Mme Ghislaine Chagourin: « La disparité : à la charge de l’enfant ? »

 Ch Melman, rappelle souvent que c’est l’altérité qui est garante des places de chacun dans la sexuation. Places qui sont foncièrement disparates même si, comme il le dit, hommes et femmes sont à parité de devoir vis à vis de l’instance phallique. « Les deux sexes se trouvent à parité dans leur responsabilité à l’égard de l’instance phallique, même s’il y a entre ces deux sexes une disparité des charges et une disparité des places(…) cette disparité n’est que la représentation figurée d’une parité fondamentale1». C’est cette parité fondamentale qui engage qu’ils soient dans une altérité l’un par rapport à l’autre et non pas étrangers. Cette altérité ne peut être opérante que dans un discours structuré par une perte et qui ménage une place d’exception. J-P Lebrun, parle d’un effacement de l’altérité dans la structure langagière collective (altérité = ni étrangeté ni mêmeté, mais place Autre qu’occupent les femmes et un sexe par rapport à l’autre). Il ne s’agit pas d’être passéiste et de contester l’avancée sociale qui est visée par la revendication paritaire actuelle. Mais alors que jusqu’à récemment la parité était une revendication de droit – entre pairs non pas pareils mais ayant accès au même droit – elle sous tend actuellement les champs du social et du privé non sans conséquences pour les enfants. La parentalité est un effet de ce vœu de parité et renvoie à l’imaginaire d’une symétrie des places père/mère du côté du pareil, hors différence des sexes ce qui ne favorise pas l’accès à l’altérité. Cette parité père/mère vient dans le prolongement d’une exigence d’égalité homme/femme qui est elle même de plus en plus sous tendue par le concept de genre. Concept qui postule que le sexe biologique ne suffit pas à faire un homme ou une femme car les normes sociales y participent grandement. D’où l’idée d’intervenir juridiquement sur les normes sociales en étendant la parité aux champs du social et du privé. Tout cela débouche sur des pseudodiscours et des pseudosavoirs dont les parents se font les portes parole. Il faut dire que c’est compliqué pour les parents ou les éducateurs, les repères viennent à manquer ou à se dérober ou au contraire se démultiplient faisant valoir tout et le contraire de tout. Est-ce pour cela que les parents et les éducateurs ont du mal à donner aux enfants les signifiants nécessaires à la constitution de leur identité sexuelle en se référant à leur propres signifiants en tant qu’homme ou femme? Tout leur laisse penser qu’il existe un savoir pédagogique pour être un bon parent. Ainsi, il n’est pas rare que les parents arrivent en cabinet avec une demande de conseil éducatif ou avec un diagnostic posé à partir de ce qu’ils ont lu sur internet par exemple. Une autre de leurs difficultés semble être un gommage de la place de l’enfant au profit d’une parité parents/enfant sous tendue par le souci du respect des droits de l’enfant de plus en plus souvent à l’exclusion de toute figure d’autorité ou d’exception et au profit de la négociation.

Comme l’a déjà évoqué N Rizzo, notre titre recouvre l’idée que même si l’enfant baigne dans un pseudo discours paritaire, il ne manquera pas de poser les questions concernant sa sexuation et son accès au désir à travers ses actes et ses symptômes. Si personne ne les entend ou qu’aucune réponse consistante ne lui est donnée, symboliser cette disparité restera à sa charge hors transmission symbolique et il risque de rester arrimé à une version imaginaire de la différence des sexes. D’où la nécessité pour le clinicien, mais tout aussi bien pour les éducateurs, de mettre en œuvre leur subjectivité pour, selon une formule de J.M. Forget, offrir aux enfants l’autorité qu’ils tirent de leurs propres signifiants et de leur propre savoir inconscient à condition qu’ils s’inscrivent dans un discours qui respecte les lois du langage.

 Voici un premier très court exemple. Je viens chercher en salle d’attente une petite patiente de 10 ans accompagnée de son papa. Le papa lui dit « allez mademoiselle ! » il se reprend aussitôt et dit « non il ne faut pas dire mademoiselle », il hésite puis dit « Madame » et il fait suivre le Madame de son nom de famille. Bel exemple de détournement, de forçage de son savoir inconscient. Face à mon étonnement et celui de sa fille, il explique qu’il ne faut plus dire mademoiselle car on ne dit pas damoiseau pour un homme non marié et que c’est donc discriminant pour une fille non mariée de l’appeler ainsi (donc c’est un souci d’égalité paritaire homme/femme). Je lui fais remarquer que dire à sa fille Madame suivi de son nom de famille à lui ne convient pas non plus !Ce qui a mis au travail le père à qui je l’ai donné à entendre et a fait réagir sa fille qui elle l’a entendu d’emblée. Voilà un papa qui dans son souci d’égalitarisme et de bien faire vient à nommer sa fille comme sa femme sans même qu’il s’agisse d’un lapsus, si ce n’est pas « discriminant », c’est un tant soit peu « criminisant » sur le plan incestueux tout de même. Cela dit, comme beaucoup de femmes ne portent plus le même nom que le père de leurs enfants ou de leur mari, cela ne revêtira peut être plus la même dimension dans quelques temps. C’est en tout cas un peu compliqué pour cette petite fille car elle a à déchiffrer cette complexité et elle est aussi livrée à elle même pour beaucoup de décisions dans un gommage de sa place d’enfant. Certes à présent elle a une adresse et lors de la séance qui a suivi ce propos de son père, elle me dira qu’elle trouve que son papa et sa maman sont très gentils et respectueux de ses envies mais qu’ils lui font trop confiance pour certaines décisions qu’elle préférerait qu’ils prennent pour elle !!!

Autre exemple : Lors d’une séance, cet autre papa tout à fait moderne a affirmé de façon très convenue à sa fille que « les garçons et les filles c’est pareil » croyant me soutenir quand je me suis étonnée que sa fille de 7ans dise en le déplorant et avec véhémence que « c’est toujours les garçons qui gagnent ! ». Dans le cadre d’un transfert bien en place avec ce papa et sa fille Lilas, j’ai dit au papa, « Mais que lui dites vous Monsieur ! » et à Lilas « C’est vrai qu’il y a une règle grammaticale qui dit que le masculin l’emporte sur le féminin pour accorder l’adjectif mais tu sais il arrive aux garçons de perdre aussi et on ne gagne pas toujours à vouloir être un garçon quand on est une fille». Mon intervention a permis au père de se repositionner et d’être plus en accord avec son savoir qui est moins politiquement correct que ce qu’il s’est cru obligé de dire. Ce qui a permis à Lilas de lui énoncer : « j’aurais aimé être un garçon ». Tout étonné et enfin à son écoute, il lui a répondu quelque chose du style « mais moi je suis content que tu sois une fille ». Les parents de Lilas l’ont amenée en consultation car selon eux, Lilas se pose en victime de sa petite sœur de 2ans et de sa maman. Selon le père et la mère, elle fait cela exprès pour pouvoir se plaindre ce qui provoque les cris de la maman et du papa. Derrière ce qu’ils considèrent comme un comportement déviant, ils échouent à lire le questionnement difficile que traverse Lilas concernant justement son identité de fille qui actuellement oscille entre la position de victime (objet déchet) et celle de maîtresse d’école (position de savoir) à laquelle elle s’essaye vis à vis de ses petits cousins. Lors d’une séance, alors que je relatais à la mère ce qui s’était passé lors de la dernière séance avec le papa, celle ci a entendu autrement sa fille. Même si chaque fille doit trouver pour elle-même les réponses, à sa féminité, cela sera plus facile si ses parents consentent à ne pas stigmatiser le questionnement de leur fille comme un problème éducatif et l’écoutent chacun de leur place singulière et non pas dans un discours convenu et unisexe. Là où Lilas lit la disparité des places hystériquement, comme une injustice, ils répondent par l’imaginaire d’une justice paritairequi ne fait que renforcer son sentiment d’injustice et sa revendication.

Voilà encore cette autre maman qui veut avoir de bonnes relations avec sa fille de 12 ans que nous nommerons Fleur. Elle cultive une grande complicité et un grand copinage avec sa fille. Sous couvert de « copinage », qui est une forme de parité enfant /parent qui exclut toute place d’exception et gomme la place de l’enfant, elle lui donne sa guêpière noire très sexy devenue trop petite pour elle lui dit-elle. Par ailleurs et dans le même temps, elle lui reproche de se maquiller pour aller au collège. Cette très jeune fille vierge, qui ressemble déjà à une femme mais se sent encore une petite fille, s’étonne à juste titre de ce cadeau de la part de sa mère. Quand lors d’un entretien, Fleur signifie son étonnement et sa gêne à sa mère, celle-ci lui répond que le maquillage ça se voit alors que la guêpière non ! J’ai fait remarquer à la mère que la différence c’est que sa fille saurait qu’elle portait la guêpière de sa mère qui plus est. Contrairement à la mère, Fleur a bien perçu l’inconséquence de son discours et sa dimension sexuelle qui vient faire effraction de façon déplacée dans leur relation. Cette mère a sans doute voulu coller à un discours éducatif convenu sur la question du maquillage alors que dans le même temps elle ne rend plus lisible sa place de maman en se voulant la copine de sa fille et en lui offrant une guêpière. Ce qui fait flamber le symptôme hystérique chez cette jeune fille qui à 5 ans avait été hospitalisée quelques temps pour hypersomnie et anorexie et à qui on avait parlé d’un « syndrome de la belle au bois dormant » alors que, dit-elle, elle suçait à son insu les anxiolytiques que sa mère prenait à l’époque, là encore comme si ce qui est à la mère est à la fille aussi ce qui n’est pas sans conséquence !

Nous venons de voir en quoi la logique paritaire reprise par les parents vient laisser à la charge des enfants de symboliser la disparité structurelle des places sexuées. Pour finir, voici un cas qui semble en contradiction avec cela alors qu’il ne l’est pas. Les éducateurs connaissent bien ce genre de famille. Il s’agit d’une famille très matriarcale dite « monoparentale » par le social dont la configuration et le fonctionnement mettent pourtant en scène une disparité radicale puisque la place du père y est très détériorée et que la mère y occupe la place de l’autorité. C’est donc une configuration familiale très moderne qui met aussi à mal l’accès à la féminité et à l’altérité et donc à la disparité en la laissant à la charge des enfants. Remarquons qu’en désignant cette famille comme « monoparentale », le social vient renforcer les résistances à l’œuvre pour accéder à la sexuation. N. Hamad fait souvent remarquer, à juste titre, que la famille monoparentale n’existe pas sur un plan psychique sauf comme mythe originel où elle occulte d’ailleurs la différence des sexes. Elle n’existe qu’en tant qu’entité sociologique2. Il se trouve que j’ai eu l’opportunité d’écouter une famille où ce type de dispositif règne depuis 3 générations.

1ère génération : Mme N 53 ans

1er mari 2ème mari

 2ème génération : Fille 1 : Mme C 35 ans Fille 2 : Mariam 16ans

+ mari

3ème génération Fille 2 Fille 1 Nadia 13 ans

Cet ensemble de femmes fonctionne comme une seule famille. Les positions d’autorité sont clairement occupées par Mme N et Mme C. Elles sont toutes les 2 dans le désir légitime que leurs filles connaissent un meilleur sort qu’elles et cela se traduit par un vœu de réussite sociale pour elles qui s’inscrit tout à fait dans la modernité.

 Mme N, est une vraie mère courage qui a élevé seule ses 2 filles issues de 2 mariages différents. Ses 2 maris l’ont quittée la laissant sans ressources. Pour elle un homme n’est qu’un géniteur au point de dire qu’elle ne se remariera jamais car elle ne peut plus avoir d’enfants. Pour elle, il est clair que la féminité se réduit à la maternité et que le phallus (instance symbolique de la castration) n’est pas du côté des hommes, où il est réduit au pénis reproducteur, tant elle a une image dégradée des hommes, non sans raisons.

A la 2ème génération, avec Mme C, la féminité en tant que maternité s’est bien transmise, mais il existe un certain mépris des hommes qui entrave à sa féminité. Elle a bien eu 3 filles avec un homme mais qui est lui même orphelin et qui n’est plus à la maison par décision de justice car il buvait et était violent avec sa femme et ses filles. Là non plus il n’est pas porteur du phallus, tout au plus est-il un géniteur. Mme C fait un travail très dur et peu rémunéré, elle élève ses 3 filles de façon très autoritaire tout en déléguant beaucoup de responsabilités à l’aînée. Mme C, comme sa mère, attend du droit de lui rendre justice. Leur revendication sonne bien sûr comme celle d’une plus grande égalité homme/femme.

La petite sœur de Mme C, Mariam, a 16ans. Elle a longtemps récusé son père qu’elle a très peu connu. A ce jour, elle refuse toujours de parler de lui. Elle est devenue une très jolie jeune fille toutefois capable de devenir très agressive quand il s’agit de se défendre ou de défendre ses nièces. Elle est farouchement dédiée à ses études puisqu’elle souhaite plus tard faire un métier reconnu socialement. De façon très moderne, sa position de jeune femme, elle l’envisage à travers la réussite sociale par le travail et l’autonomie financière, ce qui est bien légitime, mais la sexualité est tenue très à l’écart ainsi que la nécessité d’un homme dans sa vie sauf peut-être comme géniteur mais pas sûr car avec la science…. La place qu’elle brigue dans l’espace public n’est pas éloignée de celle que brigue un homme et il est clair que pour elle un homme est avant tout un étranger dont elle n’a pas à provoquer ou à entretenir le désir car elle n’a pas à se tenir en position d’altérité vis-à-vis de lui. La question reste ouverte du type de relation qu’elle pourra établir ou pas avec un homme.

Enfin, au niveau de la 3ème génération, il y a Nadia 13 ans. Sa mère lui interdit toute fréquentation notamment de filles qui pourraient l’inciter à se maquiller, s’habiller de façon trop délurée ou à fumer ; ce faisant, elle lui désigne tout de même ce qu’elle doit désirer comme insignes de féminité. Elle a été une enfant très inhibée et mutique mais aujourd’hui, elle s’ouvre à l’autre et réussit à établir des amitiés avec des petites camarades « sérieuses » selon les critères de sa maman. Le travail sur sa féminité n’est pas simple pour elle et j’ai parfois pensé que la question était forclose mais des événements récents me font penser qu’elle s’y essaye enfin. Sans doute que l’adresse à un tiers qui vient par sa parole soutenir l’ouverture de ce questionnement n’y est pas pour rien. Mais c’est sous une forme qui n’est pas sans faire problème puisque par exemple, elle considère comme son petit copain celui qui lui offre des objets très onéreux alors qu’elle ne le connaît pas. Son discours à ce sujet n’est pas sans faire penser à une modalité de relation homme/femme en pleine expansion et qui est régie par les lois du marché. C’est au plus offrant !

 On entend dans la clinique avec les enfants à quel point la mise en place de l’altérité est devenue compliquée dans notre société régie par les discours capitaliste technoscientifique et paritaire. La symbolisation de la disparité des places inhérente à la différence des sexes reste de plus en plus à leur charge. Quelle place cela ménage pour les futurs hommes et femmes de notre société ? Car si ce qui permet à l’enfant de se construire comme sujet désirant c’est le repérage de l’inscription phallique de ses parents quelque soit la configuration familiale – par exemple dans des familles ordinaires, la mise à l’épreuve des difficultés d’entente entre son père et sa mère en tant qu’homme et femme – en ce que l’objet de leur désir est différent, qu’est ce qu’il en est lorsque l’enfant ne peut plus en faire l’expérience? Nous ne pouvons que nous joindre à Ch. Melman quand il dit que beaucoup de jeunes femmes font passer leur accomplissement social et professionnel avant le destin singulier et conjugal et qu’elles ont beaucoup de mal à s’engager dans une vie privée qui serait infériorisante par rapport à leur réussite. Par ailleurs, il note que beaucoup de jeunes hommes mercantilisent leurs relations sexuelles pour ne pas subir le coût psychologique, matériel, d’entretenir un ménage. Avec la guerre des sexes qui flambe à travers l’exigence d’égalité homme/femme, Ch. Melman pose la question dérangeante mais qui est la question de nombreuses femmes en analyse: les femmes se retrouvent dans l’espace public mais est-ce au titre de femmes ? Car peuvent -elles y figurer autrement qu’en tant que mères ou en tant qu’hommes ? Et n’est-ce pas au prix d’une désexualisation ? Il remarque aussi cette difficulté pour les jeunes filles << à faire que la légitimité de leur présence dans l’espace public ne soit pas confondue avec ce que serait une attitude provocatrice et une invitation >>3. Il note que les conjugos en arrivent à relever <<d’association, de copinage associé : on partage les frais, les charges, les tâches….. >>4 avec comme effet une désacralisation de la relation sexuelle et bascule dans le registre de l’échange de façon pragmatique et positivée.

