, comme le désir est une métonymie même si l’homme s’en gausse ».
C’est l’absence ou l’échec de cette opération métaphorique qui se trouve mis en jeu dans la
psychose. D’autres écritures sont possibles mais je laisse le soin à G. Verdiani de vous en
parler plus longuement lors de la session de juin.
J.-C Molinier

Frank Salvan, LES MORTS

LES MORTS

 Ce texte est une tentative de sensibilisation à la lecture de Joyce, à la connaissance de sa vie, son œuvre et leur entremêlement (si je puis dire).

J’ai tenu, à vous parler d’un des écrits de Joyce que je considère comme pivot dans son œuvre. Il s’agit de la dernière nouvelle de « Gens de Dublin » intitulée « Les morts ». Pourquoi ? Est-ce l’émotion éprouvée à la découverte de ce texte ? Ce que je savais de la vie de Joyce ? Avançant dans la lecture de Joyce et des lectures sur Joyce, j’ai depuis été conforté, par les points de vue de certains analystes, sur l’importance de ce texte.

De quoi nous parle-t-on dans ce récit ? :

A Dublin, une soirée à l’époque de Noël (certains analystes mentionnent l’épiphanie) dans la maison de deux sœurs, Kate et Julia qui vivent avec leur nièce Mary-Jane, se retrouvent amis et parents et surtout Gabriel, un neveu, Gretta, sa femme, couple sur lequel se fixe l’objectif dans la seconde partie de la nouvelle.

Discussions, danse, musique, chants, repas avec le discours d’usage obligé. L’attention est souvent portée sur Gabriel. Chargé du discours il manifeste à la fois fierté et inquiétude et son propos sera un bel hommage, quoiqu’un peu conventionnel, à l’hospitalité irlandaise. Mais Gabriel est parfois quelque peu distant. Nous reviendrons peut-être sur ce sentiment de malaise comme prémonitoire.

Puis l’attention se porte sur le couple Gretta- Gabriel au moment où les convives prennent congé de leurs hôtesses.

Je vous lis la fin de la nouvelle à l’instant où Gabriel au rez de chaussée, à la recherche de sa femme, l’aperçoit en haut de l’escalier et semble ne pas la reconnaître…

Remarquons la subtilité du récit à ce moment : Il ne la reconnaît pas, de ne l’avoir jamais connue et le dramatique est qu’il va apprendre à la connaître par la suite.

LECTURE

« Gabriel n’était pas allé à la porte avec les autres… c’est ainsi qu’il appellerait le tableau s’il était peintre » (Les Morts, p297 T1 Pleiade du milieu de page… fin de la page).

Petit commentaire avant de poursuivre.

Ce passage de la nouvelle est remarquablement illustré dans le film d’Angelica Huston intitulé « Gens de Dublin » qui traite de façon très fidèle au texte et à son esprit la dernière nouvelle « Les morts ».

Je reviens sur la phrase « Il se demanda ce qu’une femme, debout dans l’escalier, écoutant une lointaine musique, symbolise. »

Si je résumais en une formule lapidaire ce paragraphe je l’intitulerais « Contagion du désir ». En effet Gretta est sidérée par l’objet a voix à l’écoute du chant (la fille d’Aughrim) qui la replonge dans le souvenir de son amour et c’est l’objet a regard qui sidère Gabriel, à son tour. Lui aussi voudrait figer cet instant en une peinture qu’il intitulerait « lointaine musique »

Belle transmission et mutation de l’objet a. C’est la vision de sa femme désirante qui attise le désir de Gabriel.

Je me suis souvent demandé comment Gabriel pouvait ne pas reconnaître immédiatement Gretta parmi les convives de cette fin de soirée. Comme je vous l’ai déjà dit, la suite du récit va nous montrer que Gabriel ne connaissait pas vraiment Gretta. C’est tout l’art de Joyce que de créer ce moment d’incertitude.

Je résume la suite : remerciements, salutations et départ de Gretta et Gabriel ; ils se dirigent vers leur hôtel en compagnie d’autres convives.

En route Gabriel, empli de désir, se remémore des souvenirs tendres de sa vie avec Gretta. Je cite le passage d’un souvenir qui l’assaille :

« Dans une lettre qu’il lui avait alors écrite, il avait dit : Pourquoi de tels mots me paraissent si ternes et si froids ? Est ce parce qu’il n’est point de mot assez tendre pour être ton nom 

Telle une lointaine musique, ces mots qu’il avait écrits des années auparavant se portaient vers lui du fond du passé.»