1 Ch. Melman, Entre parité et différence dans la relation homme-femme, conférence du 06/04/2013 à Sainte Tulle, Site ALI

2 Nazir Hamad, Adoption de parenté : questions actuelles – Erès 2007

3 Ch. Melman, Entre parité et différence dans la relation homme-femme, conférence prononcée à Sainte Tulle le 6 avril 2013, site de l’ALI

4 Ch. Melman, Une culotte pour deux. L’idéal de la parité dans le monde industriel, conférence prononcée le 14 mai 2008 à la Maison de l’Amérique Latine, site ALI

Mme Nathalie Rizzo: « La disparité à la charge de l’enfant »

Nous voudrions mes collegues et moi meme remercier Elisabeth La Selve d’avoir sollicité le département de psychanalyse de l’enfant et de l’adolescent pour participer à ces journées parce que sa proposition nous a invité à nous mettre au travail et à nous essayer à une lecture de la clinique articulée à cette question.

Nous avons pris le parti de venir témoigner de ce que nous nous pouvions repérer des effets et des conséquences structurelles que peut avoir le discours actuel paritaire au niveau de la famille qui y adhère, au niveau de son organisation intime, de la place de chacun en son sein et des enfants que nous recevons.

Notre question a été celle-ci : comment s’organise ce que nous avons appelé une disparité qui nous semble structurelle du fait d’être des sujets parlants, dans les situations ou le discours paritaire n’est pas sans effet ?

Que les parents se positionnent ou pas dans une parité, l’enfant en tant que petit parletre n’aura de cessede venir questionner sa place, celle de ses parents et la question de la différence des sexes. Nous en avons un témoignage dans la clinique et notamment avec les enfants qui présentent des troubles du comportement, hyperactivité..

Jm Forget nous rappelle dans un texte « un pour tous, tous pour un sans exception.. » que « la rigueur du langage peut nous permettre de tenir compte de la perte inhérente à notre statut de sujets parlants et peut nous rappeler que le lien sexuel est l’instrument qui permet au sein de la famille, de transmettre entre générations ce qui est le propre de notre humanité. »

Dans les situations d’une adhésion au discours paritaire, le sexuel organise t’il tj les lois du langage ? et alors qu’en est il pour l’enfant ?

Pour cheminer sur cette question, nous allons parler de familles plutôt « classiques » et pour ma part, composées d’un père et d’une mère qui vivent ensemble et on verra que ce « vivre ensemble » peut se révéler sous des formes quelque fois paradoxales, et de leur enfant pour qui ou « à cause de qui » la consultation est demandée et je m’appuierai aussi sur quelques remarques très banales concernant le milieu de la toute petite enfance.

Il nous a semblé possible de poser que les effets et conséquences structurelles du discours paritaire que peuvent tenir les parents sont de venir révéler, accentuer voire justifier ce qui est à l’oeuvre au niveau du lien dans la famille et qui concerne l’économie du désir et la fragilité de la référence à la fonction paternelle.

Bien sûr, pas question d’être nostalgique d’un temps d’avant ou la famille était organisée sous l’ autorité du père, avec une répartition inégale des charges et des devoirs, les mères s’occupant des enfants puis de leur travail et les pères de leur travail… c’est ainsi que se présentaient les familles dans le milieu de la petite enfance, je parle des crèches, qui étaient un milieu essentiellement féminin, on y croisait il y a encore quelques années essentiellement des professionnelles (et c’est encore le cas) et des femmes devenues mères, des hommes devenus pères nous en croisions très très peu.

Aujourd’hui et c’est sans conteste un progrès, les pères sont beaucoup plus présents dans le vécu et la prise en charge de leur bébé et nourrisson à la crèche et concernés, et ils se chargent au coté de la mère ou « comme » la mère, et c’est peut être cela qui différencie un positionnement égalitaire dans un cas et paritaire dans l’autre, des soins, des accompagnements, des traitements…qui sont le quotidien de la vie de bébé à la crèche.

Quand il s’agit d’un positionnement égalitaire, le père et la mère sont engagés en tant que homme et femme dans un pacte symbolique, c’est-à-dire dans des relations ou il y aurait une place pour la question du désir dont chacun peut être animé. Rappelons que c’est lorsque ce désir est articulé au sexuel que dans des situations ordinaires, un homme et une femme deviendront un père et une mère avec un enfant. A partir de cette référence au sexuel, l’enfant viendra interroger ce qu’il en est de la question du manque du fait d’être un être parlant ; s’il peut repérer la nature sexuelle de ce manque il pourra se constituer pour lui-même son fantasme qui va en retour lui désigner une place sexuée.

Mais qu’en est il lorsque le discours est ramené du coté non plus de l’égalité mais de la parité ? Qu’en est il lorsque la question du sexuel est élidée au profit d’un positionnement imaginaire du coté du « même » ? l’enfant est alors est confronté à un manque hors sexualité.

On a affaire à des relations de type « co », « copinage » ou «  coparentalité ».

Par exemple, en crèche les professionnels sont de plus en plus embarrassés pour designer l’autre parent au parent présent quand ils doivent le faire. Et s’ils se risquent à un « votre femme, votre mari a dit que.. etc » qui était tt à fait accepté il y a encore quelques temps voire bienvenu, aujourd’hui il est très fréquent que le parent rectifie, avec plus ou moins d’agressivité, « c’est mon copain, c’est pas mon mari.. » et inversement..

Nous en arrivons à ne plus parler que de « parent », « le père de votre enfant, la mère de votre enfant »..ce qui élude, il me semble, la dimension du couple que forment les parents et de la sexualité, pour en rester prudemment à une dimension de parentalité.

A la crèche nous recevons donc des « parents » engagés dans leur « parentalité » et quand ils sont séparés dans leur « coparentalité » ; distribution paritaire des charges, des soins, des contraintes, tout cela est géré dans un gommage de la position sexuée de chacun.

La parentalité à quelques lettres de moins pres donne «  parité ». c’est à la mode et même source de subvention pour les crèches qui proposent des projets d’accompagnement à la parentalité. Elle renvoie à un engagement de type contractuel des parents. L’autorité parentale est conjointement exercée même en cas de séparation des parents qui se retrouvent engagés dans une coparentalité ou il ne devrait pas y avoir de heurt…

C’est sans doute ce qui se passe pour Mateo, un petit garçon de moins de 6 ans qui a amené ses parents en consultation puisque à notre deuxième rencontre alors que je le reçois seul il me dira « tu as compris, moi je vais très bien. Mais alors « papamaman » ne va pas bien ! » je relèverai d’emblée ce « papamaman » qui se présente en un seul bloc comme un tout indifférencié et d’ailleurs Mateo le conjugue au singulier alors qu’il sait très bien accorder les verbes puisqu’il parle comme un adulte. Devant mon étonnement il dira « je dis exprès comme ça « papamaman » parce que papa et maman, ils font «  tout ensemble ». c’est « ce tout ensemble » que Mateo essayera de débrouiller, question d’autant plus compliquée car ses parents se présentent comme séparés. Ils le précisent d’emblée, avant même d’en venir à ce qui a motivé leur démarche. Ce « on est séparé » sera dit par la mère puis le père qui répète en écholalie pourrait on dire ce qu’elle dit. Ce « on » est d’ailleurs permanent dans leur discours, et il faudra un grand moment avant que chacun puissent y mettre un peu de « je ».

Si les parents ont fait cette demande de consultation pour Mateo c’est parce qu’ils n’arrivent plus à gérer leur fils, celui-ci s’oppose à tout, et au besoin hurle, casse tout dans sa chambre quand ils l’y punissent, « on ne le maitrise plus » diront la mère puis le père. Il dort toutes les nuits avec ses parents, il a encore la couche la nuit, mange que ce qu’il veut, refuse d’aller à l’école certain matin, refuse de s’habiller….enfin la liste est infinie.

Alors que je m’étonne que Mateo puisse dormir dans le lit de ses parents puisqu’ils sont séparés, ceux ci expliquent qu’ils sont séparés  mais cependant vivent pour le moment encore « ensemble » sous le même toit pour des questions « d’organisation » qui se révéleront être une impossibilité pour chacun des parents de ne pas être avec Mateo.

C’est à ce moment là que je vais entendre pour la première fois Mateo, qui s’arrêtant de jouer, se campera devant moi, me regardant fixement et dira « c’est nul hein ? » sans pouvoir ensuite préciser ce qui est nul. Est-ce donc que ça s’annule le « séparer » et le « ensemble » faisant au final du rien, ni séparé ni ensemble…les parents dorment dans le même lit mais insistent sur le fait qu’il y a séparation…il y a de quoi peut être perdre le fil ou le compte…c’est d’ailleurs en mathématiques à l’école que ça ne se passe pas bien du tout, et les parents s’en inquiètent alors que Mateo est d’une vivacité et intelligence manifeste. Mais comment compter quand tout et son contraire est possible ? comment ordonner les choses faire du plus et du moins ? ainsi échoue t’il alors qu’il sait très bien compter par ailleurs. « jusqu’à 100 ! » qui est peut être à entendre « sans » me confiera t’il lors d’une séance alors que les parents catastrophés ont amené ses « résultats » scolaires et s’inquiètent des échecs en math, c’est-à-dire des exercices de logique ou il s’agit d’ajouter et enlever. Mais peut être que de la perte il ne peut pas y en avoir.

Jm Forget écrit dans son texte « un pour tous… » que quand « un homme et une femme sont solidaires dans la recherche commune de satisfaction d’un objet positivé dont la consistance serait accessible par une appropriation, l’objet du désir perd sa particularité d’être insaisissable ».

Ils ont alors un fonctionnement de groupe ou les membres sont identiques, sans différence. A ce moment là, c’est la référence de chaque membre à la castration symbolique ou à l’assise qui assure son identité qui est abandonnée et exclue.

Jm Forget parle alors de discours sans contradiction ou tout et son contraire peut se dire. Ce discours est organisé autour d’un objet positivé qui perd donc son caractère d’etre insaisissable, il n’est plus organisé par la perte que les marques symboliques viendraient borner.

N’est ce pas ce qui se présente pour Mateo avec ce « papamaman » ?

Le discours des parents est une suite de propos sans restriction de jouissance. Chacun entend profiter de Mateo à part égale.. « en s’organisant comme ça, on profite de lui » me diront ils l’un et l’autre, ce « profite » étant sans doute à entendre du coté du profit qu’ils peuvent en tirer.

S’ils jouissent de leur enfant, pour Mateo il ne peut y avoir de restriction de jouissance non plus. Ainsi expliquent ils un jour les difficultés qu’ils ont avec Mateo lorsque celui-ci va le weekend chez un petit camarade.tout est autorisé chez cet enfant, ils font ce ils veulent, il n’y a pas d’interdits, et quand il revient à la maison il est dans une excitation qu’ils ne peuvent pas gérer. Cependant Mateo y va chaque weekend. Lorsque je leur demande  pourquoi ils acceptent qu’il y aille puisque manifestement ce n’est pas intéressant pour leur fils, « c’est parce que ça lui fait plaisir ».

Ce « parce que ça lui fait plaisir », justifie tout. Cet impératif de jouissance est tel que aucun des deux parents n’avaient pensé qu’ils pouvaient décider que Mateo n’irait plus chez ce camarade et ce d’autant plus que Mateo n’est pas demandeur d’ y aller.

Pour ces parents pas de conflit entre eux mais du coup peut être sont ils dans l’impossibilité du fait de cet abandon de la référence à la castration symbolique d’exercer une position d’autorité à l’égard de leur fils.

Ils ne savent pas comment intervenir quand Mateo refuse de faire quelque chose ou quand il fait une crise mais ne sont jamais en désaccord. Ils sont impuissants l’un comme l’autre.

Au cours du travail, ils passeront d’un « on ne peut rien faire » à se questionner sur ce que chacun pourrait faire introduisant un peu de différenciation. Mais alors le père est rattrapé par cette question qui est d’où peut il s’autoriser pour poser une limite et occuper une position d’autorité et quand il se l’autorise c’est dans le registre imaginaire que cela se déploie, du coté d’un autoritarisme très exagéré ou il traque Mateo dans les moindres détails.

La mère elle continuera à déplier les choses du coté du « faire plaisir ».

Si Mateo est au centre de la préoccupation de ses parents, il n’est pas sûr pour autant que leur discours lui ménage une place de sujet. Car les parents se présentent chacun du coté d’un « tout » tel un Autre complet qui ne lui ménage pas de lieu.

Reste à Mateo en l’absence d’un lieu d’où il peut se faire entendre, l’agitation et les crises . Depuis que je le reçois et que je reçois ses parents, il y tient beaucoup, Mateo s’est beaucoup calmé et accepte d’écouter son père et sa mère. Il sait qu’il ne commande pas, qu’il n’a pas à assurer cette charge. Il fatigue beaucoup ses parents car il s’est mis à poser des « tonnes de question ».

Du coté de Mr et MMe, ils envisagent depuis peu de prendre chacun un appartement mais reste dans le calcul de comment ils vont se « partager Mateo » je les cite. Ce « partage » reste leur question et donne à entendre ce fonctionnement sans perte possible, autour d’un objet partageable qui s’articule avec ce que le discours paritaire véhicule. Ils sont très au fait de la loi sur l’autorité parentale, la question de la garde alternée, et ils justifient leur décision en y faisant référence et en s’autorisant de ce que la loi prescrit dans l’intêret de l’enfant.

Le discours paritaire ne vient il pas pour cette famille légitimer leur recherche commune de satisfaction autour de cet objet que Mateo incarne ?

Voici une autre vignette clinique :J’ai reçu Pauline il y a 3 ans. la mère m’a appelé il y a peu, car elle souhaite venir parler « en tant que parent » précise et insiste t’elle. C’est aussi en tant que parents mais au pluriel cette fois que cette femme et son compagnon s’étaient présentés lorsque j’avais reçu leur fille pour des problèmes d’agressivité à leur endroit, « alors que tout allait si bien entre eux » c’est-à-dire entre eux 3.. La naissance de Pauline était l’aboutissement d’un projet commun qui les avait réunis « celui de devenir  parents ». ils avaient réalisé leur projet qui se passait si bien, c’est-à-dire qu’ils s’occupaient de Pauline « ensemble » ou « pareil », quand l’un des deux était absent l’autre était là.. on pourrait dire que c’était l’un et l’autre pareil ou bien, l’un ou l’autre puisque c’est pareil, comme s’ils étaient interchangeables, peut être dans un abandon de leur subjectivité au profit d’une position paritaire.

L’exercice de l’autorité se dépliait sur le même mode. Ils s’essayaient à l’exercer de façon « équivalente », prenaient les décisions en « concertation et en bonne intelligence  et en commun » je les cite, incluant Pauline dans cette communauté. Mais depuis peu ils se disputaient beaucoup avec Pauline qui ne coopérait plus et les parents s’étaient trouvés tout à fait démunis.

Pauline du haut de ces 4 ans semblait occuper une place de partenaire de ses de ses parents, sans distinction ne serait ce que de génération ; elle parlait d’ailleurs comme une adulte et les parents acceptaient dans le cadre de ce « tout va si bien » de répondre de leur décisions devant leur fille.

Au cours du travail qui a pu se faire pour cette famille, il s’est agit pour le père et la mère de lâcher ce « c est pareil » pour se repositionner en tant que sujet pris dans le langage et la parole et en tant que sujet occupant des positions sexuées distinctes.

Peut-on penser que c’est Pauline qui est venue le leur rappeler en s’opposant et en venant mettre du ratage dans leur idylle à 3?

Quoi qu’il en soit, c’est la mise en route d’un second bébé, qui est venue réintroduire du sexuel et du désir, puisque ce bébé a été conçu en dehors de tout projet parental. Cet évènement avait permis aussi que Pauline trouve une place de fille ainée de la famille, de future grande sœur du bébé à venir. Les choses s’étaient donc organisées, ordonnées mais sans doute pas sans difficulté puisque lorsque cette femme est venue parler d’elle « en tant que parent », c’est surtout d’un lien « ravageant » avec sa fille dont il a été question.

Pour conclure cette première partie, jp Lebrun (dans les paradoxes de la parentalité), rappelle que ce que fait disparaître la parentalité c’est la dissymétrie qu’implique notre dette au langage. Elle propose la possibilité d’une entente parfaite entre « des parents ». elle permet d’éviter la rencontre avec le réel c’est-à-dire une part irréductible, un manque, qui ne peut se régler par quelque contrat que ce soit.. est ce cette tentative là qui était à l’œuvre pour ces deux familles ? pour Pauline, du sexuel est venu réordonner le manque, en ce qui concerne Mateo et ses parents il semblerait que ce ne soit pas « si simple ».

Reste au clinicien la rigueur de son engagement dans la parole, sa prise en compte de la perte inhérente du fait de parler ; c’est sans doute de cette position là que quelque chose peut se mettre au travail pour ces familles si modernes.

MALAISE DANS LE TRAVAIL Ou d’une maltraitance ordinaire généralisée par Ghislaine Chagourin

Que nous vaut le développement récent de notions telles que le « burn out » (épuisement professionnel) ou le « harcèlement moral » ? Elles semblent en tout cas faire signe d’une évolution de la souffrance au travail.  Mais quelles sont les coordonnées structurales de cette souffrance et ces notions suffisent-elles à en rendre compte ? C’est ce que je vous propose de mettre ensemble au travail cette année.