J’insiste sur cet extrait car il s’agit d’une phrase que l’on trouve dans la correspondance de Joyce à Nora1. On voit là comment vie et écrit sont intimement mêlés dans l’oeuvre de Joyce. Il nous parle de lui au travers des pensées de son personnage, c’est ce qui fait la force et la beauté de la fin de cette nouvelle.

Les voici maintenant à l’hôtel, dans leur chambre,

Gabriel questionne Gretta sur sa tristesse. Eclatant en sanglots, elle dit :

« Oh je pense à cette chanson, La Fille D’Aughrim. »

Au travers du dialogue qui s’engage Gabriel va découvrir de réplique en réplique que Gretta aimait un jeune homme de santé délicate, Michael Furey, qui chantait souvent cette chanson. Il mourut peu de temps après son départ de Galway où elle vivait, pour Dublin. Et elle apprend à Gabriel, saisi d’une vague terreur à cette révélation, « je pense qu’il est mort pour moi ».

Je me suis permis de résumer de façon sommaire ces échanges d’une gradation subtile mais je vous invite à lire ces pages d’une grande finesse.

LECTURE de la fin de la nouvelle :

«  Ainsi il y avait eu dans son existence cet épisode romanesque : un homme était mort pour elle …

tandis qu’il entendait la neige tomber, évanescente, à travers tout l’univers, et, telle la descente de leur fin dernière, tomber, évanescente, sur tous les vivants et les morts. »

Je considère cette dernière nouvelle comme une œuvre pivot dans l’œuvre de Joyce ; elle est écrite à la fin des Gens de Dublin après l’échec de son séjour à Rome mais bien après les autres nouvelles du recueil. Et ceci à un moment où Joyce va assumer un statut d’exilé permanent. Il signe là un texte de grand écrivain. C’est à cette période qu’il réécrit « Stephen le Héros » pour en faire le « Portrait de l’artiste en jeune homme » ; il va écrire « Les exilés », « Ulysse » et « Finnegans Wake ».Toute son œuvre à venir pourra être considérée comme des chants de l’exil et Ellman son biographe présente « Les morts » comme le premier des chants de l’exil.

Lisant et relisant « les morts » je suis arrivé à penser cette nouvelle comme un rêve de Joyce. Son contenu serait le rêve manifeste et me substituant à Joyce, j’ai tenté de faire le travail du rêve pour découvrir deux ou trois choses de l’art de Joyce.

J’en commente quelques éléments.

  1. Ce travail (du rêve) nous permet d’identifier dans l’écrit les différents acteurs proches de l’entourage de Joyce (père, amis irlandais, en particulier l’importante Mrs Ivors puisque c’est elle qui renvoie à la référence symbolique à l’Ouest, le pays de Gretta, c’est à dire de Nora, le pays de l’Irlande authentique, en conflit avec le choix de l’exil vers le continent.

  2. Le chant « la fille d’Aughrim » renvoie au fantasme d’enfant mort. C’est un fantasme que l’on retrouve dans de grandes œuvres : Mort à Venise de Mann, Les affinités électives de Goethe, les Kinder Totenlieder de Mahler…

  3. Ce chant joue par ailleurs un rôle important dans le couple Nora-Joyce comme chez Gretta-Gabriel. Joyce était tourmenté par un amour d’adolescence de Nora, histoire similaire à celle de la nouvelle : mort du jeune Michael, ami de Nora, comme le Michael de la nouvelle. Le parallèle rêve – réalité est étonnant. En outre Joyce ressemblait au Michael de la réalité.2 Cet épisode de la vie de Joyce et Nora est plusieurs fois transposé dans les autres écrits de Joyce.

  4. Le personnage de Gabriel est une belle condensation de Joyce père (le discours de la réception est une réplique de ce que faisait le père de Joyce ) et de James Joyce lui même (épisode de la fille d’Aughrim).