 

Si on s’en tient à ce qui s’entend sur le divan à propos du monde du travail ou à ce qui se dit dans le cadre de la formation continue de divers personnels des secteurs privé ou public et notamment des soignants, on retiendra que depuis quelques années déjà, semble croître un sentiment de maltraitance et une grande souffrance sur les lieux de travail qu’il s’agisse d’institutions publiques ou d’entreprises privées. Sans parler des vagues de suicides à France Télécom  – ou ailleurs – qui sont médiatisés et récupérées à outrance – mais qui font toutefois question – partons de ces propos entendus à l’hôpital: « je ne sais pas comment je fais pour tenir, je n’en peux plus, ce n’est pas le travail qui est pénible, c’est la façon dont on nous demande de le faire et la façon dont on nous traite : on nous traite comme de la merde ! » ou encore « quand je suis entré à l’hôpital, j’étais fier de mon travail et de dire où je travaillais, à présent, je n’ai plus l’impression d’exercer mon métier, on est plus dans l’humain mais dans l’efficacité, je reste parce que je ne peux pas faire autrement mais j’ai du mal à me lever le matin et ce que je redoute le plus c’est d’avoir à être hospitalisé ou à faire hospitaliser quelqu’un de ma famille ». Plaintes qui mettent en avant un sentiment d’épuisement et de grande démotivation. Ces plaintes-essoufflement ne sont pas à entendre comme des revendications hystériques, on y entend l’éminence d’un écroulement subjectif, l’identification mortifère à un déchet et la panne du désir. En tout cas, elles indiquent sans doute que la souffrance endurée au travail a changé de nature et n’est plus d’ordre majoritairement physique comme dans les siècles passés mais plus d’ordre psychique et touchant à  la subjectivité.

 

Comment faire la part des choses ? Car il s’agit de ne pas confondre la dimension de souffrance inhérente au travail et une dimension de souffrance en excès due par exemple à des conditions de travail ou à des modalités de management abusives, mais de quelle nature sont ces abus ? Dans La perversion ordinaire, J.P. Lebrun rappelle que le travail est un des destins les plus sociaux de la pulsion et qu’il existe une dimension de « torture » inhérente au travail puisque le travail est un mode habituel de sublimation et que comme toute sublimation, il exige obligatoirement un renoncement pulsionnel. Mais s’agit-il encore de ce type de souffrance ? Depuis 2002, dans l’Homme sans gravité, Ch. Melman parle de l’émergence d’une Nouvelle Economie Psychique qu’il définit ainsi : « La NEP , c’est l’idéologie de l’économie de marché », il précise que dans cette économie psychique, le sujet n’est plus divisé car le lieu de l’instance phallique a été vidé, il y a en quelque sorte « forclusion du grand Autre ». En 2009 dans La Nouvelle Economie Psychique il parle du développement d’une certaine misère psychique en ces termes : « lorsque le progrès ne vient s’inscrire que dans le chiffre de la production des biens, nous pouvons apprécier que la misère sociale diminue, mais nous pouvons craindre que la misère psychique ne fasse que s’aggraver ». Il rappelle que Lacan disait que ceux que le travail rend serfs, ne sont pas serfs du maître, mais de la jouissance. Ces abus concerneraient-ils la jouissance ? Mais alors il y aurait un lien avec la perversion? En 2007, JP. Lebrun avançait que nous allons vers la généralisation d’une perversion ordinaire – d’où ma référence à une maltraitance généralisée. Je le cite «tout se passe comme si le double discours actuel du social, proposant de jouir sans entrave de la société de consommation tout en sachant en même temps très bien que la limite de la jouissance est toujours nécessaire, invitait d’emblée le sujet à la loucherie » càd au déni ou au démenti qui est aussi le mécanisme à l’œuvre dans la perversion. D’où d’ailleurs une difficulté à subjectiver car la subjectivation nécessite une perte de jouissance. Sur la question de la perversion, J.P. Lebrun rejoint Ch. Melman quand il dit que « notre culture promeut plutôt la perversion » et que celle ci devient une norme sociale. Je cite Ch. Melman dans L’Homme sans gravité : « elle (la perversion) est aujourd’hui au principe des relations sociales, à travers la façon de se servir du partenaire comme d’un objet que l’on jette dès qu’on l’estime insuffisant. La société va inévitablement être amenée à traiter ses membres de la sorte, non seulement dans le cadre des relations de travail, mais en toutes circonstances ». Si cela a évolué dans ce sens c’est qu’avec l’économie libérale, nous sommes tous devenus dépendants d’objets réels comme le pervers organise sa jouissance autour de la saisie de l’objet et de sa présence-absence. Du coup l’objet est aujourd’hui dans le champ de la réalité et nous entretenons une nouvelle relation à l’objet  qui ne vaut que tant que son être est source de bénéfices. Il semblerait donc que la souffrance au travail ne soit plus liée à la perte de jouissance inhérente au renoncement pulsionnel qu’il induisait jadis mais bien plutôt à notre rapport vicié à la jouissance et à ce qu’il détermine dans nos relations aux autres.

 

Avant d’aller plus loin, une remarque. Je sais que ce thème de réflexion n’est pas ordinaire pour la psychanalyse et qu’il n’est pas courant qu’elle se saisisse des problèmes de la Cité ou plus exactement ici, d’un problème ayant trait à la vie collective, à la vie professionnelle. Tant il est vrai qu’il est ordinaire de penser que la psychanalyse doit se cantonner à la sphère individuelle et thérapeutique et s’exclure du champ social et collectif. C’est oublier que Freud s’est intéressé à la vie collective, dès son ouvrage, écrit en 1921 : « Psychologie collective et analyse du moi » dans lequel il analyse, entre autres, les processus d’identification à l’idéal du moi qui rendent compte de la façon dont Hitler a pu regrouper les foules autour de lui et qui lui a permis de mener à bout un action dont le moins qu’on puisse dire c’est qu’elle s’est révélée une forme aboutie de ce que je qualifierai « d’acharcèlement » à l’égard de diverses populations – dont les juifs plus particulièrement – visant à la destruction scientifique de petits autres par d’autres petits autres dans un élan massif de désubjectivation collective. Donc danger de l’identification communautariste à un chef ou à une figure paternelle, à  partir d’un trait. Qu’en est-il aujourd’hui de cette modalité communautariste de rassemblement ?  C. Melman semble dire qu’elle se développe avec la NEP mais sous une autre forme, celle qui consiste à faire des groupes de semblables qui rejettent le dissemblable, où la dimension de l’étranger remplace celle d’altérité, débouchant sur une société de « frères » avec une identification purement imaginaire des membres entre eux, dont la violence et les actions ne connaissent pas de limites (groupes de supporters par exemple). Ce vœu d’égalité cela revient à nous débarrasser du désir car celui ci ne peut advenir que de ce que l’autre semble posséder l’objet qui a l’air de le satisfaire et que je ne possède pas. Donc un passage du chef-père au frère qui dénature le lien social car il bannit l’altérité et la question du désir. Avec l’idéologie de l’économie libérale nous ne sommes plus dépendants d’un chef mais d’objets, car il s’agit d’avoir tous accès à l’objet de jouissance de manière égalitaire et ce sans entrave et sans limites. Dans La Nouvelle Economie Psychique, Ch. Melman dit « le nouveau chef qui nous commande, c’est l’objet, c’est la satisfaction, c’est la jouissance ». Avec pour conséquence que de nos jours, l’intervention d’un chef est vécue de façon paranoïaque – ce que nous aurons à interroger dans ses conséquences – et que nous assistons à une promotion sociale de l’objet a.  Cet objet est de plus en plus présent dans le monde des représentations.  Ce qui, nous dit Ch. Melman, change notre rapport à la question de la vie : celle ci devient une valeur marchande aussi (càd que  ma valeur est liée à celle que les autres m’accordent). Ce qui, on s’en doute, risque de ne pas être sans effet sur la façon dont nous serons soignés. Cela s’entend à travers l’incompréhension croissante des personnels face à ce qui est qualifié d’acharnement thérapeutique vis à vis des personnes âgées sans qu’il y ait toujours discernement entre ce qui relève d’un soin palliatif ou d’un acharnement (qui existe aussi). Il faut dire que nous manquons de repérage structural. L’idée d’un coût trop élevé payé par la société est souvent avancée concernant ces prises en charge. A côté de cela, dans notre social, la préservation de la vie ne fait plus limite à toute une série de jouissances (cigarettes et autres addictions, obésité, anorexie, conduites à risque etc…). Ch. Melman souligne que nous sommes dans un monde où « le respect de la vie, que ce soit la sienne ou celle du prochain, ne constitue plus une valeur ».

 

En 1929, dans « malaise dans la civilisation », Freud avait décrit le travail (intellectuel ou ordinaire) comme l’une des voies possibles de la pulsion, comme une sublimation, càd comme ce qu’il y a de plus socialisant, car il déplace les buts pulsionnels mais il dit aussi que l’intérêt de la communauté de travail n’assure pas à lui seul la cohésion de la société car les passions pulsionnelles sont plus fortes que les intérêts rationnels. Il précise aussi que la civilisation est édifiée sur du renoncement pulsionnel car la vie en commun suppose une restriction de la liberté individuelle, il dit aussi que la conscience morale est la conséquence du renoncement pulsionnel. Comme on l’a dit, aujourd’hui, plus de renoncement pulsionnel et la perversion ordinaire en guise de conscience morale.

 

A la suite de Freud, J. Lacan aussi s’est intéressé au collectif au point de dire que « l’inconscient c’est le social ». Il a aussi formalisé les 5 discours qui sous tendaient le lien social : le discours du maître, de l’universitaire, de l’hystérique, du psychanalyste et pour finir, du capitaliste. Lacan écrivait le discours du capitaliste ainsi :

 

$ S2

S1        a

 

C’était un discours du maître perverti. On y repère que c’est un discours qui produit de l’objet.  Il se référait me semble t-il à un capitalisme industriel lié à la production de biens où le travail était une valeur. En est-on encore là aujourd’hui ? Du fait du développement planétaire de l’économie libérale, semble primer un discours du capitaliste qui comme le dit Dany-Robert Dufour, n’est plus référé à l’industriel mais à la finance, càd quelque chose de purement virtuel, acéphale et automatique qui pousse à jouir sans limites pour s’autoentretenir.

 

A la lumière de ce qu’ont avancé CH. Melman et J.P. Lebrun et en m’appuyant aussi sur ce que Dany-Robert Dufour a pu écrire sur ce qu’il a appelé le Divin Marché, je me suis demandée si aujourd’hui on ne pourrait pas écrire ce discours du capitaliste de la façon suivante :

 

a S2

S1      S

 

C’est à dire comme un discours universitaire perverti (relation au savoir pervertie par la science et l’argent et mise au premier plan de l’objet)

Discours dans lequel la vérité c’est l’argent qui est le signifiant  maître du marché où ce qui est produit, c’est un sujet qui n’est plus divisé, qui passe dans les dessous du savoir scientifique, où l’autre est chosifié, objectivé, par le savoir scientifique et où l’agent, c’est l’objet de jouissance. D.R. Dufour parle d’une religion du Marché, celui-ci est ce qui tient lieu de Dieu à l’économie libérale, un tenant lieu de grand Autre qui ne nous divise plus. Dans ce discours et le « lien » social qu’il instaure, le personnel est un « facteur de coût parmi d’autres » comme le dit D.R. Dufour, parce que tout se vend et s’achète. Du coup, comment faire institution aujourd’hui – notamment institution soignante ou d’accueil – qu’en est-il de la prise en compte de la subjectivité dans le lien social actuel et comment ne pas confondre ce qui est désigné comme « harcèlement » et relation perverse généralisée à l’autre ?

 

A l’hôpital, ce sentiment de maltraitance s’entend par les plaintes formulées que j’ai évoquées. Même si cela passe souvent par une plainte autour du salaire, on ne peut les réduire à une simple revendication hystérique. Les personnels se plaignent du manque de moyens et de temps, du poids d’impératifs purement gestionnaires et d’évaluation qui donnent le sentiment de ne plus pouvoir ou de mal faire son travail, de l’absence de dialogue avec la hiérarchie et de son manque de reconnaissance ou de considération et de la précarité de certains statuts. Il est aussi souvent dénoncé une déshumanisation de l’hôpital. Ainsi, comme je l’ai dit, de nombreux membres des personnels hospitaliers redoutent avoir un jour affaire à l’hôpital pour eux mêmes ou pour leur famille et de nombreux autres quittent la fonction publique hospitalière sans que la direction comprenne pourquoi au point d’avoir créé à la DRH une cellule d’écoute du personnel tenue par une cadre soignante !

 

Cette maltraitance a des retentissements sur les patients : plusieurs événements engageant des patients se sont produits dans le service d’urgences pédiatriques dans lequel j’interviens. L’un de ces événements a d’ailleurs justifié la rédaction d’un article intitulé « le sujet en désarroi » qui est paru sur le site de l’ALI en octobre dernier. Article co- écrit avec une pédiatre du service. Cet événement a mis en jeu une adolescente placée en foyer qui avait fait une TS et à qui des infirmières – se croyant autorisées – sans concerter  les médecins, avaient refusé l’accès aux urgences et aux soins en s’appuyant sur des antécédents qui avaient donné lieu à des directives administratives formulées,  relayées et interprétées au pied de la lettre. Une autre série d’événements a abouti à la mise en place d’un protocole « d’accueil » pour un jeune garçon de 9 ans consistant en de la contention physique et chimique quasi d’office suivie d’une orientation en psychiatrie adulte. A l’occasion de ces événement, nombreux ont été ceux et celles qui se sont retrouvés pris dans une logique infernale d’exclusion – du sujet, du transfert, du signifiant, du désir, du singulier et même de l’acte soignant –  à leur insu et sous forme de passages à l’acte et d’acting out en série aux divers échelons de la hiérarchie médicale et administrative et du personnel infirmier et de sécurité. Ces événements se sont avérés tout à fait révélateurs des impasses dans lesquelles sont pris actuellement les patients mais aussi tous les personnels hospitaliers – médical, chirurgical, soignant, paramédical, administratif, de la base à la direction –  qui soit provoquent aussi chez eux un grand désarroi, au sens d’un désordre de leur subjectivité qui va bien au-delà d’un effet de division subjective, soit un renoncement mortifère à toute subjectivité. Comment expliquer cela et s’y retrouver?

 

Tous les services hospitaliers ont récemment été absorbés par la logique de pôles hospitaliers qui regroupent diverses spécialisations médicales ou chirurgicales selon une organisation très scientifique qui respecte en cela le discours médical mais qui se veut une logique bureaucratique et gestionnaire. Comme on le sait, c’est une logique qui affiche un but légitime de meilleure prise en charge de la santé publique. Pour cela elle se veut gestionnaire c’est-à-dire qu’elle obéit à un souci d’efficacité des soins qui sur le plan médical pousse à aller à l’essentiel du « somatique » en visant une résolution rapide de la symptomatologie. Le but économique affiché est de limiter les dépenses publiques, avec un souci de rentabilité de l’acte de santé qui pour cela doit être « évalué »  en quantité. Ce qui pour le personnel a pour conséquences de devoir en faire toujours plus avec moins de temps et de moyens. Afin de mieux comprendre les effets que cela peut avoir dans la façon dont les décisions sont prises concernant les soins, l’accueil des patients et la prise en compte du personnel et de son travail, il convient de s’arrêter un moment sur le type de logique à laquelle nous avons à faire.

 

Lors de journées sur le cognitivo-comportementalisme[1], Charles Melman nous  a rappelé que « nous assistons à une résurgence du biologisme, idéologie qui occupa les esprits scientifiques et populaires de l’Occident durant la première moitié du XXe siècle. Pavlov, Jackson en font partie. Cette théorie avance que les pensées et les conduites sont déterminées chez l’homme comme chez l’animal par les réactions d’un organisme habité par la mémoire de ses expériences[2] », c’est-à-dire obéissant à un schéma stimulus-réponse bipolaire dans lequel le stimulus n’est pas forcément en rapport avec la fonction qu’il déclenche ce qui permet de le conditionner ou de le déconditionner. Le cognitivo-comportementalisme est un héritage du biologisme et se veut une approche pragmatique du monde qui ne relève pas d’un discours qui ferait lien social comme les discours du maître, de l’universitaire, de l’hystérique ou du psychanalyste tels que les a formulé J. Lacan. Ce qui m’a plus particulièrement intéressée lors de ces journées c’est que la dynamique gestionnaire a été rapprochée de la logique cognitivo-comportementale. Sans doute par leur commune affinité avec le discours du capitaliste (dont il nous a été montré comment il venait évacuer celui du  psychanalyste) parce qu’un « acte » (de quel acte s’agit-il ?) est mis en rapport avec sa rentabilité  comme si cela n’avait pas d’effet sur la subjectivité  des patients et du personnel qui s’en occupe…. Force est de constater que ce n’est pas sans effet sur eux car la subjectivité est malmenée, puisque  cette logique procède à un ravalement du signifiant au rang de signe par l’adoption d’une sorte de « novlangue » « langue du contrôle et de la bureaucratie[3] » : on ne parle plus de patients ou de malades ou de soignants mais de protocoles, de gestion des lits et du personnel, de gestion du temps de travail, de file active, ce qui vient renforcer la désubjectivation déjà à l’œuvre du fait du discours médical qui place, là de façon légitime, la pathologie comme signifiant maître. La dimension transférentielle est pareillement niée pour en faire une fonction de service technique. Du coup, tout comme les théories cognitivo-comportementales, la dynamique gestionnaire s’appuie sur les deux signifiants que sont la science (avec la complicité de la médecine et de la chirurgie qui se veulent de plus en plus scientifiques et s’en retrouvent  les dupes de l’affaire)  et l’évaluation. Evaluation des pratiques qui est  ravalée à  une procédure informatisée intitulée RMM pour Revue Morbidité Mortalité. Evaluation des symptômes mais qui sont rabattus sur des troubles notamment du comportement, à des dysfonctionnements  qu’il convient bien sûr de corriger ou de rééduquer et à des déficits auxquels il faudra pallier. Et enfin, évaluation du temps de travail et des résultats mais sur le plan quantitatif et financier bien sûr[4]. Dans notre article, nous avons pu montrer que les patients et le personnel sont de plus en plus pris dans  des enchaînements de schémas stimulus-réponse qui réduisent les sujets à leur comportement et les pousse aux acting out et passages à l’acte y compris suicidaires. : Rappelons avec Marcel Czermak que « l’acting out est une monstration phallique, équivalent psychotique, comme tel ininterprétable (…). Quant au passage à l’acte, il exclut la dimension phallique et réduit le sujet à l’objet a qu’il est devenu »[5].