  5. Le rêve révèle des conflits inconscients qui agitent l’esprit de Joyce au moment où il est prêt à s’exiler définitivement : choisir la vie en Europe et sa modernité ou faire le voyage vers l’Ouest, le pays authentique de Gretta-Nora, pays de l’amour absolu, même si la mort arrive tôt pour achever le voyage. Dans une lettre à Nora restée à Trieste pendant un court séjour de Joyce à Dublin, il lui écrit : « Je pars pour Cork demain matin mais je préférerais aller vers l’ouest, vers ces étranges lieux dont les noms me font trembler quand tes lèvres les prononcent, Oughterard, Clare-Galway, Coleraine, Oranmore, vers ces champs sauvages du Connacht où Dieu a fait pousser « ma belle fleur sauvage des haies, ma fleur bleu sombre trempée de pluie » ». 3

  6. Pour illustrer le caractère onirique de la nouvelle, je finirai par l’épisode du bruit sur la vitre que j’ai souligné pendant la lecture. Gretta l’évoque dans le récit de son adieu à Michael qui mourra quelques jours plus tard et Joyce le reprend à la toute fin du récit quand Gabriel épuisé, en larmes, s’endort. Cette fois, c’est la neige qui provoque ce bruit à l’instant où Gabriel a cru voir au travers de ses larmes le fantôme de Michael entouré d’une cohorte de morts. La neige recouvre morts et vivants et apaise le conflit mort – vivant qu’avait attisé sa frustration de n’avoir pas vécu un amour aussi absolu que celui qu’a vécu sa Gretta-Nora.

J’ai ainsi choisi de présenter ce texte majeur qui clôt Dubliners comme un rêve et j’ai essayé de repérer quelques éléments du travail du rêve.

Cependant, les nombreux éléments personnels de la vie de Joyce évoqués dans la nouvelle, et repris plusieurs fois dans son œuvre à venir, suggèrent de considérer « Les morts » comme une tentative d’autoportrait de l’auteur, je pense à un titre qui pourrait être « Portrait de l’artiste en amant ». C’est aussi une lecture possible.

1 James Joyce Lettres à Nora P 64-66 et note de fin.

2 Ibid.,Lettre du 3 décembre 1909 p 132-137 et R. Ellmann : Joyce 1 p.293 TEL Gallimard

3 Ibid., Lettre du 11 décembre 1909 p.150 dernier §;

Clinique actuelle de l’hystérie

Séminaire sur « les structures psychiques » – AFI-Provence

Ghislaine Chagourin – Année 2006-2007

Comment aborder la clinique de l’hystérie aujourd’hui ? Quelques remarques :

1 – Comme le rappelle Melman, l’hystérie a existé bien avant le sujet moderne (celui-ci étant un pur produit de la science). Elle a toujours été identifiée de façon formelle depuis la nuit des temps ce qui déjà en soi va dans le sens de l’existence d’une structure. Or, force est de constater que notre science moderne tend à méconnaître l’hystérie, elle la rejette dans le champ de l’aliénation, voire des psychoses, au point que la notion de structure hystérique a disparu de la nosologie psychiatrique. Ceci en raison du fait que la science refuse de considérer que le symptôme n’est localisable ni dans le champ de la maladie ni dans le champ de l’accident lié à un tort du sujet ou de son entourage mais dans la structure car il est proprement constitutif du fonctionnement psychique de chacun (cf C. Melman « nouvelles études sur l’hystérie »).

2 – Il me semble que la désignation « crise d’adolescence » participe de cette tendance actuelle à considérer le symptôme comme relevant du champ de la maladie (ou de la pathologie) ou de l’accident. J’ai choisi la « crise d’adolescence » car finalement, il est facile de voir que Dora présente beaucoup des traits de l’adolescente en crise telle qu’on la décrit aujourd’hui. Je voudrais tenter de voir avec vous ce que ladite «crise d’adolescence » moderne doit à l’hystérie (entre autres structures), c’est en quelque sorte un passage de la nosologie à la structure que je vous propose d’opérer. A l’hôpital pédiatrique, je dois sans cesse effectuer ce travail puisque les pédiatres adressent les patients à partir d’un repérage clinique basé sur une nosologie médico-sociale qui correspond à autant de prises en charge médico-chimiques ou socio-éducatives. Ex : conduites addictives (alcool, drogues), TS, troubles du comportement alimentaire (anorexie, boulimie), troubles du comportement (crises de colère, tics, hyperactivité, fugues, délinquance, insomnies), de l’apprentissage (dyslexie, échec scolaire), conduites à risques, dépression, douleurs diverses (abdominales, migraines), anxiété, atteintes fonctionnelles etc. Nosologie à laquelle il faut tout de même rajouter une large panoplie de douleurs et troubles somatiques divers sans étiologie médicale.

3 – A quelle batterie théorique pouvons nous nous référer pour réaliser ce passage de la nosologie à la structure ? Du côté de Freud, vous le savez, le cas Dora a été écrit par Freud en 1905 et repose sur des concepts qui relèvent de sa première topique. Or Freud a écrit sa 2ème topique en 1923 et n’a ensuite jamais repris ses études sur l’hystérie à la lumière de sa nouvelle batterie conceptuelle. Tout ce dont nous disposons sont des notes qu’il a rajoutées au texte de 1905.

Lacan pour sa part n’a quasiment pas écrit de clinique (sauf sa thèse) et il n’a ni écrit ni donné un séminaire sur l’hystérie en particulier. Il a toutefois repris le cas Dora pour éclairer la question du transfert (cf « Ecrits », « fonction et champ de la parole et du langage ») et celle du discours hystérique («la psychanalyse à l’envers », leçon VI de l’édition du seuil). Par contre il a conceptualisé des outils qui permettent un repérage structural de cette névrose dont nous avons vu que plus qu’une névrose, elle est aussi un discours et finalement peut-être une modalité ordinaire de la subjectivité.

C’est Melman que s’est collé à reprendre des études sur l’hystérie que Freud avait annoncées sans jamais le faire. Melman tient compte des conséquences de la 2ème topique et les articule aux concepts lacaniens. Ce qui ne change rien à la clinique sinon à l’éclairer sous un jour nouveau. La batterie conceptuelle minimale a connaître pour faire une relecture du cas Dora concerne le grand Autre (ou S2 : lieu où s’abritent les serviteurs), l’objet a, le trait unaire (en tant que support du phallus) qui s’indique en S1 (lieu, place des maîtres)

4 – Si nous en avons le temps on pourrait aussi voir que la science n’est pas la seule à méconnaître l’hystérie, la religion s’y emploie aussi en lui réservant un traitement tout à fait intéressant. Je pourrais vous en donner un petit aperçu à travers l’évocation de la vie d’une Sainte du 3ème siècle : Sainte Foy. Là aussi, vous verrez que l’on peut retrouver un portrait d’adolescente.

De l’adolescente victime d’abus sexuel (de nos jours) à Dora hystérique

Ce qui m’est apparu à propos de Dora après avoir travaillé Freud, Lacan et Melman c’est que Dora pourrait ressembler à une jeune adolescente comme j’en rencontre aux urgences pédiatriques.

Sur le plan symptomatique, au sens actuel, voilà comment on pourrait voir les choses : Dora c’est cette adolescente en révolte contre son père, insolente et ayant mauvais caractère (crises de colère, changements d’humeur = troubles du comportement), tombant en pâmoison se convulsant et délirant dès que son père lui refuse quelque chose, (ce qui serait aujourd’hui décrit comme une crise de spasmophilie, voire une psychose du fait du délire), en conflit avec sa mère (c’est une « conne » qui a toujours un chiffon à la main), évitant les relations sociales (ce qui aujourd’hui pourrait se dire phobie sociale et se retrouve dans le repliement dans la chambre ou derrière l’ordinateur), tout le temps fatiguée, migraineuse, éternellement « malade » sans maladie (toux, aphonie, douleurs aiguës d’estomac), un peu déprimée (nous parlerions de dépression de l’adolescent) au point de laisser une lettre « négligemment » traîner dans laquelle elle fait ses adieux (ce qui évoquerait aujourd’hui des idées suicidaires). Toujours sur le plan symptomatique, on trouve chez Dora une difficulté à s’alimenter du fait d’une sensation de dégoût (ce qui aujourd’hui serait vite étiqueté comme anorexie), une hallucination sensorielle celle d’une pression sur le haut du corps (ce qui actuellement pourrait faire l’objet d’un diagnostic de schizophrénie), et l’horreur des hommes en tête à tête avec une dame (ce qui serait peut-être considéré comme une phobie des hommes).

Du point de vue de la petite histoire, celle livrée par Dora comme vérité 1ère (mais pas dernière nous dit Lacan), qu’avons-nous sur le plan familial :

  • la mère est centrée sur le ménage (on parlerait sans doute de TOC). Quand Dora vient se plaindre à elle des agissements de M.K. elle ne la prend pas au sérieux,

  • normal car le frère c’est le chouchou de maman,

  • la tante paternelle est morte d’un état avancé de cachexie nous dit Freud (ce qui aujourd’hui serait sans doute qualifié d’anorexie),