 

Ces exemples illustrent bien à quel point il est facile dans notre social actuel, et encore plus à l’hôpital où nous avons affaire à des sujets dépendants, déjà désubjectivés par la logique médicale, ce qui est normal, de chosifier les patients, de les traiter comme des objets ou de les réduire à leurs comportements.

 


[1] Journées de l’Association lacanienne internationale, « études théoriques et cliniques du cognitivo-comportementalisme », 12 et 13 juin 2010, Paris

[2] Charles Melman, argument des journées de l’ Association lacanienne internationale, « études théoriques et cliniques du cognitivo-comportementalisme », 12 et 13 juin 2010, Paris

[3] Thierry Florentin, Le cognitivisme, ça sert à faire la guerre, conférence faite lors des journées de l’ Association lacanienne internationale, « études théoriques et cliniques du cognitivo-comportementalisme », 12 et 13 juin 2010, Paris

[4] Christine Gintz, TCC et Classifications internationales : Une convergence de structure ? conférence faite lors des journées de l’ Association lacanienne internationale, « études théoriques et cliniques du cognitivo-comportementalisme », 12 et 13 juin 2010, Paris

[5] Marcel Czermak, Patronymies,considérations cliniques sur les psychoses, Symptôme, acting-out et passage à l’acte, Masson, Paris, 1998, p. 41

 

le continent noir ? Espace du ravage? Le ravage entre mère et fille par Ghislaine Chagourin

 

Dans la suite de la dernière séance au cours de laquelle nous avons parlé de la féminité et de l’amour, je voudrais aujourd’hui revenir sur un point que je n’ai fait qu’aborder succinctement mais qui me paraît essentiel à propos de la féminité. Il s’agit en effet de ce qui se passe entre une mère et sa fille.

La dernière fois, j’avais juste rappelé que chez Freud, le devenir d’une femme passe pour la fillette par le rejet de l’amour pour la mère (et de la mère ?). J’avais rappelé qu’il disait que ce rejet doit s’accompagner d’un refoulement du désir sexuel phallique. Il dit aussi que c’est la haine de ne pas avoir été pourvue de pénis par la mère qui conduit principalement la fillette à rejeter l’amour pour la mère et à renoncer à la sexualité phallique, ce qui emporte la question du statut du corps dans ce rejet. Selon cette articulation, sa capacité à aimer et sa sexualité futures s’appuieront sur la haine d’avoir du renoncer à l’amour et au désir ce qui revient à dire qu’elle a été privée par la mère de la jouissance de celle-ci (ce qui n’est pas pareil qu’être castrée par le père). Freud insiste pour dire que les rapports amoureux et le développement de la sexualité féminine dépendent beaucoup de ce premier attachement à la mère.

Lacan a repris cette version freudienne du premier attachement à la mère et de la haine pour la mère à travers la logique du non rapport sexuel et des formules de la sexuation (pas tout phallique, jouissance phallique et Autre) mais aussi avec le NB. Pour avancer sur cette question, je me suis appuyée sur des citations de Lacan, puis sur 3 textes de femmes : un article de Jessica Choukroun Schenowitz : « Le ravage au féminin : une quasi-structure inscrite dans la logique de l’amour » 1le livre de Marie-Magdeleine Lessana (ex Chatel) : « entre mère et fille : un ravage »2 avec le magnifique exemple clinique que constitue le cas de la marquise de Sévigné et de sa fille la comtesse de Grignan et enfin, le livre de Caroline Eliacheff et Nathalie Heinich : « Mères-filles, une relation à trois »3Nous n’aurons sans doute pas le temps de tout traiter aujourd’hui et je vous propose de poursuivre sur la séance prochaine (Mme de Sévigné et d’autres situations cliniques de ravage mère fille).

 

 

Concernant Lacan, comme vous le savez, il s’est servi de la logique du non rapport sexuel et des formules de la sexuation pour avancer sur la question du féminin et la sortir de l’imaginaire freudien du pénis rabougri et du continent noir. En 1973, dans « l’Etourdit », il disait que « l’élucubration freudienne du complexe d’oedipe qui fait la femme poisson dans l’eau de ce que la castration soit chez elle de départ (Freud dixit) contraste douloureusement avec le fait du ravage qu’est chez la femme, pour la plupart, le rapport à sa mère d’où elle semble bien attendre comme femme plus de subsistance que de son père, ce qui ne va pas avec lui étant second dans ce ravage ». Ainsis’il n’y a pas de rapport sexuel inscriptible comme tel entre un homme et une femme, il y aurait un rapport entre une femme et sa mère ? Mais alors de quelle nature est-il, concernerait t-il la jouissance, laquelle ? Est-il inscriptible et sous quelle forme puisque les femmes se comptent une par une et ne sont pas toutes ? De quelle subsistance parle Lacan ? Comment s’articulent les questions du phallus de l’amour et de la haine dans ce dit rapport ?

Une façon d’appréhender ces questions c’est de considérer avec JCS que le ravage est une alternative au symptôme (à entendre comme ce qu’une femme peut représenter pour un homme sans doute) et une suppléance au non rapport sexuel au prix d’une désubjectivation, parce que dit-elle :« le ravage est une mise à l’épreuve de l’amour avec la volonté de faire exister l’Autre (un Autre consistant pour le coup) au lieu de s’éprouver soi-même comme Autre ». Le ravage est ainsi toujours affaire d’amour et de haine mais aussi de corps dans sa logique. Voyons comment : JCS à la suite de Lacan avance qu’une femme à travers le pas tout et la jouissance Autre est en proie à l’illimité du hors phallique. Or, l’amour surgit à partir du manque càd hors logique phallique (aimer c’est donner ce que l’on a pas). Ce qui fait que pour aimer, il faut être une femme comme a pu le dire Lacan. JCS dit que « les territoires intérieurs marqués par l’illimitation sont ceux du ravage». Du fait de l’absence d’un trait identificatoire féminin, et à partir de ce trou dans le symbolique, se déploie donc le ravage du fait de ce que S. Lesourd a appelé « le dévoilement de la vacuité de l’Autre ». De ce fait, « L’amour mène au ravage quand il demande encore plus d’identité, encore plus d’être. (…) c’est dans cette logique du non rapport sexuel qu’il convient d’inscrire et d’étudier le ravage. Nourri des passions de l’être, le ravage est lié à l’impossible subjectivation du corps de jouissance de celle qui se dit femme par le langage mais que la logique phallocentrique ne suffit pas à identifier ». La subsistance dont parle Lacan est réclamée dans la demande massive d’une fille à sa mère.

 

Ce qui m’a évoqué le cas de Liliane, 4 ans, (cas supprimé pour raison de confidentialité) le risque qui se profile c’est que Liliane s’empare de l’objet oral pour manifester son désir que la mère n’entend que comme demande et que l’opposition se transforme en prémices d’anorexie qui est le paradigme du ravage mère-fille en vertu de ce que JCS appelle : « la folle demande d’amour à un Autre tout-puissant, de la négation du corps comme substance vivante et de la haine du féminin qu’illustre et qu’opère le sujet anorexique ».

Car, comme le dit JCS, si la mère demeure incastrable – càd si elle est trop prise dans la jouissance Autre, celle qui désubjective – alors le ravage se déploieCe que JCS énonce ainsi : « La mère ravage quand elle ne peut faire l’objet de cette disjonction entre mère et femme». L’enjeu selon JCS est que « devant l’incapacité du symbolique à dire le réel du corps dont le ravage rend compte, il s’agira de réconcilier une femme avec son sexe, quelle que soit son histoire ». Liliane et sa mère ont du travail.

Cette approche du ravage rejoint assez celui de MML qui reprend aussi la citation de Lacan dans L’Etourdit en 1973. A son sens, le mot « ravage » éclaire la difficulté que Freud avait à cerner la féminité au point d’en parler comme d’un continent noir. S’appuyant sur Lacan, elle situe le ravage entre mère et fille dans le champ du pas tout phallique et reprend ce « comme femme » de la citation de l’Etourdit. En effet, qu’est ce qu’une femme « comme femme » attend de sa mère bien plus que de son père si ce n’est de savoir comment habiter son corps ?

Car MML souligne que pour une femme, la question du corps est centrale, qu’il s’agisse d’être mère, épouse ou amante. C’est ce dont se font écho les thèmes traités par les magazines féminins qui sont autant de témoignages « sans cesse relancés sur une énigme qui fait difficulté » et qui ne sont pas à lire comme une tentative de transmission d’un savoir entre femmes. En effet, à mon sens, il faudrait même lire le ravage comme le fait même de l’impossibilité d’une transmission, car c’est dans le corps qu’il s’éprouve, selon une modalité de dénouage qui le rapproche de la folie dans le sens d’un hors phallique. Comme le dit MML : « le ravage est l’épreuve d’une impossible transmission du sexe ». Ce côté de folie, la clinique en témoigne quand il est question des relations entre mères et filles. Et ce dès le plus jeune âge comme le cas de Liliane le montre bien.

Ainsi, pour MML , je cite: « que la fille se tourne vers sa mère, ou vers une autre femme, pour trouver les repères de ce qui l’attend, qu’elle connaisse avec celle-ci une relation amoureuse torturante, passionnelle, minée par les reproches, qu’elle se sente trop ou mal aimée, qu’elle ait des curiosités sur les jouissances érotiques de sa mère comme énigmes auxquelles elle se mesure, qu’elle soit bouleversée par l’approche du corps féminin, lieu du désirable, obscène et fascinant, constitue peut-être ce dont le mot ravage fait écho ». La thèse principale de MML est de dire qu’au cœur du ravage, on trouve « l’image fascinante d’un corps de femme désirable, (qui) s’édifie à l’endroit où il n’y a ni identité sexuelle, ni transmission de traits féminins de mère à fille ».

MML donne ces quelques autres définitions du ravage : « le ravage entre fille et mère n’est pas un duel, ni le partage d’un bien, c’est l’expérience qui consiste à donner corps à la haine torturante, sourde, présente dans l’amour exclusif entre elles, par l’expression d’une agressivité directe. Le ravage se joue entre les deux femmes touchées par l’image de splendeur d’un corps de femme désiré par un homme. Il relève l’impossible harmonie de leur amour qui se heurte à l’impossible activité sexuelle entre elles ». Selon elle, sortir du ravage pour la fille, c’est s’arracher à cette emprise érotique maternelle, c’est quand cette image sera déchue. Parfois cet arrachement ne se fait pas et du coup la fille reste privée de s’accepter comme Autre et comme désirable dans la sexualité. Pour la mère il s’agira de renoncer aux plaisirs érotiques de la première enfance avec sa fille, MML évoque le nourrissage, la surveillance, l’enveloppement, la présentation de sa fille etc. Ce renoncement laisse la mère blessée.

MML : « Il arrive que la mère glisse en position de fille pour se faire réparer par sa fille du dommage qu’elle appréhende, dans une sorte de chantage à la maladie ou à la mort. Les enfants nés ou à naître, de la fille sont souvent négociés dans ce chantage ».

Exemple de ravage mère-fille.  Cas supprimé pour raison de confidentialité

 

1In L’évolution psychiatrique 2011 ; 76 (1)

2Ed Hachette, 2000

3Ed Albin Michel, 2002

 

 

De quelques difficultés rencontrées dans la clinique avec les adolescents par Ghislaine Chagourin

Préambule :

 

Cet enseignement s’inscrit dans le département de psychanalyse de l’enfant et de l’adolescent de l’ALI-Provence qui est une école régionale de l’Association lacanienne internationale. Ce département a été tout récemment créé en vue de fédérer et de coordonner l’ensemble de ses séminaires d’enseignement autour de la clinique avec les enfants et les adolescents. Et ce afin de favoriser des échanges au niveau régional ou national (avec l’EPEP notamment) pour toutes celles et ceux intéressés par ces questions quelles que soient leurs pratiques auprès des enfants ou des adolescents. Vous trouverez le détail des enseignements proposés par le département sur le site de l’ALI-Provence.

 

Quel sera le fil conducteur de ce séminaire ? Plusieurs d’entre vous m’ont fait savoir leur souhait de participer à un séminaire théorico-clinique concernant les particularités et les difficultés rencontrées dans leurs diverses pratiques auprès des adolescents en institutions ou en cabinet. On va donc tenter de faire fonctionner ce séminaire comme un lieu d’enseignement psychanalytique où peuvent s’éclairer, à partir de la théorie psychanalytique, ces difficultés cliniques. Afin d’éviter un glissement vers la supervision, je propose de ne pas partir d’une présentation de cas faite par moi-même ou par l’un d’entre vous comme je l’avais plus ou moins laissé entendre dans l’argument de présentation de l’enseignement. Je pense mieux répondre à votre demande et éviter l’écueil d’une supervision « sauvage », tout en conservant la dimension clinique, en abordant le travail par quelques grandes questions concernant les adolescents et quelques repère pour une écoute analytique avec eux. Chacun pourra alors amener des vignettes cliniques, voire des cas, autour des thèmes et des questions abordés.

 

Pour ma part, sur le plan clinique, je m’en référerai à la clinique qui est la mienne, celle que je rencontre en cabinet d’une part où je pratique des cures analytiques et surtout celle que je rencontre aux urgences pédiatriques de la Timone d’autre part. Un mot sur les urgences pédiatriques : il s’agit d’un service d’urgences médico-chirurgicales pour les enfants de 0 à 15 ans 3 mois, théoriquement, depuis peu, les urgences doivent aussi pouvoir accueillir des adolescents plus âgés (jusqu’à 18 ans) quand il n’est pas souhaitable que leur prise en charge se fasse par les urgences adultes ou par la psychiatrie (TS notamment).

 

 

 

Si les urgences pédiatriques n’ont pas pour vocation d’être un lieu d’adresse psychiatrique, psychologique ou psychanalytique on note que depuis 10 ans déjà – je n’y suis pas pour rien – une équipe de pédopsychiatrie de liaison peut être sollicitée par les pédiatres. Son rôle est d’indiquer un éventuel traitement et la nécessité ou non d’une hospitalisation en service pédiatrique ou autre puis d’organiser un suivi post hospitalisation ou post urgences. J’y ai pour  ma part créé une activité de consultations post urgences où j’assure des entretiens ponctuels ou des suivis pour les patients passés par les urgences et adressés par les pédiatres ou les internes, je suis aussi sollicitée pour des entretiens dans le cadre de l’urgence de la même façon que les pédopsychiatres sauf pour la partie traitement médicamenteux bien sûr. Les urgences sont donc un lieu de clinique de l’adolescent un  peu particulier car l’adresse initiale, qui est souvent celle des parents ou du social, s’y fait avant tout à la médecine et à la chirurgie et à moindre niveau à la pédopsychiatrie et à la psychologie, encore moins à la psychanalyse.

 

Pourtant, les urgences donnent un vaste aperçu de la psychopathologique adolescente car elles reçoivent les ados présentant divers signes ou symptômes engageant leur corps, relevant de la médecine ou de la chirurgie – ou ni l’un, ni l’autre – mais n’étant jamais sans lien avec le psychisme. Ainsi, un  part importante de ma consultation, concerne des ados ou préados, souvent des filles, mais pas seulement, venus aux urgences pour une crise de spasmophilie ou d’angoisse, pour un malaise  hypoglycémique ou une atteinte fonctionnelle sans lésion ou pathologie organique ou se plaignant de douleurs diverses non fondées sur le plan médical ou encore ayant été blessés ou choqués suite à de la violence agie ou subie. Les entretiens menés dans le cadre de l’urgence concernent des plaintes initiales plus variées : TS, conflits familiaux, violence, fugue, intoxication alcoolique, dépression, addiction à l’ordinateur, délire, inhibition etc. On note toutefois la constance de l’engagement du corps et la fréquence des mises en acte que nous aurons l’occasion de spécifier notamment avec les travaux de J.M. Forget. Mais d’ores et déjà je peux dire que cliniquement, ce sont autant de manifestations qui marquent, comme le dit J.M. Forget, « le désarroi d’un sujet en mal de reconnaissance » [1]et que ce n’est jamais un hasard si ça passe par le corps. Ce qui m’amène à me demander si l’enjeu de la clinique avec les adolescents n’est pas sous tendu par ce qui sous tend l’enjeu de la pratique psychanalytique à savoir rendre possible que du sujet advienne ! Toute la question étant de savoir pourquoi cette subjectivation semble si problématique  et de repérer quelles sont les conditions pour que cela cesse de passer par le corps et puisse passer par le transfert?

 

Sur le plan pratique, je vais vous laisser la parole pour exprimer les difficultés  que vous même rencontrez avec les adolescents mais avant je vais vous préciser un peu plus ce qui me fait personnellement question dans la clinique avec les adolescents :

 

1erécueil : celui du contexte de société dans lequel nous vivons. Quels sont les liens entre les symptômes des adolescents et les discours qui organisent la société néo-libérale d’aujourd’hui ? En d’autres termes comment prendre cette dimension collective en compte sans réduire le symptôme de l’ado à un comportement ou à un mimétisme et sans aller dans le sens d’une désubjectivation de type : « elle est devenue anorexique parce que les magazines donnent à voir des mannequins squelettiques » ? Ou encore, « il est violent à force de voir de la violence à la TV » ? Comment sortir de ces relations simplistes de cause à effet sans nier le lien ? C’est là qu’une pratique aux urgences n’est pas inintéressante car ce qui fait « urgence » pour les adolescents ou pour leurs parents semble être révélateur de ce qui sous tend le malaise de la société dans laquelle vivent les adolescents et où ils tentent de s’inscrire: corps souffrant et sans sujet, consommations anarchiques et excessives de produits, violences diverses faites à soi même ou à l’autre, dépression, …. entre autres.

 

2ème écueil: celui que représente les parents ou les éducateurs ! Faut-il les prendre en compte dans la prise en charge et si oui, comment et pourquoi ? Il m’arrive assez fréquemment de me dire que ce n’est pas tant l’adolescent qui devrait s’engager dans un travail mais plutôt sa mère et/ou son père, ou encore l’institution à laquelle il a été confié.  Et….ce n’est pas sans effet quand cela se produit !

 

3ème écueil: celui du transfert. Est-il toujours possible et à quelles conditions ? De quels outils dispose t-on pour mener la cure ? Comment ne pas tomber dans le social ou l’éducatif ou au contraire comment s’y tenir sans compromettre la subjectivation ?

 

Afin d’élaborer sur le plan théorique, nous nous référerons bien sûr à Freud et à Lacan et à leurs successeurs comme Ch. Melman, J.M. Forget, J.J. Rassial, J. Bergès et G. Balbo et quelques autres. En appui sur la clinique et en analysant la structure des ouvrages écrits par ces psychanalystes, je vous propose d’aborder quelques grandes questions cliniques et quelques outils théoriques au fil de ces 4 séances que j’ai découpées ainsi.

 

 

 

 

–          La récente notion d’adolescence et son lien au contexte social actuel, avec comme outils , la NEP (et la construction du lien social (prévalence du narcissisme et sa fragilité ?).

 

–          la question du corps et de la sexualité avec comme outils, le stade du miroir, le NDP, la question du féminin, la construction de la subjectivité.

 

–          La question des mises en acte de l’adolescent : inhibition, opposition, acting out, symptôme out, passage à l’acte, l’angoisse, la dépression. Avec comme outil la distinction entre perversion et perversités. Ce qui s’en déduit des modalités d’écoute des adolescents et de leurs parents avec la question du transfert et de la direction de la cure.

 

–          La question de l’addiction, de l’anorexie et de la délinquance avec comme outils, le rapport à l’Autre, à l’autre, à l’objet à la jouissance.

 

A vous de parler ! Quelles sont les difficultés que vous rencontrez et qui voudrait s’engager pour apporter une ou plusieurs vignettes cliniques selon chacun des thèmes proposés ?

 

L’enjeu psychique de l’adolescence

 

L’adolescence est avant tout à prendre au sérieux pour ce qu’il s’y  joue au niveau du psychisme. Dans un registre très réducteur et néantisant, on entend souvent dire « il fait sa crise », « c’est de son âge ! »  ou « il faut que jeunesse se passe » ce qui témoigne d’une profonde méconnaissance des enjeux psychiques de l’adolescence. On peut en donner quelques définitions qui se rejoignent desquelles je partirais:

 

J.M. Forget : « l’adolescence (…) est un temps où le sujet est contraint à articuler la sexualité envahissante de sa puberté à ce qui sert d’assise à sa subjectivité. (…) C’est un temps de mise en jeu de sa subjectivité »[2].

C. Tyszler : “ L’adolescence est un temps logique, où vont se déployer les différentes modalités mises en jeu dans le nom du père. (..) L’adolescence vise à remobiliser la métaphore paternelle ”[3].

Ch. Melman : “Maturité sexuelle frappée d’incapacité sociale, voilà qui pourrait définir l’âge de l’adolescence ou du moins ce que nous appelons ainsi ” [4].

 

Adolescence, société et  lien social:

 

Beaucoup d’auteurs psychanalystes s’accordent à dire que l’adolescence est un temps de passage, une sortie de l’enfance, dont les caractéristiques sont en lien avec l’évolution de notre culture. C’est un phénomène récent, un fait de société, qui est apparu au milieu du 19ème siècle[5] avec le déclin de l’autorité paternelle et de la transmission patrimoniale puis la généralisation de la scolarisation avec la révolution industrielle. Aujourd’hui du fait du développement explosif de la science et de l’économie libérale de marché c’est un phénomène qui se modifie, nous y reviendrons avec la NEP et Ch. Melman. Mais ce qui s’est passé à partir du 19ème siècle fait que contrairement à ce qui se passait avant, la maturité sexuelle ne coïncide plus avec la responsabilité, l’autonomie et le statut d’adulte. L’adolescence c’est l’écart entre les deux. J.M. Forget dit même que « c’est la société qui crée l’adolescence du sujet pubère »[6], ou encore : « l’adolescence est un effet de la société, et du frein de celle-ci à ce que le sujet ait un libre accès à sa sexualité »[7]Il me semble qu’il faut entendre que si c’est la société qui fait l’adolescence cela ne veut pas dire que c’est une maladie même si on constate souvent que les symptômes des ados sont aussi ceux de la société : rapport à l’image, à l’argent, à l’objet, à l’autre, au corps, au sexe etc. Par ailleurs il ne faut pas confondre « libre accès à la sexualité » et consommation d’un sexuel devenu marchandise.

 

Aujourd’hui, l’adolescence se situe entre 10 et 20 ans mais parfois plus et représente un période de plus en plus importante de l’histoire individuelle. Au-delà du malaise individuel qu’elle suscite souvent, elle provoque parfois le malaise collectif – cf des événements comme colombine ou les meurtres perpétrés en bande par des adolescents sur d’autres adolescents.

 

Dans la grande majorité des cas, elle provoque d’ailleurs surtout le malaise des parents.  Au point que G. Balbo a pu dire : “ j’appelle crise d’adolescence le traumatisme par lequel des parents sont brusquement privés, par leur enfant, des symptômes qu’à son insu celui-ci entretenait pour leur compte, afin de leur permettre de n’avoir pas à être confrontés à leur propre vérité ”[8].

 

 

 

 

L’adolescence est ainsi ce temps de construction du lien social. S. Lesourd  développe que l’adolescence est ce passage où il va s’agir de s’inscrire dans un lien social sous un signifiant partiellement autre que celui sous lequel l’enfant l’était dans le roman familial. L’adolescent, fille ou garçon, va devoir découvrir un signifiant qui le représente dans le social[9]. Pour cela, il faudra qu’il reconnaisse la place symbolique du phallus et qu’il rencontre le féminin en soi, cela est vrai pour les deux sexes. Il me semble que ceci est aujourd’hui complexifié par le fait que dans le social la valeur primordiale du phallus n’est plus soutenue ce qui peut faire croire à l’adolescent comme à l’adolescente que le phallus lui même n’est qu’un leurre et n’est pas symbolique alors même que ce n’est que par la destitution du phallus imaginaire de l’enfance qu’ils vont être confrontés à la jouissance Autre et à la position féminine. Jean Christophe Brunat dans son article le cours du phallus avance que « le phallus n’est plus en position d’exception, le seul à organiser notre social. Nous voilà passés d’une société toute phallique à une société pas toute »[10]Cliniquement on peut rendre compte des difficultés des ados à trouver ce signifiant qui les représente dans le social à travers les quêtes identitaires comme « metrosexual », « hubersex », etc.

 

De son côté, voici plus de 10 ans que Ch. Melman nous parle d’une NEP. Il s’agit de l’émergence d’une Nouvelle Economie Psychique liée au développement du néo-libéralisme et de l’échangisme globalisés : « cette NEP, c’est l’idéologie de marché » précise Melman. Il dit que notre culture qui au préalable était fondée sur le refoulement du sexuel et du pulsionnel – ce qui la rendait très névrotique – est aujourd’hui organisée autour de la jouissance de l’objet, notamment d’objets réels. Pourquoi ne pas considérer cela comme un progrès après tout ?! On peut se dire qu’un peu moins de refoulement du sexuel c’est pas mal, mais le souci c’est que la jouissance de l’objet dont il est question est une jouissance qui n’est plus limitée par la castration, par le symbolique, ce qui veut dire qu’elle est sans limite et sans fin. Melman nous dit que de ce fait, notre culture  promeut de plus en plus la perversion, une perversion « ordinaire », au sens d’un « état de dépendance à l’endroit d’un objet dont la saisie réelle ou imaginaire assure la jouissance »[11]Cette Nouvelle Economie Psychique joue donc sur la subjectivation et la rend plus difficile car ce n’est plus le désir qui y préside mais une jouissance sans limite ce qui produit un sujet non responsable mais à qui tout est dû ou qui se pose en victime en droit de réparation quand il n’est pas satisfait quant à la jouissance.

 

 

 

Dans ce contexte, si on pose que l’adolescence est le passage au cours duquel le sujet passe de l’enfance à l’âge adulte, cela n’est pas sans faire problème car si être adulte c’est quand un sujet occupe sa place de sujet dans le social et assume son désir et sa position sexuée alors on conçoit que l’adolescence  s’éternise et que les adolescents aient de plus en plus de mal à se trouver comme sujets et se maintiennent en position d’enfants. Melman et Lebrun parlent d’une « carence de la dimension subjective ou de carence en symbolisation donc de carences concernant la dette symbolique à l’égard de l’Autre » et donc d’un désarrimage des jouissances eu égard au phallique. Ce qui les rend indépendantes et anarchiques, encore organisées sur le mode de jouissances pulsionnelles infantiles. J.M. Forget ne dit pas autre chose, quand il écrit, je le cite : «  les points de souffrance de l’adolescence se situent souvent dans une expérience de contradiction entre la dimension symbolique réintroduite par la référence au désir sexuel – où ce que vise l’adolescent dans le désir est insaisissable -, et la logique d’une économie où ce qu’il cherche serait accessible à condition d’y mettre le prix »[12].

 

Sur le plan clinique, cela rend assez bien compte de ce qui se passe pour nombre d’ados à qui tout semble dû ou qui sont pris dans des modalités addictives aux marques, aux jeux vidéos, à l’ordinateur, à certaines drogues etc.  Cela rend aussi compte de l’incapacité dans laquelle sont nombre de parents pour dire « non » à leurs enfants et leurs ados, pour leur mettre des limites.

 


[1] J.M. Forget, l’Adolescent face à ses actes…et aux autres, Erès, 2005, p.8

[2] J.M. Forget, l’Adolescent face à ses actes…et aux autres, Erès, 2005, p.21

[3] C. TYSZLER , Adolescences…ou la remise en jeu de la métaphore paternelle, in Journal Français de Psychiatrie N° 9 Adolescences imprévisibles, 1erTrimestre 2001

[4] C. MELMAN, Artifices, in Journal Français de Psychiatrie N° 9 Adolescences imprévisibles, 1erTrimestre 2001

[5]P. Huerre, in JPF N° 14 P. 6

[6] J.M. Forget, l’Adolescent face à ses actes…et aux autres, Erès, 2005, p. 9

[7] J.M. Forget, l’Adolescent face à ses actes…et aux autres, Erès, 2005, p. 120

[8] G . BALBO, La crise d’adolescence aujourd’hui, in Journal Français de Psychiatrie N° 9 Adolescences imprévisibles, 1erTrimestre 2001

[9] S. Lesourd, Adolescences…Rencontre du féminin, Erès, 1997, 2009

[10] Jean Christophe Brunat, Le cours du phallus, article paru sur site internet de l’ALI

[11] Ch. Melman, L’Homme sans gravité, jouir à tout prix,

[12] J.M. Forget, ces ados qui nous prennent la tête, Ed. Fleurus, 1999

 

Les mises en acte des adolescents comme mises en scène de la défaillance symbolique actuelle – par Ghislaine Chagourin

 

Séminaire clinique de l’adolescent, Séance du 19 mars 2012

Pour cette séance, je me suis appuyée sur le livre de JM Forget : L’adolescent face à ses actes….et aux autres. 3 constatations cliniques pour démarrer : Montre à quel pointles ados sont perméables au monde  qui les entoure et peuvent s’en faire les révélateurs.

 

1/ au niveau collectif, on entend beaucoup parler au sujet des ados de comportements à risque, de conduites addictives (au point qu’il existe des mots pour spécifier ceux « accros » de diverses façon aux jeux vidéo sur internet : les geek, les nerd, les nolife [1] etc), de troubles du comportement alimentaire ou sexuel, de TS pour tentative de suicide, de délinquance ou de violence (qui désignent toujours des écarts de comportements à la loi ou à la norme sociale). La psychanalyse nous a appris qu’un signifiant c’est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant. On entend bien que tous ces signifiants réduisent le sujet à son comportement, sa conduite ou son geste, élidant ainsi la question de la subjectivité. D’où mon titre qui renvoie à des mises en acte qui est une expression que j’ai emprunté à JM Forget. Je vais y revenir.

 

2/ 2ème Constatation qui  me vient de ma pratique aux urgences pédiatriques : Bien sûr, quand un ado est en crise et se retrouve aux urgences – que la crise soit la sienne ou celle des parents – il y a toujours à interroger le lien avec son contexte familial et/ou affectif et/ou scolaire et/ou institutionnel sans le réduire à une relation de cause à effet. Mais prioritairement, c’est son rapport à ses parents ou à l’institution à laquelle il est confié qui est en jeu. Le plus couramment – banalement – pathogène étant bien sûr les conflits et les situations générés par le divorce ou la séparation des parents mais aussi les modalités éducatives et la façon dont l’ado est pris en compte, ou pas, par ses parents ou ses éducateurs.

 

 

3/ 3ème constatation qui découle de la seconde, dans ma pratique aux urgences, il m’est rapidement apparu impossible de ne pas prendre en compte les parents des ados, même quand l’adolescent est « grand » et ce selon des modalités adaptées à chaque cas car je ne peux en aucun cas me référer à une modalité de prise en charge identique pour tous les adolescents et ce pour des raisons purement cliniques et de structure.  Ainsi, seule la psychanalyse aide à repérer la position qu’il faut occuper vis à vis de l’ado ou des parents et sa compatibilité ou pas avec une offre d’un suivi. Par exemple, dans des cas de TS, il est arrivé que mon intervention aux urgences consiste uniquement à faire se déplacer les parents, au sens propre comme au sens figuré, afin de sortir l’ado de l’urgence  – au sens propre comme au sens figuré là aussi – et afin de pouvoir nommer ce qui fait crise et pour qui, et d’indiquer un mode de prise en charge post urgences car la position que j’ai occupée rend difficile tout suivi de l’ado ou des parents. Ou, au contraire, je propose un suivi à l’adolescent après avoir rencontré son ou ses parents. D’autres fois, je n’entends que l’adolescent  au départ puis par la suite, quand l’ado est prêt et y consent, je rencontre son ou ses parents. Enfin, il n’est pas rare que quelques séances suffisent pour dénouer une situation de crise ou de deuil.

 

Exemple : cette adolescente de 12 ans venue aux urgences suite à une série de crises de spasmophilie se manifestant par une difficulté respiratoire et des engourdissements aux jambes et aux mains qui la mettent au bord de l’écroulement, ce qui a fait symptôme pour ses parents et l’école qui a appelé les pompiers. Il y a quelques mois, elle a perdu son ami d’enfance, qu’elle considérait comme un grand frère. Il a eu un accident de scooter devant ses yeux. Elle l’a vu se faire faucher par une voiture alors qu’il venait de tomber de scooter. L’image de son ami s’écroulant devant ses yeux continue de la hanter. Les manifestations de ces crises d’angoisse donnent à voir ce qu’elle ne peut dire : L’angoisse de mort et la culpabilité de ne pas l’avoir empêché de partir faire une course avec son scooter et surtout la difficulté à faire ce deuil. Elle ne peut pas parler de sa peine à ses parents, encore moins à son père par peur de le peiner. Car cette perte renvoie a un accident de moto qu’a eu le père. C’est lui qui conduisait et son copain assis derrière lui sur la moto est décédé lors de cet accident survenu quand il était jeune homme. Après quelques entretiens qui semble t-il lui ont fourni les appuis symboliques nécessaires, les malaises ont cessé et elle a pu reprendre à son compte le deuil à faire. J’ai rencontré le papa en présence de sa fille, il était très inquiet de voir que sa fille ne lui parlait pas et le lui a dit. Sa  fille a toujours refusé que je parle avec lui de son deuil à lui, arguant que c’est elle qui évoquera cette question avec lui. Ce que j’ai respecté.