  • l’oncle paternel est hypochondriaque (c’est-à-dire toujours malade),

  • du côté du père que se passe t-il ? Il est très malade et le moins qu’on puisse dire c’est qu’il apparaît comme ayant une éthique de « chiottes », dont on peut se demander si ce n’est pas ce que sa femme passe son temps à nettoyer. En effet, selon le père, sa fille est une « enquiquineuse » et c’est la faute de sa femme, c’est-à-dire la mère de Dora, si Dora va mal, car elle est trop prise par son ménage (sic !). Lui n’y est pour rien. Or, il se trouve qu’il a une liaison avec une femme mariée, Mme K. Ce qui n’est d’ailleurs pas ce qui me fait dire qu’il a une éthique de « chiottes ». Pas plus que le fait que cette liaison il la nie en la faisant passer pour de l’amitié ou de la reconnaissance (celle de l’avoir empêché de se suicider quand il était très malade). Ce qui est plus que moyen au niveau de l’éthique c’est que dans le même temps il fait mine de ne voir dans les agissements de M. K. avec sa fille que d’innocentes gentillesses, semblant la pousser ainsi littéralement dans ses bras pour acheter sa complaisance pour couvrir sa liaison avec Mme K.. Bref, le père est un peu maquereau,

  • du côté de M. K. (ami de la famille et mari de Mme K.) on a des allégations de tentatives répétées de séduction : il la coince pour l’embrasser quand elle a 14 ans, lui fait des cadeaux, vient la voir dormir nue dans sa chambre et lui fait une nouvelle offre quand elle a 16ans.

  • Enfin, concernant Mme K., on apprend qu’elle a fait des confidences d’ordre sexuel à Dora et que Dora garde ses enfants.

On voit le tableau qui pourrait tout à fait trouver sa place dans le registre de ce qui se dénonce de nos jours dans le champ des mœurs comme « abus sexuel »: la « petite » se fait draguer, peloter par « l’ami » de la famille, on l’accable en disant qu’elle déborde d’imagination et on la fait passer pour une menteuse. Je me suis demandée si de nos jours, Dora n’aurait pas eu gain de cause à porter plainte contre M. K. pour abus sexuel sur mineure (ou détournement de mineure) et contre Mme K., son père voire sa mère pour complicité.

Par ailleurs, on pourrait aussi concevoir que Dora amenée aux Urgences en état délirant par ses parents aurait pu être étiquetée psychotique.

Pour faire la part entre ce qui relève de la petite histoire et ce qui relève de l’hystérie allons voir sur le plan de la structure comment on peut repérer les choses. Bien sûr il va s’agir de repérer la part de Dora dans la situation. Part qui est sans doute de plus en plus rarement prise en compte dans le repérage clinique actuel.

Lacan dans « intervention sur le transfert » (« les Ecrits ») va faire apparaître à partir du travail de Freud comment Dora a pris part à cette situation. Ainsi, très vite on se rend compte que c’est avec la complicité et la protection vigilante de Dora que la liaison de son père et de Mme K. a pu durer, ainsi que la fiction qui la voile. Dans la relation quadrangulaire qui se met en place entre son père, Mme K., M. K et elle- même, s’échangent des cadeaux qui matérialisent le circuit de l’objet a, phallicisé ou pas ; entre les partenaires. On y repère vite aussi que Dora s’identifie à son père par le trait de la toux qui est le trait à même de signifier l’impuissance de son père. Cette identification permet de questionner sa jalousie envers son père qui en fait masque un intérêt pour Mme K.. C’est parce que cette attirance homosexuelle est inavouable qu’elle se cache derrière une jalousie envers le père. Et enfin, cet attachement homosexuel à Mme K. masque la valeur réelle de l’objet qu’est Mme K. pour Dora à savoir le mystère de sa propre féminité au sens corporel. Féminité qui est perçue par Dora de façon imaginaire du côté de l’oralité et non du génital. L’image de Dora suçotant son pouce gauche pendant que de la main droite elle tiraille l’oreille de son frère (ce qui se dévoile dans les associations liées au 2ème rêve) constitue la matrice imaginaire de ce que signifie pour elle la femme et l’homme. Pour elle la femme c’est l’objet d’un primitif désir oral. L’aphonie de Dora n’exprime pas tant un fantasme de fellation que celui d’un « seule à seule » avec Mme K. Elle n’a pas encore accédé à la reconnaissance de sa féminité en réalisant l’assomption de son propre corps ce qui la laisse ouverte aux phénomènes de conversions somatiques. Cet accès à sa féminité n’a pu se faire, toujours selon la matrice initiale, que par le truchement d’une identification à un partenaire masculin plus âgé et ce sur le plan moïque (et non pas symbolique). Ce qui fait qu’elle s’identifie aussi à M. K. et même à Freud (cf l’hallucination de la perception d’une odeur de fumée) de façon narcissique d’où les rapports agressifs qu’elle entretient avec eux.