 

 

Dans son ouvrage, JMF se donne comme objectif de rendre lisibles les actes des adolescents qu’il tient pour être toujours adressés à l’instance sociale à travers ceux qui la représentent qu’il s’agisse des parents ou de travailleurs sociaux. C’est original puisque d’habitude, la psychanalyse aborde l’acte en terme de ce qui n’est plus analysable ou relève d’une erreur de l’analyste. Il semble donc s’adresser aux parents mais également aux travailleurs sociaux en charge d’adolescents afin que tout un chacun soit éclairé sur sa position propre vis à vis de l’adolescent. D’après lui, ces actes peuvent être analysés comme des symptômes qui ne sont pas sans lien avec les conditions de leur surgissement. Ces conditions éclairent le pourquoi de la tonalité perverse de ces actes car elles sont liées à ce dont nous avons parlé lors des précédentes séances et qui ont trait à l’évolution de notre culture vers une économie de marché (financier) qui donne lieu à une Nouvelle Economie Psychique dominée par la jouissance de l’objet, ce qui promeut une perversion ordinaire généralisée. Comme nous l’avons vu, ce contexte rend plus compliquée le travail de subjectivation à l’œuvre lors du passage adolescent et de surcroît, comme le dit JMF : « certaines formes de mises en acte témoignent du défaut de prise en compte de sa subjectivité par les autres qui l’entourent ».

 

Ces actes d’adolescents, JMF les appelle donc des mises en acte. Il prend soin de distinguer l’acte des mises en acte.   Ainsi, il rappelle qu’ « un acte, s’il est véritable, est un pas, un franchissement qui engage le sujet dans une affirmation, une orientation, un choix » (p. 13), dans l’acte véritable dit-il encore, « le sujet engage un trait inconscient de lui-même. Il perçoit dans l’après-coup la conséquence de son acte, s’y retrouvant ou non. Ce trait de lui-même reste inconscient, sauf à l’élucider dans un travail psychanalytique » (p 44). Il y a 3 temps de l’acte : le temps d’incertitude (j’y vais, j’y vais pas), le temps de l’acte proprement dit et finalement le temps où le sujet se retrouve dans ses choix ou non. Dans le 3ème temps, le sujet est différent de ce qu’il était initialement.

 

Voilà qui est posé, un acte emporte avec lui la question de l’inconscient et celle du sujet. Pour que ce type d’ace puisse avoir lieu l’entourage de l’ado doit lui en laisser la possibilité quoiqu’il lui en coûte. C’est par exemple pour un ado le fait de se mettre au travail en vue d’exercer tel métier, qu’il s’agisse de poursuivre des études ou au contraire de les arrêter pour entrer dans la vie professionnelle. Le choix du  métier est souvent déterminé inconsciemment tout comme l’est celui de poursuivre ou pas des études. Pb aujourd’hui, cette dimension inconsciente est déniée, récusée et le choix du métier semble se réduire à ce qu’il faut choisir en fonction de critères objectifs et non plus subjectifs. Les parents se posent donc souvent en frein quant aux décisions des ados.

 

Voici l’exemple d’un choix amoureux incestueux (acte incestueux) qui relève d’actes qui engagent le sujet même si c’est à son insu. Cet ado français choisit une Daniela italienne comme 1ère petite amie, alors que Danielle est le prénom de sa mère dont il est très, trop, proche et ce d’autant plus qu’il porte un prénom très proche de celui de son père. Avec Daniela il ne  parle qu’italien comme si seule la langue faisait rempart à l’inceste. Puis il finit par épouser une Dioni brésilienne (dont la mère s’appelle Diva) avec qui il parle italien au début puis français et brésilien lors de la venue d’un 2ème enfant. Ce 2ème enfant sera psychotique (passé pas loin de l’autisme) alors que le 1ère enfant ne l’ai pas. Quand il a été conçu ils parlaient encore tous les deux dans une autre langue que leurs langues maternelles respectives.

 

Ce qui distingue les mises en acte des actes véritables selon JMF c’est qu’elles n’engagent pas le sujet. Elles sont souvent révélatrices des freins exercés par l’entourage ou des freins que l’ado rencontrent de son fait à lui. Pour JMF, « l’enjeu de ces mises en acte est toujours vital pour l’ado et marque le désarroi d’un sujet en mal de reconnaissance » (p. 8)

 

JMF identifie 4 types symptomatiques de mises en acte qui ne doivent en aucun cas être réduites à des troubles du comportement. Pour chacune, il en définit la logique, ce qu’elle révèle du rapport du sujet à l’Autre et il en déduit la façon de se positionner face à l’adolescent et à ses parents. Ces 4 mises en acte sont L’inhibition, l’opposition, l’acting out, le passage à l’acte. A ces mises en acte, il rajoute deux autres manifestations cliniques fréquentes de nos jours : le symptôme out, les perversités et la dépression. Qui sont autant de manifestations qui viennent dire l’élision du trait signifiant phallique.

 

1/ l’inhibition

 

Il s’agit là de s’abstenir de l’acte. A la suite de Freud, JMF rappelle que « l’inhibition d’une fonction témoigne de l’ érotisation dont elle est chargée dans l’imaginaire du sujet ». C’est une modalité qui va à l’encontre de ce qui se joue dans le social actuel qui pousse plutôt à la levée de l’inhibition mais que l’on rencontre encore chez les ados.

 

J’ai en tête cet adolescent que j’ai commencé à suivre alors qu’il avait 13 ans. Maximien souffrait de céphalées qui survenaient tous les matins avant de partir à l’école. Seules ces céphalées font symptôme pour la mère et pour lui. Maximien, qui fait plus âgé que son âge, se présente comme un jeune homme et un élève très sérieux, très sage, très raisonnable, très poli, il rit, sourit et parle  très peu et seulement de son travail scolaire et de ses résultats, il n’a pas d’amis, ne sort pas et ne s’accorde aucune distraction. Chez lui, c’est la fonction sociale qui était inhibée et cela a mis un certain temps à faire symptôme pour lui.  Tout au plus reconnaissait-il qu’il était un peu trop « stressé » par le travail scolaire auquel il accordait une grande importance. Il n’allait pas vers les autres car ces autres, notamment les filles, pouvaient susciter un désir chez lui et le pousser à « quitter » sa mère qui vit seule et recluse avec lui et vis à vis de qui il se positionnait comme celui qui devait racheter le père qui était parti alors que son fils était très jeune et qui avait laissé sa mère sans ressources ce qui l’obligeait à travailler beaucoup. Maximien se faisait un devoir de ne pas quitter sa mère et de s’en faire le protecteur, le consolateur et le confident. Il ne voulait la décevoir en aucun point ce qui incluait ses résultats scolaires puisque celle-ci est enseignante.

 

JMF indique que le danger quand l’ado s’abstient de l’acte c’est que l’entourage y réagisse soit par le forçage ce qui le fige un peu plus soit en se substituant à lui et en prenant à sa place des initiatives ce qui peut générer des réactions violentes de l’adolescent. Il faudra donc rencontrer les parents pour éviter cela. Dans cette occurrence, il recommande de solliciter l’ado de manière active en l’interrogeant sur lui-même, sur ses projets, ses embarras et sur ses liens aux autres. Le but étant qu’il prenne une position de sujet. Maximilien a aujourd’hui plus de 15 ans, il m’a fallu effectivement mouiller mes chemises pour stimuler Maximien et pour qu’il consente à laisser se manifester son désir.  Cela n’ a pu se faire non plus sans rencontrer périodiquement la mère afin qu’elle puisse devant Maxime prendre sa part de responsabilité tout en étant assurée de mon estime et du respect que j’ai de sa position en tant que mère. Par ailleurs, je l’ai enjointe à laisser Maxime prendre seul ses décisions en pointant à l’occasion qu’elle disait toujours « on » quand elle parlait de Maxime et en l’assurant de ma confiance dans la capacité de Maxime à se déterminer car elle se substituait beaucoup à lui.

 

Donc dans l’inhibition, le sujet est en retrait d’une manifestation inconsciente.

 

2/ l’opposition

 

C’est une mise en acte qui consiste à « faire obstacle à…. Objection à », cela se produit quand l’adolescent est pris dans une impasse imaginaire en lien avec la constitution de son narcissisme. L’opposition revêt ainsi une consistance paranoïaque. « L’opposition révèle le refus de l’ado de se plier à l’exigence d’un autre dont il suppose qu’elle vise à le réduire à l’identique ». En d’autres termes, l’opposition est l’indice que l’adolescent « souffre d’être l’objet de l’autre ». C’est souvent le cas quand l’adulte en charge de l’adolescent s’en tient exclusivement à de l’éducatif ce qui élude la subjectivité de l’ado. (éducatif : exige une reproduction à l’identique de la prestance imaginaire de l’autre).

 

Je pense à cette jeune fille de moins de 15 ans qui arrive aux urgences pour une TS médicamenteuse faite à l’école pendant la classe. Ce n’est pas du tout sérieux sur le plan médical fort heureusement mais à y regarder de plus près c’est beaucoup plus embêtant sur ce que ça emporte psychiquement. La veille, elle avait pris des médicaments dans la pharmacie de sa mère qui l’avait vu faire, et qui dans un registre strictement éducatif l’en avait empêchée en lui disant que c’était interdit de prendre des médicaments sans autorisation (sic !) sans l’interroger sur le pourquoi de cet acte. Dès que sa mère a tourné le dos, l’ado est allée prendre les médicaments et les a ingérés le lendemain en classe devant les copines. En fait, cette jeune fille venait de vivre une rupture douloureuse avec son petit ami. Bien sûr ses parents n’étaient pas au courant de cette relation car ils considéraient que leur fille était trop jeune pour cela aussi il lui avait été impossible de leur en parler. Toujours dans un souci éducatif, ses parents lui interdisait aussi de « chatter » sur internet avec ses copines qui étaient selon elle les seules à pouvoir la comprendre et la consoler de ce chagrin.

 

Cette jeune fille se défendait à son détriment d’être porteuse des rêves de ses parents en étant une petite fille selon leur modèle à eux. On peut considérer que la relation amoureuse  puis le fait de prendre des médicaments dans la pharmacie devant la mère sont du registre de l’opposition en réponse au positionnement très éducatif de ses parents qui élude sa subjectivité de jeune fille moderne. Quant à l’ingestion de médicaments en public elle est à considérer comme une surenchère en lien avec la surdité des parents qui relève de l’acting out ou un symptôme out dont nous allons parler ensuite.  Pour stopper cette surenchère et éviter que cela vire au passage à l’acte, il fallait resubjectiver cette jeune fille et faire bouger les parents pour que cesse la logique mortifère à l’œuvre sous couvert de bonne éducation. J’ai donc choisi d’écouter cette jeune fille en tout premier lieu. Après m’avoir exposé la situation, elle m’a dit qu’elle n’avait pas voulu mourir mais se soulager de sa peine. Tout le travail a consisté à ce que le dialogue se renoue entre elle et ses parents. Une fois qu’elle y a consenti, j’ai parlé longuement aux parents qui hésitaient entre l’incompréhension et la colère. JMF recommande une rencontre initiale avec eux pour désamorcer l’impasse dans laquelle se trouve pris l’ado et ses parents puis des rencontres répétées avec les parents et des entretiens individuels avec l’ado.

 

Donc dans l’opposition, le sujet s’étaye sur les initiatives de l’autre et non en fonction de son désir.

 

3/ l’acting out

 

Tout de suite un cas clinique emprunté à JMF : C’est l’ado qui va voler le haschich de son père après que celui ci l’ait amené consulter le psy pour un échec scolaire et une inhibition. Il dévoile ainsi l’économie de jouissance du père (haschich = recours à la parole en défaut + défaillance symbolique du père). Là la mise en scène = vol à l’égard de son père.

 

JMF définit cette mise en acte comme une  mise en scène « d’un trait de son identité » dont l’ado ne veut rien savoir et dont il lui est impossible de dire quoique ce soit. C’est donc la mise en scène « d’une parole  récusée » et dans ce sens, il  y a récusation de la portée symbolique de l’acte et cette récusation se rapproche d’un déni, elle témoigne d’un clivage et non d’un refoulement (je sais bien mais quand même). Dans notre société actuelle, la subjectivité en souffrance se manifeste souvent sous cette forme du fait de la structure de l’acting out qui est affine à celle qui organise nos liens sociaux dans sa dimension de récusation de la portée symbolique pour privilégier la dimension pulsionnelle de l’objet (perversion généralisée). Par ailleurs, les interlocuteurs ont de plus en plus de mal à occuper une position symbolique.

 

Dans l’acting out, qui dit mise en scène dit spectateur, il s’agit là d’un spectateur réduit à un regard et attendu comme une instance symbolique nous dit JMF. Mais du fait de la récusation de la portée symbolique, le spectateur ne peut rien dire de ce qu’il voit sinon il risque de précipiter l’ado dans le passage à l’acte. Quand un ado se manifeste dans ce qui est un acting out, il y a toujours à supposer que celui à qui il s’adresse est défaillant dans sa structure ou dans sa fonction symbolique (Dans la cure, quand le patient fait un acting out, il faut chercher l’erreur de l’analyste mais c’est dans 1 registre différent : dans la cure il s’agit d’une  mise en scène de ce que l’analyste n’a pas entendu). Du côté de l’ado, cela vient dire à quel point chez les ados la frontière entre l’autre et l’Autre est fragile. La subjectivité de l’ado vient emprunter à l’assise symbolique des petits autres pour s’affirmer. Cela dénote un défaut du rapport du sujet à l’Autre comme c’est le cas dans le monde actuel. Donc la mise en scène de l’acting out s’adresse à une instance Autre et non à un semblable mais par le biais du regard ce qui l’imaginarise. La question de l’acting out pose aussi la question du transfert : il ne faudra pas interpréter ou décoder cette mise en acte avant la mise en place du transfert. Quand les proches saisissent le sens de la mise en scène et tentent de réparer cela peut précipiter l’ado dans le passage à l’acte ou l’acte suicidaire. C’est aussi pourquoi la mise en place du transfert  passe parfois par l’entourage et qu’il faudra l’inclure dans la prise en charge.

 

Donc l’acting out, « articule le trait inconscient de l’objet dont le sujet ne veut rien savoir, à la mise en scène du trait de sa division, alors qu’il ne peut y trouver une légitimité pour sa parole ».

 

JMF recommande à la fois un travail individuel et des rencontres répétées avec les parents afin de préserver l’ado des propres mises en acte des parents (forçage symbolique : ex, dire que leur séparation n’en est pas une, dire que l’enfant est pris en otage ou passé à la trappe etc). Quand l’ado parvient à compter sur lui même, les entretiens avec les parents ne sont plus  nécessaires.

 

3/ le passage à l’acte

 

Dans cette mise en acte, « le sujet s’éjecte d’une place qui lui est insupportable, où sa qualité de sujet, la liberté qu’il puisse engager une parole, ne lui est pas possible ». Je vous renvoie au cas de cette jeune fille qui a commencé par une mise en acte d’opposition et a fini par un passage à l’acte.

 

Ce genre de situation où la parole n’est plus possible est fort courante notamment quand « les parents confondent l’ado avec l’objet de leur jouissance, (quand) ce dernier présentifie un tel objet ». (p34). Le passage à l’acte est soit la conséquence logique d’une série d’acting out, soit résulte du désespoir de se trouver identifié au réel de l’objet, soit le fait d’un sujet pervers qui suscite ainsi l’angoisse du petit autre mis en place d’instance Autre, soit le fait de toxicomanes en lieu et place de répétition.

 

Exemple clinique : C’est un ado de 17 ans qui s’est pendu. Ses parents sont des « nolife » du commerce. Plus particulièrement le père qui du coup ne fait pas de place à sa femme en tant que cause de son désir. L’objet de  la jouissance du père est son commerce et la reconnaissance sociale que pourrait lui valoir une réussite financière. Du coup sa femme ne peut que travailler avec lui et pour lui, ce qui fait que leur lien est fondé sur un trait positivé : le commerce, l’argent, la reconnaissance sociale. Donc pas de différence de places sexuées dans ce couple qui fonctionne à l’économie de jouissance. Ce passage à l’acte fait suite à une mise en acte qui relève de l’acting out : il tente de rencontrer des filles par le biais d’internet, il y dévoile des photos de lui nu (aménagement pervers de sa sexualité en réponse à la perversité du couple parental) et découvre avec effroi que celle a qui étaient adressées ces photos est en fait un homme qui va faire circuler les photos sur la toile. Mise en scène du défaut de recours à la parole de la tonalité perverse de la jouissance parentale. Les parents et l’ado vont déposer une plainte mais faute de temps les parents ne changent rien à leur emploi du temps et à leur mode de fonctionnement de couple et rien n’est proposé à cet ado comme prise en charge afin qu’il puisse avoir un recours à la parole. Son passage à l’acte est la mise en scène de la modalité « nolife » de ses parents (ils sont eux mêmes morts au désir) en venant présentifier dans le réel la perte de jouissance qu’ils récusent.

 

Donc le passage à l’acte, « marque le désarroi extrême du sujet quand l’autre ne lui ménage aucune place ni aucune possibilité d’exister ».

 

JMF recommande un travail avec les parents notamment quand ils sont dans une économie de groupe. Et l’ado doit être adressé ailleurs.

 

4/ le symptôme out

 

C’est une structure proche de l’acting out, c’est un symptôme dont le sujet n’assume pas le réel de la douleur. C’est donc l’indice d’un symptôme qui a du mal à se structurer. C’est par exemple une dépression récusée : l’ado maintiendra mordicus qu’il va bien alors même que toutes les manifestations de la dépression sont là et ses effets : par exemple l’échec scolaire comme mise en scène d’une dépression récusée. Dans la symptôme out, la mise en scène porte sur un trait imaginaire et non pas réel comme dans l’acting out. C’est une mise en scène de l’objet de la perte en lien avec la défaillance symbolique.

 

5/ perversités

 

JMF parle de perversités car cela ne relève pas d’une structure perverse. Le pervers, c’est celui pour qui le désir et la loi sont confondus : « ce que je veux, je le prends ». Alors que quand JMF parle de perversité, il parle de manifestations qui sont l’effet du discours pervers ambiant sur l’ado. Et ce du fait que l’ado se laisse marquer par l’économie psychique de ceux qui l’entourent au point d’adopter leur aménagement pervers. Sur le plan clinique, cette adoption consiste à épouser la logique à dénoncer pour exprimer sa souffrance (identification au symptôme ? comme on parle d’identification à l’agresseur ?). C’est quand par exemple, le sujet se dit homosexuel pour dénoncer l’homosexualité du couple parental.

 

Dans notre monde actuel, l’objet de désir semble être accessible notamment à travers la consommation avec du coup une sorte de garantie de la satisfaction (je veux, je prends) du coup cela n’est pas sans effet dans les relations de couple : homme et femme sont des partenaires dans des positions identiques alternant entre consommateur ou objet de consommation, ce qui abolie la différence des sexes. S’instaure alors un rapport homosexué fondé sur un trait positivé : l’argent, la profession, le logement etc. JMF parle alors de couples-groupe (groupe car le couple se retrouve réuni à partir d’un trait positivé). Dans ces couples-groupe, l’enfant peut venir fixer le couple dans la perversion quand il en vient à représenter pour eux l’objet positivé, l’objet de jouissance (il ne représente plus le phallus symbolique, l’objet du désir). Ce qui fait que l’enfant puis l’ado vient présentifier le lien des parents, la perte qui est la visée de leur déni. Cette situation pousse l’ado à des passages à l’acte : « le sujet se précipite hors de  la scène où il est réduit à un statut d’objet » et à toutes les mises en acte dont nous venons de parler mais il est aussi exposé à des récusations et à des violences de tous ordres de la part de ses parents.

 

Dans ce contexte, il y a étouffement de la problématique névrotique de l’ado du fait d’une carence de l’articulation au signifiant phallique.

 

6/ la dépression

 

Dans la dépression, le sujet reste en retrait d’un engagement de sa subjectivité pou éluder la prise en compte d’un perte et d’un travail de deuil (comme dans le social où la perte est déniée).

 

JMF recommande un travail individuel. Mais si dépression est l’effet d’un aménagement pervers du couple parental : intervention auprès des parents (ex : vraie fausse séparation lors d’un divorce)

 

JMF souligne la particularité du transfert avec l’ado : l’acting out et le symptôme out, sont des mises en acte sont à considérer comme des « appels au transfert » selon une expression de Lacan. Il faudra laisser le temps qu’un symptôme se constitue.  Le psychanalyste doit lire « pour lui «  et « pour plus tard » le trait inconscient que l’ado montre de lui même.


  • [1] Geek : Un geek est une personne passionnée, voire obsédée, par un domaine précis. À l’origine, en anglais le terme signifiait « fada », soit une variation argotique de « fou ». D’abord péjoratif — son homographe désigne un clown de carnaval — il est maintenant revendiqué par certaines personnes.
  • Nerd : Un nerd, est un terme anglais désignant une personne à la fois socialement handicapée et passionnée par des sujets liés à la science et aux techniques. Le terme de nerd est devenu plutôt péjoratif, à la différence de geek. En effet, comparé à un geek, un nerd est plus asocial, et plus polarisé sur ses centres d’intérêts, auxquels il consacre plus de temps.
  • Nolife : le terme no-life ou sans vie en français, désigne un joueur de jeu vidéo qui consacre une très grande part, si ce n’est l’exclusivité de son temps à pratiquer sa passion au détriment d’autres activités, affectant ainsi ses relations sociales.

 

 

Entre Islam et Occident, « La mère mais-dite-erro(a)née » par Ghislaine Chagourin

Journées « L’unité spirituelle de la Méditerranée est-elle plus forte que le constat de sa diversité ? » (Marseille 2010)

Marseille  – aussi dite porte de l’Orient et plus récemment Métropole Marseille Provence – se révèle un excellent laboratoire des questions d’altérité et  nous éclaire sur le type de lien qui peut exister entre les rives de la Méditerranée [1]. Lien qui aujourd’hui se réduit trop souvent à une frontière séparant Occident et Islam.

La cité phocéenne a été fondée il y a 2600 ans par des représentants de la civilisation grecque polythéiste venus d’Asie Mineure. Issue de ce colonialisme, elle est restée longtemps culturellement grecque, ensuite romaine, puis christianisée avant de redevenir indépendante et provençale pour tardivement être de nouveau colonisée, cette fois par le royaume de France. Ainsi son histoire s’ancre à la fois en Méditerranée, en Provence et en Europe du Nord. Plus récemment elle a endossé un statut de port colonial puis de terre d’immigration post coloniale à dominante pied-noir, maghrébine, africaine puis d’Europe de l’est. Marseille a embrassé au fil de son histoire les positions de colonie et de colonisatrice ce qui l’a rendu longtemps exemplaire en matière de brassage culturel. L’immigré et l’étranger n’y sont pas toujours confondus,  l’histoire de la ville révèle que malgré des épisodes violents, une intégration successive de diverses migrations, notamment italienne, espagnole, corse, arménienne, a fonctionné au point parfois de ne plus noter de différence dès la 3ème génération: « cet effacement de la mémoire identitaire fait aussi partie de l’histoire de la cité » [2] nous dit l’historien Emile Témime.

Cette place de l’Etranger, c’est à partir du mythe fondateur de Marseille – celui  de Gyptis et Protis –  que nous l’avons abordée. Avec l’accord de son père, Gyptis la ligure autochtone choisit Protis Le navigateur grec comme époux afin qu’il fonde le port phocéen. L’Altérité est ainsi symboliquement mise au cœur de l’identité fondatrice [3] de Marseille alors que l’amour pour l’étranger en constitue la composante imaginaire [4] (ce qui serait très chrétien) et le négoce, l’échange maritime y tient lieu de composante réelle [5]. Peut-on lire ce mythe comme une tentative de rendre compte de la nécessité d’en passer par l’Altérité et l’exogamie pour fonder une cité ? Echange d’une femme pour rendre possible l’échange de marchandises ou échanges maritimes devant être vus comme des métonymies de l’échange des femmes ? Au fil de l’histoire de la cité, l’Altérité et la place de l’étranger ont changé de registre. Depuis longtemps, l’Autre maternel tend à y fonctionner comme composante identitaire symbolique [6], la « Bonne mère » est emblématiquement représentée par  la statue géante de Marie tenant l’enfant Jésus, surplombant la ville et la basilique de Notre Dame de la Garde. Aujourd’hui, le ballon de football tient lieu de trait identitaire imaginaire et l’étranger devient souvent un ennemi réel méprisé à expulser. Ce qui se retrouve dans le réel au niveau du découpage urbanistique : division quartiers nord et quartiers sud et cités difficiles même si elles sont incluses dans la ville. Donc érection de frontières et vidage de l’Altérité.

Ce changement de registre de l’Altérité n’a pas été sans effet ; comme ailleurs en Occident,  règne à présent à Marseille une aspiration à une jouissance sans limite[7] que l’intitulé du feuilleton « Plus belle la vie », tourné à Marseille en studio, donne à entendre. On assiste à une véritable « californisation » [8] de Marseille qui attire de plus en plus de nordistes et de touristes venus là pour consommer du soleil. Les linguistes après avoir noté que le Provençal en tant que langue faisait lien social, notent l’évolution d’un «parler marseillais » qui tente en le ratant l’échange de la lettre. « Parler marseillais» dont on peut se demander le lien avec la lingua franca [9] décrite par la chercheuse Jocelyn Dakhlia, qui est une langue véhiculaire composite (à l’instar des pidgins), qui était parlée autrefois, depuis le Moyen Âge jusqu’au XIXe siècle, dans l’ensemble du bassin méditerranéen, principalement par les marins et les marchands, mais aussi par les bagnards, prisonniers, esclaves et populations déplacées de toutes origines.

Du coup le lien social est plus fraternel que social, il produit de l’étranger au lieu de l’intégrer et au niveau de la sexuation, dans les cités, le « mia » et la « sœur » ont remplacé le « cacou » et la « cagole », cette dernière étant devenue…une marque de boisson alcoolisée…. Enfin, quand l’idéal « footballistique » tient lieu d’index phallique  s’il crée de la fraternité, il peut aussi devenir synonyme d’indiscipline, d’incivilité et de violence. Violence qui n’est pas comparable à celle des célèbres mafias d’antan car elle n’a plus de règles ni de code d’honneur, elle est souvent meurtrière gratuitement, à l’aveugle et raciste. Ce qui n’est pas sans rappeler certaines caractéristiques des banlieues de nos grandes métropoles européennes quand elles fonctionnent comme lieux d’exclusion et de stigmatisation. Sauf qu’ici, la ville, comme « étrangère » [10], fonctionne depuis longtemps comme une banlieue « difficile » vis à vis de Paris.

Cette évolution n’est pas l’apanage du brassage culturel marseillais, elle est comparable à ce qui peut se produire aujourd’hui au niveau individuel quand il y a passage du père à la mère, d’un index phallique (le Un) supporté par du symbolique à un index phallique problématique car référé à un trait identitaire imaginaire ou à de l’Autre maternel comme incarnation du phallus. Ce qui renvoie à une culture matriarcale au sens où Charles Melman [11] l’entend c’est-à-dire faisant référence à des modalités de transmission imaginaire du phallus dans lesquelles la mère exerce un pouvoir réel. Nous avons tenté de distinguer un matriarcat qui s’ordonne autour du Nom du Père et une culture  matriarcale qui se passe tout court du père comme dans la Nouvelle Economie Psychique. Nous avons aussi tenté de voir si à Marseille, il s’agit uniquement d’une culture matriarcale non référée au Nom du Père.

Si à Marseille, il n’y a pas moins de violence au jour le jour, il y a peut-être moins de violence que dans d’autres villes d’Europe ou dans certaines banlieues lors des grandes crises nationales ou internationales impliquant, lesdits rapports entre Islam et Occident. Il semble qu’à Marseille, le brassage culturel permanent et continu ait de longtemps brouillé les lois de la filiation et de la transmission et favorisé l’idée fausse selon laquelle le père est étranger, ce qui peut être perçu comme cause de sa déchéance et qui renvoie à une approche freudienne du père.

De nombreux fervents marseillais (il faut faire la différence entre se dire marseillais et habiter Marseille) se revendiquent comme des enfants d’immigrés (avec cette idée qu’immigré = étranger), mais devenir marseillais provoque souvent chez eux l’idée que la France c’est l’étranger. Ce fort sentiment d’appartenance, qui exclut l’Un comme autre étranger, serait d’ailleurs à lire comme un avatar de l’Altérité. Faute de l’amour d’un père Un repéré comme tel,  il est tentant de se tourner vers la « Bonne Mère » incarnation phallique imaginaire qui les aime contrairement à la « mère patrie» qui n’admet qu’Un père.  Or, en aucun cas, la mère ne peut assurer la fonction paternelle symbolique car elle ne peut pas être le père réel, c’est-à-dire celui qui est la cause réelle de son absence, celui qui occupe la place de « l’Autrui » [12] selon les termes de J.P. Lebrun, c’est-à-dire celui qui la fait femme. Ainsi, avec ce type de matriarcat, avec ce culte de la « Bonne Mère », la question d’une femme en tant que désirante peut devenir problématique et mener à un matriarcat pur. Il peut y avoir vidage de la sexualité et de la féminité ce qu’on retrouve dans la clinique auprès des populations issues de diverses cultures méditerranéennes monothéistes et notamment maghrébines. Le brassage culturel serait-il un contexte qui « pousserait au matriarcat » car la question de l’Autre y serait masquée par celle du père comme étranger ? Mais ce « pousse au matriarcat » n’est-il pas justement au cœur des trois monothéismes ? Ce qui nous a amené à étudier de plus près comment les monothéismes articulent patriarcat, matriarcat et féminité en nous appuyant sur les travaux de Fethi Benslama [13].

– Il rappelle que le patriarcat est référé au monothéisme originaire juif puis chrétien, celui de la foi d’Abraham, qui est la croyance en un Père-Originaire Unique (« Urvater » [14], disait Freud).  Dans cette écriture, Abraham ou Joseph sont les pères de la réalité mais seulement comme représentants du Père-Originaire ce qui limite leur pouvoir.

– Selon lui,  «l’Islam provient de l’étrangère à l’origine du monothéisme (Agar), demeurée étrangère dans l’Islam » [15]Ainsi, si le monothéisme judéo-chrétien met en place le patriarcat, le monothéisme musulman nous dit quelque chose du féminin et de son désaveu. C’est à travers l’histoire de la famille Abrahamique qu’il avance que le signifiant originaire de l’Islam c’est l’altérité féminine, l’ouvert à travers la figure d’Agar (devenue Hagar une fois mère). Elle est la mère réelle d’Ismaël, premier fils d’Abraham, mais c’est Sarah la mère symbolique, mère adoptive de droit car femme légitime d’Abraham. C’est ainsi Sarah qui fait d’Abraham un père en faisant acte de castration symbolique en renonçant à la position de génitrice. Hagar c’est l’Autre féminin, l’autre femme, celle qui enfante pour Sarah. Toujours selon lui, la filiation d’Ismaël est une filiation de la race, c’est le don du possible de la paternité par le pas-tout phallique d’Hagar. Il rappelle que l’Islam exclut Dieu de la logique de la paternité et s’articule généalogiquement à Abraham par son fils Ismaël qui sera considéré comme l’ancêtre éponyme des 12 tribus arabes de Transjordanie et du Nord de l’Arabie. Il y aurait avec l’Islam, réappropriation du Père-Originaire par la figure d’Abraham et désaveu d’Hagar c’est-à-dire du pas-tout phallique. Il précise que le patriarcat issu de l’Islam ne fait pas de séparation entre la logique de la naissance qui inclut dans une famille et celle de la politique qui inclut dans une tribu, une communauté sociale.

Cette logique d’inclusion dans une famille et une communauté c’est ce que j’entends dire à nombre de jeunes français d’origine maghrébine qui la découvrent quand ils partent en vacances dans le pays d’origine de leurs parents ou grands-parents. Ils arrivent au bled, comme ils disent, qui se révèle encore souvent être une grande famille régie par la loi des ancêtres. Ce qui fait sans doute qu’avec l’Islam la communauté sociale d’appartenance participe du Nom du Père. Ce qui n’est pas sans poser problème car de ce côté ci de la méditerranée de nombreux musulmans d’origine maghrébine n’ont plus ce support de la communauté sociale des ancêtres; ni en France – où ils sont encore trop souvent stigmatisés comme immigrés – ni au bled où ils sont aussi souvent considérés comme des étrangers. Ce qui, semble t-il, peut contribuer à saper l’assise symbolique du Nom du Père. En comparaison, les Comoriens musulmans à Marseille maintiennent une organisation sous la forme d’associations du village d’origine qui tente encore de remplir cette fonction. Par ailleurs, ceux-ci considèrent Marseille comme la capitale des Comores ce qui contribue à une grande solidarité sociale et la sexualité est traditionnellement moins désavouée chez les femmes comoriennes bien que toutefois dans la clinique on retrouve de nombreuses femmes élevant seules leurs enfants.

Pour revenir au patriarcat, F. Benslama dit que « le père symbolique pour le judaïsme et le christianisme est le père réel pour l’Islam » [16]c’est-à-dire que dans le judaïsme et le christianisme, c’est Dieu le père symbolique alors que dans l’Islam, c’est Abraham. Mais dans tous les cas, il ne faut pas confondre père de la réalité et père réel ou père imaginaire. Sur le plan clinique cette possible confusion m’a évoqué ces pères musulmans qui sont considérés en France comme maltraitants ou tyrans, à qui sont retirés les enfants alors qu’à leurs yeux ils ne font que ce qui est attendu d’un père et qu’ils tentent d’éviter que leurs enfants deviennent délinquants.