Comme le note Lacan, il est tout à fait étonnant que pour Freud il apparaisse comme allant de soi qu’une jeune fille « normale » (c’est-à-dire ayant accédé à la féminité) se débrouille d’une telle situation de séduction avec M. K. sans manifester tous ces symptômes et causer tous ces désordres dans sa vie et celle de son entourage. Par ailleurs, on sait que Freud lui-même dit avoir commis une erreur avec Dora, ce n’est pas sur ce plan là qu’il l’a commise c’est plutôt sur le plan d’avoir voulu lui appliquer un traitement de bon père de famille, comme le préconisaient déjà les médecins dans l’antiquité. En effet, comme le souligne Lacan, il veut à tout prix lui faire reconnaître l’objet caché de son désir en la personne de M. K. sans avoir suffisamment amené Dora à reconnaître ce qu’était pour elle Mme K. En quelque sorte, il veut une « victoire de l’amour », il veut le bien de M. K. et de Dora ce qui est l’erreur qui va entraîner l’arrêt de la cure de Dora. Car, pour l’hystérique justement le problème est « de s’accepter comme objet du désir de l’homme ». C’est pour cela qu’elle ne peut répondre à M. K. en femme désirante, car elle ne s’accepte pas elle-même comme objet du désir.

« C’est ainsi que l’hystérique s’éprouve dans les hommages adressés à une autre, et offre la femme en qui elle adore son propre mystère à l’homme dont elle prend le rôle sans pouvoir en jouir. En quête sans répit de ce que c’est qu’être une femme, elle ne peut que tromper son désir, puisque ce désir est le désir de l’autre, faute d’avoir satisfait à l’identification narcissique qui l’eût préparée à satisfaire l’un et l’autre en position d’objet » (Lacan in Ecrits, « la psychanalyse et son enseignement ») Ce qui résume tout à fait le cas Dora.

En fait, pour Lacan, l’erreur de Freud vient d’un préjugé de Freud concernant la prévalence du personnage paternel dans le complexe d’Oedipe : pour Freud, cette prévalence est « naturelle » et non pas « normative ». Le point pivot des manœuvres amoureuses de Dora c’est justement que son père est un homme châtré, impuissant (« cf. Leçon VI de « l’envers de la psychanalyse »). Ce que Melman reprend pour articuler que dans l’hystérie, ce qui prime, c’est le sort qui est fait au père en tant que père fondateur, en tant que S1 (ou trait unaire en tant que support du phallus). Chez l’hystérique, le refoulement porte électivement sur S1 qui ne peut usuellement advenir dans la chaîne signifiante que par le refoulement originaire, celui du phallus (donc refoulement d’une activité phallique ce qui est la voie de la féminité). Tout le problème de l’hystérique va donc être de chercher à se faire reconnaître car elle va venir se placer au lieu Autre, en S2, à la place des serviteurs, de ceux qui ne peuvent se réclamer d’aucune autorité ou filiation contrairement aux maîtres qui eux ont une place authentifiée certifiée par un fondateur, un géniteur, un père. Du coup, « l’hystérique va chercher à se faire identifier soit par un semblable soit par ce père, ce géniteur hypothétique » (Melman) car elle ne peut se reconnaître en S2.

Vu sous cet angle, Dora n’est qu’une jeune femme qui veut être reconnue en tant que femme et s’y emploie à divers titres en déclinant toutes les identités possibles de l’hystérique :

Dans une tentative de se faire identifier par le semblable elle va se faire représentante de l’objet a auprès de celui-ci dans une modalité de séduction. Séduction qui ne peut s’entretenir que par la dérobade : elle se dérobe aux tentatives de séduction de M. K. qu’elle a pourtant soigneusement entretenues en acceptant ses cadeaux. Cette dérobade ne peut que susciter de la culpabilité qui viendra déterminer chez Dora 2 modalités de résolution identificatoires:

1 – Elle va tenter de réparer : elle fait « la bonniche » en faisant la fille au pair pour les enfants de Mme K  pour couvrir la liaison que celle-ci entretient avec son père: c’est une « tentative de se faire la servante parfaite, appliquée du partenaire » (Melman) ici Mme K.. En cela elle tente de réparer de ne pouvoir répondre de façon satisfaisante à celle-ci pas plus que ne le peut son père d’ailleurs.