En tout cas, ces différences de patriarcats dans les trois monothéismes, nous permet de repérer qu’ils sont étroitement intriqués dans leur genèse et fondement à la question du féminin. Du père symbolique ne peut émerger que si l’altérité féminine est reconnue, assumée comme telle et non déniée ou désavouée : « c’est une fonction structurale du féminin à l’origine qui conditionne l’instauration généalogique du père » [17]En d’autres termes pour que l’homme advienne comme père (dans sa dimension symbolique) et remplisse sa fonction paternelle, il faut un autre pôle que celui de la femme ou de la mère phalliques, il faut qu’il désire et soit désiré dans les limites de la loi symbolique. Sans cela, le père aura du mal à s’élever à la fonction de signifiant à travers le Nom du Père. Toutefois, même si à suivre F. Benslama, l’Islam est fondé sur le désaveu du féminin, il faut dire que les trois monothéismes ne reconnaissent une dignité symbolique aux femmes qu’à travers la conception du fils, c’est-à-dire en tant que mères. Cela contribue au maintien de l’idée d’un rapport sexuel entre homme et femme en rendant indistinctes maternité et féminité ce qui structuralement est faux. Une mère n’est pas une femme (pour ses enfants), car elle se soutient d’un phallique même s’il est imaginaire (métonymique), et non symbolique (métaphorique).

Mais cette analyse nous permet d’avancer que l’instauration d’un matriarcat qui ne s’ordonnerait pas au Nom du Père peut résulter d’un vidage de la position féminine Autre, du pas-tout phallique, du fait d’un effondrement de la fonction phallique symbolique par excès du père imaginaire tout puissant. Autre façon de le dire, le patriarcat perd de son efficace à supporter la fonction phallique et « pousse au matriarcat » quand il s’appuie uniquement sur du tout phallique. L’incidence du vidage du pas-tout phallique reste peu évoqué comme cause de l’effondrement de la fonction phallique alors qu’on le retrouve dans la clinique individuelle dans un contexte de brassage culturel et notamment dans la parole de ces mères qui ne font aucune place au désir pour un homme et exercent seules un pouvoir réel sur leurs enfants.

Il semble que le matriarcat méditerranéen que l’on pouvait trouver dans les cultures maghrébines au pays d’origine, était encore articulé au Nom du père par le fonctionnement de la communauté villageoise autour du respect des ancêtres et du traitement religieux et social de la différence des sexes.  En France cela est différent : on trouve cette image d’une femme (mère ?) qui sous couvert d’émancipation féminine est avant tout mère, formant parfois quasiment un couple avec l’un de ses fils, seule en charge de ses enfants sans l’aide de la communauté villageoise ou du père qui même quand il est là, même s’il est très macho, voire tyran (ce qui est loin d’être toujours le cas), n’en est pas moins souvent humilié socialement car immigré et s’il est parfois violent réellement, n’a aucune autorité symbolique sur son fils ou sur sa fille. Cela aboutit à un matriarcat non référé au Nom du Père qui préfigure sans doute ce que l’on retrouve dans la clinique ordinaire aujourd’hui. C’est alors la « mère-mais-dite-erronée », la méditerranée en perdant son petit a rend inopérante l’Altérité. C’est cette mère « erronée » qui contribuerait à créer une frontière entre les rives au lieu de  maintenir une littoralité méditerranéenne moebienne à une face comme effet de l’exogamie et de l’échange. Cela ne serait pas sans lien avec le monothéisme puisque ce matriarcat ne serait qu’un avatar imaginaire du patriarcat qui découle du monothéisme. C’est le désaveu du pas-tout phallique qui favoriserait en partie l’extension d’un matriarcat non référé au Nom du père et l’extinction du patriarcat en Europe et en Occident.

D’après les travaux d’Hélène l’Heuillet, l’Islamisme intégriste et terroriste, qui n’est pas l’Islam, se pose en instrument de critique radicale de l’Occident mais participe d’un modèle maternel qui  mène la jouissance jusqu’au matricide en tant qu’Autre intrusif et tout-puissant sous le  signifiant « l’Amérique ». L’attentat –suicide étant dans cette optique une façon de mettre fin à la séparation avec l’Autre maternel. « Le terrorisme serait la forme prise par la guerre quand le modèle paternel d’autorité s’éclipse au profit d’un modèle maternel. (…) Le terrorisme est une guerre qui fait l’économie de l’Altérité» [18]Hélène l’Heuillet rappelle que l’intégrisme de Ben Laden se veut d’ailleurs une défense de la virilité des musulmans. Il me semble qu’il n’est dans cette logique qu’une forme dévoyée de patriarc(h)at, un forme extrême de lutte contre ce qui serait perçu comme une féminisation de la société occidentale. Je me démarque de F. Benslama quand il analyse que l’Occident tend vers un « Destin identitaire de femme » après être parti du la toute puissance phallique à travers le judaïsme et le christianisme. Il semblerait que plus qu’un « Destin identitaire de femme » pour l’Occident, il s’agirait d’un destin matriarcal qui est pris pour une féminisation dans un amalgame féminité, maternité. [19]

Face au risque du National Socialisme, Freud s’est en son temps collé au démon de l’origine en instituant Moïse en « grand étranger » comme condition de la civilisation. Alors que sans doute il serait plus juste de dire que c’est la mère en tant que femme qui doit se situer comme Etrangère pour rendre le Nom du Père opérant. C’est-à-dire qu’il faudrait que l’exogamie soit effective mais l’est-elle ? Ces échanges commerciaux de tout temps actuellement encouragés par le projet Union pour la Méditerranée n’en seraient que des métonymies, des « avatars » pour utiliser un signifiant à la mode.

Pour revenir à Marseille, où les mamans musulmanes vont parfois faire offrande à Notre Dame de la Garde, contrairement à ce qui se dit, il nous apparaît que Marseille n’est ni toute cosmopolite (qui consisterait à des Uns sans Autre: le tissu social ne se résume pas à la coexistence de diverses « communautés » même si elles sont désignées comme telles) ni toute créole ou métissée (qui consisterait à de l’Autre sans Un) ni toute matriarcale (qui consiste à de l’Autre maternel soutenant l’index phallique: la capacité d’intégration des étrangers existe encore et laisse penser que l’Autre y fonctionne encore) mais alors serait-elle « pas toute » et donc multiple ? Ce qui laisserait la place pour de l’Autre, à du Un mais aussi à de la jouissance Autre. Pour reprendre la formule de Lacan, « se passer du père à condition de s’en servir », pourrait-on dire que les marseillais sauraient se servir de l’Autre – ce qui est finalement très lacanien – même si parfois, ils ne savent pas se passer du père – ce qui est très freudien !

Notes

[1] Ce texte est le résultat des travaux du cercle de recherche et d’études sur le brassage culturel et la question du phallus à Marseille. Cercle que j’anime depuis 3 ans selon une idée originale d’Edmonde Luttringer. Nous avons travaillé à partir de la clinique et d’après les concepts freudiens, lacaniens et aussi d’après les travaux de Charles Melman sur la question de la fonction paternelle en situation de brassage culturel, sur les effets subjectifs du changement de langue, sur les phénomènes identitaires, sur la question de l’(E)étranger et enfin sur le matriarcat et  la Nouvelle Economie Psychique.

[2] Migrance, histoire des migrations à Marseille, sous la direction d’Emile Témime, Editions Jeanne Laffitte, 2007

[3] En référence au travail de P.-C. Cathelineau dans, L’Autre, l’étranger, l’identité en préparation au colloque de Fez 2008site internet de l’ALI, 20/11/2007

[4] En référence à la conférence de Charles Melman, Les quatre composantes de l’identitéprononcée en 1990 à l’hôpital Bicêtre, site internet de l’ALI

[5] Idem

[6] Dans l’après coup des journées je me dis qu’il existe d’autres lectures de l’identité marseillaise: Celle dans laquelle la « bonne mère » tient lieu de composante réelle, le club de football l’OM de composante symbolique et l’étranger est cet ennemi imaginaire méprisé. Lecture qui rend compte des phénomènes identitaires  locaux. Mais une autre lecture apparaît, celle dans laquelle la  « bonne mère » tient lieu de composante imaginaire alors que le football est en symbolique et l’étranger en réel comme ennemi à expulser. Cette lecture se rapprochant plus d’un matriarcat traditionnel référé au Nom du Père mais n’en constitue pas moins un avatar de l’Altérité.

Ghislaine Chagourin

[7] En référence à Charles Melman, l’Homme sans gravité, jouir à tout prix,Ed. Denoël, Paris, 2002

[8] Expression empruntée à l’historien Alèssi Dell’Umbria, histoire universelle de Marseille – de l’an mil à l’an deux mille, Ed.Agone, Mémoires sociales, 2006

[9] J. Dakhlia, Mémoire des langues, La pensée de midi 2000/3, N° 3, p. 40-44.

[10] Ghislaine Chagourin, De Marseille « l’E(é)trangère » à Marseille-Provence capitale européenne de la culture en 2013article paru sur le site de l’Association lacanienne internationale

[11] Charles Melman, L’Homme sans gravité, jouir à tout prix, Ed. Denoël, Paris, 2002

[12] Mot emprunté à Jean-Pierre Lebrun dans la perversion ordinaire,vivre ensemble sans autrui, Ed. Denoël, 2007

[13] Fethi Benslama, La psychanalyse à l’épreuve de l’Islam, Champs Flammarion,  Paris, 2002

[14] Sigmund Freud, L’homme Moïse et la religion  monothéiste, folio essais, Gallimard, Paris, 1939, 1986 

[15] Fethi Benslama, La psychanalyse à l’épreuve de l’Islam, Champs Flammarion,  Paris, 2002

[16] Fethi Benslama, La psychanalyse à l’épreuve de l’Islam, Champs Flammarion,  Paris, 2002

[17] Idem

[18] Hélène L’Heuillet, Aux sources du terrorisme, de la petite guerre aux attentats-suicides, p. 114-115, Fayard, 2009

[19] Cf. ce que Charles Melman a pu écrire au sujet de Ségolène Royale

À propos du film « Tom boy », quelques questions, par Rafaëlle Bernard

par Rafaëlle Bernard, mai 2011.

À propos du film « Tomboy* » où une petite fille d’une dizaine d’année se fait passer pour un garçon, à son arrivée dans une nouvelle résidence.

De ce qui se joue du phallus lorsque le genre est en question chez une petite fille…

D’emblée je proposerai de vaciller autour de ce « qui se joue » : entendre ce qui se joue…comme au théâtre, ou plus sérieusement du côté de l’enjeu ? Mais aussi un peu comme un « je me joue de toi, petit bonhomme… »

Je ferai tout dans le désordre, puisque c’est la panique au tableau de la sexuation…Commençons donc par la chute, qui m’a semblé la plus remarquable, le dénouement ( !). Vers la fin du film, la supercherie est découverte, bien sûr. Il faut alors à cette enfant supporter la révélation aux yeux de tous de son identité de fille. Elle va passer un moment manifestement pénible, humiliée par et devant le groupe de garçons dans lequel elle s’était faite admettre. Un moment de brutalité de la part de ces petits hommes incrédules devant cette fille qui a osé venir marcher sur leurs plates-bandes…Mais de ce fait aussi sec elle ne compte plus…Passé ce moment violent, pffuit, éliminée, « c’est rien qu’une fille ». Et Laure, du coup, pourra leur tourner le dos, il n’en restera pas grand-chose. A moins que ne compte cette blessure d’avoir été si facilement exilée, mais il semble que ce pourrait être quelque chose d’une grande règle du jeu que Laure serait à même d’admettre.

Une réflexion m’était apparue comme une évidence à la sortie du cinéma : à condition que Laure ait les moyens, et cela ne semble pas exclu, au fond, de renoncer sans trop de dégâts à la tentation d’être toute de ce côté-là, si elle choisit finalement le côté « fille », alors on peut dire qu’elle en était déjà indemne, de cette affaire…Tout simplement parce qu’ « elle ne l’a pas », qu’elle le savait quelque part fort bien, et que par conséquent elle n’avait « rien à perdre », ce qui explique peut-être l’excellence de sa  prestation de garçon. C’est si flagrant que sa petite copine, celle-là même qui était si séduite par « Laure-Michaël », et qui se sent un moment flouée à la découverte de « Laure-Laure », me semble reconnaître elle aussi cette force-là, (celle de « ne pas l’avoir » et de ce fait de « pouvoir s’en passer etc… »), en elle-même comme en Laure-Laure. Elle revient vers cette dernière, capable de complicité. Presque elle serait capable, si jeune, de s’avouer clairement que c’était Laure qui l’attirait en Michaël, la faisant se sentir comme qui dirait en terrain ami…Du côté des petits mecs, pré-pré-ados, il en va tout autrement, car  ce avec quoi Laure s’est permis de jouer, c’est plus qu’important, c’est majeur, c’est constitutif. On ne plaisante pas avec le phallus. C’est du sérieux. Faut que ça tienne. D’ailleurs, qu’on puisse jouer avec ça, ça les dépasse, tout simplement, et ils s’en détournent.

Voilà un premier point, mais ce qui reste ensuite c’est la question posée par Laure, et les racines de cette question que l’on peut interroger à la lumière de ce qui est donné à voir de son histoire familiale. Car ce film propose un schéma qui à mon avis appelle des commentaires. Dans ce schéma la mère est une grande femme blonde, nordique et androgyne. Le père, lui, est brun, chaud, plus enveloppant, plus méditerranéen, plus féminin, dirais-je d’emblée. La petite sœur de Laure, Jeanne, ronde et sensuelle, aux longs cheveux bruns, a aussi l’œil humide de son père, c’est déjà une petite femme, elle sait déjà tout du costume à endosser pour faire la femme. Laure, elle, « tient de sa mère », blonde et androgyne comme elle. Il y a ainsi une donne inscrite dans la dualité dans cette famille. Ça marche par paires et le couple parental en est comme effacé. La tentation est forte d’y noter la faiblesse d’une instance tierce qui viendrait remettre de l’ordre dans tout ça. Elle pointe toutefois le bout de son nez par l’intermédiaire du 5ème membre de la famille qui arrive, puisque le petit frère nait vers la fin du film. Il me semble vraiment avoir pour rôle celui de l’ordonnateur, petit trait Unaire en puissance…Dans la métaphore du film bien entendu.

Alors avec quoi Laure est-elle aux prises ? La place d’ainée, possiblement occupée par tant de fantasmes parentaux ? On ne peut s’empêcher de penser que s’y joue en grande partie l’énigme de ce couple où les attributs de genre semblent si curieusement distribués, presque inversés, y compris dans ce moment de maternité (point particulier à reprendre). Laure règle ça dans son corps même. A la faveur d’une transplantation de lieu…Peut-être parce que lorsque les racines s’arrachent et qu’il faut s’implanter ailleurs, on retourne pour une part de soi aux premiers stades embryonnaires…Quelque chose peut se re-jouer; il y a ce possible, et Laure va proposer une nouvelle mise en scène dans ce théâtre de marionnettes que les enfants voient les adultes jouer.

Elle va mettre en scène ce physique si lisse, si incertain, et ce corps non encore marqué par la puberté. Plus facile d’être un garçon, semble-t-il, même s’il faut se jeter dans la mêlée, voire se battre, suffit de fermer les yeux dira-t-elle. Alors que maquillée, c’est un petit clown fragile, elle n’est pas à l’aise avec les oripeaux de la féminité…

Revenons sur ce « Laure tient de sa mère » ; que tient-elle ? Se trouve-t-elle mise par sa mère à une place phallique ? Peut-on se trouver « désigné » par un dire inconscient de la mère à devoir tenir cela ? Son père semble entériner cet état de fait, témoin la scène où il lui apprend à conduire…Comment est-il question ici de la castration ? Celle de la mère ? Mère de qui émane par ailleurs une sorte de tristesse troublante. Simple fatigue de fin de grossesse, du déménagement ? Ou bien autre chose ? Cela restera mystérieux. Mais au moment de la découverte de la mise en scène de Laure, c’est elle qui va agir, sans prendre le temps de consulter son mari, et avec une certaine brutalité. Une attitude masculine, directe, visant avant tout l’efficacité. Il faut tout dire, et clarifier les choses au plus vite, pour ne pas rendre un peu plus tard la situation ingérable. Même si sa position peut se justifier, il manquera le temps de l’écoute. On peut se dire qu’elle aussi règle là quelque chose. Elle tranche dans le vif. Tranchant alors le cou aux interrogations de sa fille sans les affronter…Se joue-t-il quelque chose d’un évitement de la castration ? Ce qu’elle dit à sa fille c’est « ça ne me dérange pas que tu joues au garçon » Est-ce innocent ? Est-ce cela que cette petite fille a besoin d’entendre ? A quoi Laure peut-elle alors se référer pour faire la femme ? Met-elle en scène cette absence ? Cette absence chez le modèle maternel du jeu avec les attributs de la féminité, absence aussi de discours sur cette question ? De cette absence Laure fait-elle un manque ? Elle bouche le trou avec une naïveté maladroite et touchante, allant jusqu’à porter un faux pénis en pâte à modeler. Laure modèle, par manque de modèle, un, une micha-elle… provoquant au final un petit scandale qui montre à quel point elle a besoin que quelque chose soit dit de cette affaire de sexuation qui ne va pas toujours de soi.

*Un film de Céline Sciamma