2 – En se plaignant que ça ne va pas et en faisant porter par le partenaire la responsabilité des insuffisances de tout ordre : c’est quand Dora fait « l’enquiquineuse » et revendique avec virulence la rupture de son père et de Mme K : si ça ne va pas c’est de la faute à son père. C’est aussi quand elle se plaint de l’hypocrisie des uns et des autres.

Dans une tentative de se faire identifier par le père, Dora va décliner une 2ème grande modalité d’identification ayant pour support le trait unaire. Le trait un c’est ce qui vient donner corps au phallus et l’identification virile du maître se fait en endossant un trait un (S1)

3 – Là c’est quand par exemple Dora s’identifie à son père à travers divers symptômes somatiques dont la toux : elle se fait la représentante du trait un, elle se présente comme habitée par le phallus mais un phallus défaillant. Elle fait « le mec plus mec que le mec » C’est aussi me semble t-il quand elle gifle M. K., si cette gifle constitue un passage à l’acte, il constitue une réaction de rivalité virile vis à vis de M. K. qui vise à la castration de celui-ci dans le sens qu’il renonce à sa virilité vis à vis d’elle.

4 – en se faisant « victime » : elle met en avant le trauma dont elle a été l’objet à travers les tentatives de séduction de M. K..

5 – C’est aussi quand elle s’identifie à Mme K. Celle-ci représentant une image féminine plus apte à valoir un regard favorable de la part du grand Autre. (cf aussi sa fascination pour l’image de la madone de Desdre) et notamment du père. Melmam dit dans les « nouvelles études sur l’hystérie » que l’hystérique « postule l’être ailleurs d’un objet authentique dont la féminité ne devrait rien à la facticité »

Tout son manège décline les réponses qu’elle apporte à la question du mystère que représente pour elle sa propre féminité.

Eu égard au symptôme de la toux et d’enrouement de Dora qui est un symptôme dit de « conversion » par Freud : il dira qu’au départ, il y a sans doute une réelle irritation organique qui va devenir susceptible de fixation car elle concerne une région du corps qui a gardé chez Dora le rôle de zone érogène. Puis, la fixation se fait par « imitation du père malade » (il est atteint de tuberculose) et ensuite par le biais des auto-accusations à cause du catarrhe qui renvoie à leucorrhée (écoulement nasal = écoulement vaginal) puis à masturbation et enfin à la dépravation sexuelle du père (syphilitique). La toux est aussi le signifiant des relations avec M. K. : elle exprime le regret de son absence et le désir d’être pour lui une meilleure femme que la sienne propre. Puis la toux c’est la représentation d’une situation de satisfaction sexuelle par succion de la verge : par identification avec Mme K., elle sert à exprimer les rapports sexuels avec le père. On a vu ce que ce symptôme indique pour Lacan, Pour Melman, le symptôme est bien inhérent à la structure puisque l’hystérique estime devoir endosser la responsabilité du défaut de rapport sexuel, elle est coupable de ne pouvoir l’accomplir pour son conjoint et son corps est marqué de ce défaut radical.

Je conclurai sur ladite « crise d’adolescence » que j’évoquais au départ. Grâce à ce repérage structural on peut tout à fait identifier ce qui y relève de l’hystérie sans tomber dans une classification « symptomatique ».

Comment la religion sanctifie une hystérique

« Fidès », c’est son nom (ça veut dire foi), est née à Agen en l’an 290. En S1, les maîtres de l’époque sont les romains et leurs dieux païens. La famille de Fidès est du côté de ces maîtres là. Les chrétiens eux sont en S2, du côté des persécutés. Fidès est confiée à une nourrice chrétienne qui en cachette la fait baptiser. Il est dit : « la jeune enfant suça avec le lait de sa pieuse nourrice les 1ers enseignements de la religion de Jésus-Christ ». En quelque sorte, elle est « reconnue » par un substitut maternel du côté de S2, celui des persécutés et initiée à cette jouissance par l’objet sein. Dans la maison de son père, il est dit que tout respirait « l’idolâtrie et la frivolité », elle, elle garde sa « vertu », entendez : se garde bien de la sexualité. Quand elle n’est pas recluse au fond de sa villa (aujourd’hui on dirait qu’elle se replie dans sa chambre), elle s’occupe des opprimés en leur distribuant de la nourriture volée dans les cuisines de son père (de nos jours se sont les habits ou les gadgets électroniques qui se donnent entre ados au grand dam des parents). Ces petits actes délictueux, déclarés « innocents » par la religion car autorisés par Dieu, sont découverts par son père qui veut la surprendre. Sur le plan clinique on note que ces larcins sont des actes (de délinquance ?) visant à dérober ce qu’elle pense qui doit lui appartenir de droit divin et qui manque à ses semblables (on entend bien de quoi il s’agit). Un jour alors qu’elle a dissimulé ces larcins dans un pan de sa robe, son père lui demande ce qu’elle emporte. Et alors là magnifique réponse : « ce sont des fleurs » et miracle, des fleurs apparaissent. Véritable tour de passe-passe de la part de la religion qui métaphorise le penisneid par ce larcin transformé en bouquet de fleurs qui tient lieu de féminité. En tout cas, à partir de là, son père a compris qu’elle est chrétienne, elle lui donne à voir ce qu’il devrait donner lui même (à savoir la bonne parole, laquelle ?) s’il n’était pas impie (c’est-à-dire impuissant) et elle se met à prêcher publiquement. Par cet acting out (qui est une monstration phallique), elle se rend « maître » de l’idolâtrie du père, ce qui de nos jours pourrait être traduit par une mise en opposition vis à vis du père (rébellion de l’adolescent). Foy (Fidès) a 12-13 ans, l’histoire dit « sa beauté virginale et candide excitait une vive admiration, même parmi les païens, mais elle avait déjà voué sa virginité à l’Epoux céleste ».

Cette virginité offerte étant me semble t-il le mythe construit par la religion pour écarter la sexualité en tant que rapport sexuel. La sexualité est interdite ainsi que la jouissance qui va avec, seule la reproduction est autorisée et la jouissance de l’Autre, le grand, celui qui n’est pas barré (donc finalement c’est une façon de dire le non rapport sexuel). Avec Lacan, il n’y a pas de rapport sexuel et c’est la castration qui met une barrière à la jouissance tout en rendant possible la jouissance sexuelle. Ce mythe de la virginité venant répondre à la question de l’hystérique qui est « qu’est-ce qu’une femme ? » : la Sainte Vierge ou la Bonne Mère.

La suite de l’histoire dit que le nouveau proconsul d’Agen arrive à Agen et menace les chrétiens de supplices s’ils ne renient pas leur religion, ceux ci fuient sauf Foy qui est protégée par la position dominante de son père. Mais celui-ci n’obtient pas de Foy qu’elle se renie ni qu’elle se marie (la bonne vieille solution des familles est refusée). Du coup, il est dit que son père la jette lui-même dans la « gueule du monstre » et la dénonce au proconsul. Il y va du bâton phallique le père ! En vain !

Cette réaction du père rappelle la réaction actuelle de certains parents qui face à nos adolescents bornés actuels, qui ne veulent rien écouter, souhaiteraient les voir plus souvent devant le juge ou en prison (tentative « d’injecter » du S1, du phallus).

Foy comparaît devant le proconsul sans crainte, en bonne petite adolescente insolente, et renie non pas sa religion mais sa filiation (s’il ne peut me reconnaître comme femme-chrétienne, je ne le reconnais pas comme maître-père). Elle refuse de sacrifier à la déesse Diane même en échange de pouvoir rester vierge. Foy est alors flagellée (quelle jouissance !) ce qu’elle supporte avec « un courage surhumain » est-il précisé (la belle indifférence !). En désespoir de cause, le proconsul la condamne donc au supplice de ce que j’appelle la « grillade » – en référence à ce que Lacan dit des moyens de la jouissance – c’est-à-dire qu’on la dévêt et qu’on l’étend sur un lit d’airain pour y être brûlée à petit feu (la métaphore sexuelle est tout à fait limpide, on veut la faire jouir à tout prix, on la met sur le grill !). Foy ne laisse pas échapper une seule plainte (le « même pas mal » ou « même pas peur » des adolescents dans les conduites dites « à risques »). Un nouveau miracle va même la revêtir d’un linge blanc qui fait que Foy ne reçoit aucune atteinte des flammes dont elle est entourée (elle est donc mise à l’abri des « flammes » du désir). Finalement, elle aura la tête tranchée non sans avoir conduit « une légion d’hommes » (ce qui m’évoque la séparation tête/corps qui est une expression des symptômes somatiques de l’hystérique et aussi le fait qu’elle se rend « maître » des hommes). Depuis, elle est devenue une Sainte et sa fête est célébrée tous les 6 Octobre à Conques.

Belle illustration de la façon dont la religion se débrouille de l’hystérie